Deux femmes de la belle époque

Il y avait, dans un petit meuble en bois de violette estampillé de Paul Follot, des documents ainsi que des lettres concernant apparemment son épouse -ce qui laissait penser qu’il avait dû lui appartenir-, que l’antiquaire, à qui je venais de l’acheter, me remit en complément dans une vieille boîte à chaussures où il les avaient fourrés comme il avait pu et surtout : « comme il les avait trouvés ! » m’avait-il précisé. Je ne m’intéressais pas encore à cet artiste, du moins pas dans l’intention d’écrire un ouvrage sur lui, aussi se passa-t-il un certain temps avant que je me penche sur ces documents. Plus exactement, le temps qu’il fallut pour que le hasard me mît entre les mains les archives de ce grand décorateur de l’Art Déco, sauvées par miracle par une descendante et à mes soins confiées pour en faire un livre sur son œuvre, comme je le raconte ailleurs, dans un autre chapitre de cet inventaire littéraire que je consacre au contenu de ma chambre bleue (1).

Parmi les vieux papiers de la boîte à chaussures, entre les lettres, les factures et les publicités, se trouvait un dessin qui devait être assez vieux, si j’en crois son papier jauni et ses bords gris de poussière, représentant le portrait d’une jeune femme en buste, accoudée à une table selon toute apparence, mince et longue, très élégante, brune, coiffée de bandeaux plats encadrant son visage, un peu dédaigneux, qui me fit penser à la danseuse russe Ana Pavlova (peut-être à cause de sa minceur et de la coiffure en bandeaux). J’aurais pu également penser qu’il s’agissait de Mme. Follot, si je n’avais eu, pour faire le rapprochement, des photos de celle-ci dans les archives ci-devant mentionnées. Rien de plus éloigné de son visage, beau mais rustique, aux pommettes larges et au front plat et têtu, aux cheveux ondulés que caresse une touche de blondeur, les traits mêmes d’une Allemande ou d’une Slave bien terrienne, que celui de la sylphide du dessin, au col de cygne, aux longues mains délicates, à la physionomie naturellement distinguée, et surtout aux cheveux bruns coiffés en bandeaux plats qui lui cachent les oreilles. C’est en rapprochant ce dessin d’un détail qui l’accompagnait au milieu des papiers du petit meuble, que je fus mis sur la piste d’une identité. En effet, il y avait, dans un petit sac de toile, un bouquet de minuscules roses en boutons, délicatement façonnées en rubans de soies pâles que le temps avait un peu passées, de cette sorte, au parfum piquant de cannelle et de poivre vert, qu’on appelle sur les marchés de Nice des Caprices de dames. Un travail de passementerie fine pour un joli vêtement féminin d’un autre temps, qui me fit immédiatement penser -pourquoi ? à Paul Poiret. Ce couturier ne fût-il pas le dernier à habiller les femmes dans ces atours charmants, que la mode déclinait en dentelles, rubans, poufs et fleurs artificielles, dans la seconde moitié du 18e siècle ? Des recherches, presque simultanées, dans le maelstrom des archives de Paul Follot sur lesquelles j’avais immédiatement commencé à travailler, vinrent vite me conforter dans cette intuition. Lettres et photos me confirmèrent qu’il y avait bien eu une relation d’amitié temporaire mais intime, entre l’épouse du décorateur et celle du couturier : Elfriede Follot et Denise Poiret se sont fréquentées, comme le montrent des clichés pris sur une plage, vraisemblablement de la côte normande, peut-être Hon-fleur ou Trouville, où se rendaient régulièrement en vacances les deux familles ; des missives ; des cartes postales ; la facture pour un bijou du décorateur que le couturier aura voulu offrir à sa femme… Et je pus, bientôt comparer le portrait de mon inconnue avec les photographies de cette dernière. Le même visage fin et androgyne, ce qui n’est pas si courant à une époque où la féminité se marque par des rondeurs et des artifices ; les mêmes traits délicats et élancés ; le même nez effronté et les lèvres gourmandes de vie ; les mêmes sourcils naturels, non épilés, ce qui accentue encore le côté garçon ; et puis, les larges bandeaux qui lui couvrent les oreilles (qu’elle avait un peu décollées, par ailleurs… un vrai petit poulbot). En bon chemin, l’identité va se préciser encore en comparant avec le vêtement qui figure sur le dessin, les modèles créés par le couturier avant la guerre. Ne prétendait-on pas que, dans les robes de Poiret, les femmes avaient toutes l’air d’être un peu costumées ? Le haut de la robe ou le chemisier est assez extravagant de forme, pour qu’on soit tenté de dater ce dessin de l’époque d’Alfred de Musset. Ses longues manches étroites, interminables, finissant ajustées aux poignets en corolles de volant plissé, son col-châle d’un effet de fichu croisé et bouffant sur la poitrine, que les lions du boulevard qualifiaient en ce temps de « fichu menteur », me semblent correspondre au modèle Rosière de 1911 : robe de jour en linon de fil blanc, garni de bandes de linon rose saumon, gansée de la même nuance, vendu à l’hôtel Drouot par la maison Piasa, le 10 mai 2005. Tout me dit qu’il s’agirait bien de Denise Poiret, et que ce portrait aurait donc pu être fait dans les mois, sinon l’année, qui suivirent la création de ce modèle. Mais, qui aurait pu le dessiner ? Paul Follot, dont le crayon très sûr a laissé de nombreux témoignages de son talent ? J’en doute. A ce moment, il est plus que jamais dans l’invention de meubles ou de bijoux, et, lorsqu’on en a fait sérieusement son métier et qu’on s’apprête à en vivre, on ne galvaude pas ses énergies créatives en croquant au dessert le portrait des amis. Reste son épouse, dont le dessin était la vocation première avant son mariage et qui continua de l’exercer, comme le montrent ses carnets remplis de scènes familières, de portraits et d’académies, trouvés dans les archives et qui me servirent à préparer mon livre. Il s’agirait dans ce cas d’un portrait de Denise Poiret par Elfriede Follot-Vendel, comme elle signait les tableaux qui sont passés en vente, après la liquidation du mobilier de son domicile, rue Schoelcher. Et, je peux imaginer dans quelle occasion il a été fait… Lorsqu’on vient de Paris, par le vieux chemin de Magny, la route fait un coude, après le dernier talus, pour découvrir entre les arbres une petite commune aux toits d’ardoise serrés autour d’un pesant clocher gris. Dans le lointain, la campagne picarde étale ses champs et ses vallons couverts de chênes jusqu’à l’horizon. La forêt de … A droite de l’église, à flanc de colline, le cimetière dresse quelques croix par-dessus le lierre qui recouvre ses vieux murs. De l’autre côté, la silhouette morose du château qui tourne le dos à la forêt. Un vieux moulin silencieux enjambe un vieux pont, à moitié ruiné. Son unique arche de pierre, élégante et massive, rappelle l’antique noblesse du lieu. Vieux toits moussus, colombages, tourelles à échauguettes et hautes cheminées alternant la brique et la pierre, donnent à quelques vieilles maisons des airs de manoirs. Par une radieuse matinée d’août, la famille Poiret est venue jeter le trouble dans les rues encore endormies de Vernon. S’ils sont arrivés, pour les enfants, en voiture depuis Mantes-la-Jolie, avec leur gouvernante et la nounou qui s’occupe de la petite dernière, Paul et Denise ont préféré venir par la Seine, qui allonge paresseusement son cours entre les coteaux, à bord de leur chaland. Ce qui a donné licence au couturier pour adopter, avec la tenue appropriée, -vareuse bleu-marine, tricot blanc à raies horizontales et casquette -, des airs de marin d’eau douce chevronné. Pour ce qui est de son épouse, elle n’a pas dérogé à la règle d’élégance que lui confère sa situation, et elle avance, un peu maladroite dans ses fines sandales à talonnettes, entre les ornières du sentier. Dans sa tunique de linon blanc plissé à mi-mollet, virginale incarnation du luxe parisien, on croirait un grand lys frémissant au milieu des herbes folles qui bordent la toison mordorée des champs. La moisson est passée et, dans le petit vent frais qui balaye la plaine, les derniers coquelicots en sont tout désappointés. La rue de la Paix ne doit pas être à cinquante kilomètres à vol d’oiseau (c’est peut-être pour cela que Paul arbore une grosse paire de jumelles sur son ventre qui enfle le tricot rayé), et on s’en croirait pourtant à trois-cents, tant le pays est resté vierge et authentique, loin des influences pernicieuses de la capitale. C’est pour cette raison que les Follot ont pris une maison, sur le Quai Caméré, où ils se rendent aux beaux jours avec leurs enfants, Erwin et la petite Sylvie. Les Poiret sont venus aussi avec leurs trois filles : Rosine, Perrine et Martine, la dernière, encore dans les bras de sa nourrice. Miss Aurelli les accompagne pour s’occuper des gran-des. Tout ce petit monde rit, court, folâtre et bavarde gaiement. Quel pays idéal pour faire de belles promenades ! Quel beau séjour que celui de Vernon, lorsque le soleil a triomphé des nuages ! La campagne n’offre pas de grandes perspectives, mais tout y donne une impression de douceur : la plaine est cernée de bois, juste comme il faut, et mollement vallonnée pour éviter l’ennui ; il y a de beaux herbages où mâchonnent paisiblement des grosses vaches blanches et noires ; les arbres ploient sous les fruits : poires, pommes, pêches, coings… Elfriede leur a même raconté, qu’ils avaient mangé d’excellentes figues, mûries à point dans un coin abrité du jardin. Ajoutez à cela, qu’il n’y a pas une seule usine dans les environs, sauf celle de … Elle ne s’en rappelait pas le nom. Mais, elle les a assurés qu’on pouvait l’oublier ! Par contre, un nombre considérable de châteaux et de belles maisons, sans parler des charmes de la forêt… et de la ferme des Fourneaux. Ils s’y rendront tout à l’heure, après le déjeuner : les Follot tiennent à tout prix à leur montrer la ferme des Fourneaux. En attendant que Germaine, la femme du garde-champêtre qui leur fait office de servante et de cuisinière quand ils sont là, leur mijote des ris de veau aux pointes d’asperges et deux gros poulets «Vallée d’Auge» pour midi ; pour les enfants, une marquise de chocolat au citron vert et des crêpes fourrées à la crème de mûres ; les deux Paul ont pris le chemin fluvial : l’épicurien couturier, aux rondeurs fringantes, pour montrer, au fin et racé décorateur, son chaland luxueusement aménagé par Monsieur Fauconnet et amarré à l’année à Billancourt ; le second, son superbe Evinrude 2HP, en bois d’acajou et d’okou-mé, aux rivets de cuivre rutilants au soleil, qu’il vient d’acheter chez Bordier pour canoter sur la Seine. Miss Aurelli est partie avec les fillettes ainsi qu’Erwin, l’aîné des Follot. La petite Sylvie -à qui sa maman ne peut plus donner le sein, après le drame domestique qui les a récemment frappés-, a été couchée par sa nourrice, celle des Poiret essaye d’en faire autant avec Martine. Les deux femmes, Elfriede et Denise, sont restées seules sous la pergola, dans le jardin. Elles ont quantité de choses à se dire… Mais d’abord, une petite parenthèse pour les peindre et raconter un peu leur histoire. Denise Poiret, née en 1886, un samedi 13 mars, à Elbeuf (Haute-Normandie), est la fille d’un fabricant de draps qui s’est reconverti dans l’élevage de chiens de luxe, Emmanuel Boulet, un ami assez proche d’Auguste et Louise Poiret, les parents de Paul, qui étaient aussi dans le textile. Aussi, leurs enfants se connaissent-ils depuis leur plus tendre jeunesse et ils n’ont pas attendu que Denise ait vingt ans, pour se lier devant l’autel, pour le meilleur et pour le pire. La situation des deux conjoints est assez confortable, pour que la jeune femme n’ait rien à redouter du côté de l’adversité. En 1905, lorsqu’il épouse Denise Boulet, Paul est en passe de devenir un couturier reconnu, depuis qu’il a quitté Worth pour ouvrir sa propre maison, où il a pour cliente Réjane -et qui habille la comédienne la plus fameuse du boulevard, habille bientôt Paris ! -, et il s’apprête à révolutionner la mode en simplifiant le vêtement féminin, notamment avec la suppression du corset et la création de la robe à taille haute. Denise est une jeune femme solaire, libre, épanouie, irradiante de fraîcheur, dont la silhouette sportive et un peu garçonnière, anticipe la flapper* des années 20. Une Louise Brooks sage… et normande. Ce qui signifie qu’elle a la tête assez proche du bonnet, et qui donne tout son sel au ravissant bibi, qu’elle porte pour cette visite à Vernon : une charlotte en tulle et en dentelle, une dormeuse comme on disait alors, ornée d’un petit bouquet de roses en soie, si bien tournées qu’on les croirait vraies. Pour Elfriede Follot, elle est née le 17 mai de la même année 1886 que Denise Poiret, à Elberfeld, district de Wuppertal, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Elle est la dernière des quatre filles Vendel-Jörgensen, un négociant très estimé de la ville. Elle a reçu une excellente éducation : elle parle et écrit l’Anglais et le Français, suit des cours de dessin, joue du piano… Blonde, avec des reflets roux dans ses cheveux bouclés qui lui descendent jusqu’à la taille, dans sa robe de dentelle serrée par une ceinture de soie, ses bottines blanches à boutons et son large béret de velours bleu, c’est, sur un vieux cliché cartonné de 1895, un petit diable déguisé en ange, qui feuillette des livres d’images sur le grand canapé du salon, dans le tic-tac d’une vieille horloge aux cuivres bien astiqués. Hélas, cette atmosphère paisible s’est brusquement arrêtée pour elle en 1903, l’année où elle a vu mourir successivement un frère aîné adoré, fauché par la tuberculose, et puis son père, après une faillite dramatique qui aura plongé la famille, sinon dans le besoin, du moins dans une gêne matérielle permanente. La famille Vendel a volé en éclats. Ses sœurs se sont mariées et sont parties vivre loin. Pour aider sa mère, Elfriede a dû se mettre à travailler, à dix-huit ans. Un travail de demoiselle de maison. Elle a aussi ouvert une petite école de peinture, à Elberfeld. L’adolescente au sourire mutin est devenue une jeune femme à l’allure volontaire et au front buté. Son regard trahit, presque malgré elle, une interrogation. Au cours d’un séjour à Paris, pour y perfectionner ses dons artistiques en suivant les cours de la Grande Chaumière, un séjour chaperonné par sa mère, Mme Veuve Vendel-Jörgensen, Elfriede a rencontré Paul-Frédéric Follot. Un jeune homme d’une bonne famille d’industriels parisiens, qui fait ses armes dans l’art du bijou et la décoration. Ils se sont mariés quelques mois plus tard, le 4 février 1908, leur fils Erwin est venu au monde en décembre de la même année. Leur union n’a pourtant pas été digérée par sa famille française, qui espérait un milieu plus brillant pour son cadet. En plus, cette femme est une étrangère, une Allemande de surcroît ! Qui entend élever son fils, selon des méthodes qu’elle rapporte de son pays et non dans les règles d’une vieille tradition bourgeoise, qui a fait ses preuves… du moins, en France ! On le laisse aller nu à quatre pattes, manger avec les mains et on le baigne tout le temps ! Pour comble, Paul a exigé de son frère, Charles, qui gère la fortune familiale depuis la mort de leur père, qu’il lui verse la part qui lui revient. Il caresse le projet ambitieux de créer une maison moderne, sur ces terrains devenus constructibles aux abords de la Place Denfert, où il pourra recevoir une riche clientèle et satisfaire ses désirs, en matière de mobilier de luxe et de décoration. Il a besoin de cet argent dans les plus brefs délais, sans tenir compte du fait que son frère l’a investi pour une très large part dans le développement de l’entreprise familiale de papiers-peints. Le clan Follot voit-là la mauvaise influence de son épouse. Depuis la naissance de leur deuxième enfant, Elfriede est en mauvais terme avec sa belle-famille. Denise est l’épouse d’un créateur qui voit en elle l’incarnation de son idéal féminin. Elle est à la fois sa Muse, son mannequin, sa collaboratrice, son terrain d’expériences, son image de marque et sa maîtresse (elle lui aura donné six enfants). Pour elle, il créé modèle sur modèle, avec toujours la référence de son image, très moderne pour son temps : « Mince, brune, délavée et intouchée par le maquillage et la poudre… d’une beauté sauvage et naturelle », comme il la décrit au journaliste qui l’interviewe en 1913, pour le magazine américain Vogue. Elle se prête à ce rite de se laisser vêtir en sultane ou en Diane chasseresse, comme une gentille petite fille avec un compagnon de jeu plus âgé et par-là assez autoritaire… Mais pour qui elle aurait une profonde admiration ? Ce dernier point reste un mystère. Quand l’aventure Poiret virera au cauchemar, elle le quittera en emportant, certes, toutes ces jolies choses qu’il avait créées pour elle, mais pour poursuivre une vie facile et choyée. Et elle ne se retournera pas. Transposée dans le monde de A la Recherche du Temps Perdu, puisqu’on est dans la même époque, elle n’est pas Gilberte mais Albertine. Modeste, femme de l’ombre qui se laisse couvrir des plus beaux lamés, des plus belles soieries, coiffer de turbans et d’aigrettes, pour attiser le désir de son hypocondriaque amant. Elle n’est pas sa prisonnière -comme l’ambassadrice de ses créations, il l’emmène partout, jusqu’aux Etats-Unis pour y présenter sa mode, le style Poiret-, et cependant, elle l’est de sa conception de la femme, de l’esprit de provocation qu’il attache à sa publicité personnelle, de ses rêves de grandeur, de ses lubies parfois assez ridicules. Paul Poiret est un mégalomane doublé d’un paranoïaque qui se voit la cible de persécutions sans nombre et de noires machinations destinées à lui nuire. Sans jamais envisager sa méthode comme dépassée ou par trop ruineuse. Il aurait été aujourd’hui un inconditionnel de la théorie du complot. Pourtant, sans elle, il n’aurait jamais été « le Magnifique » qu’il fut. Elfriede est une figure plus douloureuse, qui entrerait davantage dans ce qu’on a appelé le roman de mœurs, à la fin du 19e siècle : à la Paul Bourget ou Léon Daudet. Jeune femme intelligente et passionnée (il y a une ombre de folie dans son regard), qui aurait pu trouver dans l’exercice d’un métier artistique une forme d’indépendance et un lien fort pour la rattacher à la vie, après le double trauma de la fin tragique de son frère et du déclassement social que la ruine et la disparition paternelle ont entraîné, elle a dû en se mariant renoncer à la peinture pour se consacrer à une vie de famille, étrangère dans un pays qu’elle ne connait pas, où tout lui est nouveau et incongru, et pour seconder un homme créatif qui doit encore se faire un nom. Paul Follot est un mélange de tempérament rêveur d’artiste et d’ambition de réussite effrénée. Ce qui le fait osciller entre la « paresse contemplative » et le besoin physique d’activité. Avec une nature pareille, il aurait fallu auprès de lui un autre type d’épouse ! C’est un homme volage, bon vivant, très sociable, aimant passionnément les femmes (de préférence blondes) et la bonne chère. Ses confrères de l’Ecole des beaux-arts s’adressent de préférence à lui, comme au plus qualifié, pour organiser une petite fête, tourner un discours, glisser quelques mots à l’oreille d’un ministre. Il est très introduit dans le monde La naissance de Sylvie a été suivie d’un épisode terrible pour le couple. Un coup du destin qui aurait pu le conduire devant une cour d’assises. Mme. Follot est jalouse. Le climat familial autour de la faillite de son père a exacerbé chez elle un défaut congénital… qu’un mari français et léger ne pouvait que tenir en éveil ! En ouvrant indiscrètement une lettre, elle a appris que Paul avait une maîtresse ; ou plutôt, qu’il n’avait pas rompu cette liaison qu’il lui avait avoué, trois ans auparavant, sacrifier le cœur léger pour l’épouser. Elle lui a fait une scène épouvantable dans l’hôtel où ils sont descendus, au Nargis, pour avoir une explication loin du cadre familial. A-t-elle tiré sur lui dans la colère ? Aurait-elle tenté de se suicider et il a détourné l’arme ? L’affaire a fait suffisamment de scandale, pour que la direction alerte la police. Le capitaine de gendarmerie, venu relever les deux impacts de balles dans le miroir de leur chambre, a ordonné l’ouverture d’une enquête. Paul a maintenu sa version : il s’agi-rait d’un simple accident en nettoyant son pistolet. Lieutenant de réserve du 282e régiment d’infanterie, il avait parfaitement le droit de détenir une arme. Mais, il a déclaré à son épouse qu’il voulait retrouver sa liberté, qu’il en avait un besoin vital pour renouer avec son enthousiasme et sa veine créatives, que leur mariage était vécu par lui comme un brise-rêves. C’est un coup terrible pour cette dernière et, dans son désarroi, elle s’est confiée aux amis : les Géraldy, Daria Meunier ou Denise Poiret… oubliant que ce sont aussi des clients de son mari. Pour elle, la question d’un divorce ne se pose pas dans les mêmes termes : elle a perdu sa nationalité originelle et on ne la laissera certainement pas emmener Outre-Rhin ses deux enfants nés sur le territoire français ; d’autant qu’elle n’a aucuns moyens pour subvenir à leurs besoins et que la situation de Paul n’est pas encore suffisamment florissante pour lui assurer une rente confortable. Elle restera, mais à des conditions qu’ils auront soigneusement établies entre eux. Puisque son mari a besoin de sa liberté pour créer, elle se soumettra. Mais, aussitôt que ses enfants auront passé l’âge où ils ont besoin de leur mère, elle quittera ce foyer qui n’en fut pas un pour elle, cette belle-famille qui la déteste cordialement, ce pays qui ne lui a montré que des exemples fallacieux et des arrangements tordus… Et, tout en remuant ces pensées amères, Elfriede a écouté son amie Denise Poiret se plaindre de ses grossesses à répétitions, des folies dispendieuses de son Paul, de sa dernière fête parisienne, de ses parents qu’elle se réjouit de retrouver demain à Elbeuf et qu’ils emmèneront peut-être sur leur péniche de luxe faire des courses à Rouen. Elle s’est emparée négligemment d’une feuille de papier, qui traînait sur la table, et elle s’est mise à esquisser le portrait de son élégante visiteuse. Lorsqu’ils sont repartis enfin, avec un lapin blanc acheté à la fermière des Fourneaux, Elfriede s’est aperçue que Denise avait laissé son dessin sur la table du jardin et, moins délibérément sans doute, la petite garniture de sa charlotte qui avait glissé entre les coussins. Elle les a rangés avec ses affaires dans sa chambre. Pour celles (et ceux) que ce dénouement ne satisfait pas pleinement… 1)Dans les chapitres « Le bureau de Paul Follot » et dans « L’Histoire d’une bague ». 2)Flappers est le nom donné aux Etats-Unis aux jeunes femmes garconnes du début des années 20. (Wikipédia)