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A propos d’une fiole de Loetz
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La lumière est indissociable de la réalité des choses qui nous entourent ou, du moins, de l’idée que nous nous en faisons par le truchement de nos sens. Sans elle, nous ne percevrions pas les formes, les couleurs, les volumes et les matières qui la composent. Parmi les innombrables tours qu’elle joue à nos sens, l’iridescence est l’un des plus répandus sur le plancher des vaches. C’est à cause d’elle que nous voyons la lumière, sur cette coupe de verre de la photographie, vibrer comme si elle était instable, d’un reflet lamé variant du bleu au vert, et du vert à l’or. A quel phénomène optique cet aspect changeant est-il du ?   

En interférant avec les atomes de certains corps naturels, la lumière se décompose de la même façon qu’à travers un prisme pour donner par réfraction ce que l’on nomme le spectre, ou segmentation de l’onde lumineuse dans les sept couleurs fondamentales (violet, indigo, bleu, vert, jaune, orange, rouge). L’iridescence est ce phénomène optique qui fait varier la coloration d’une surface par réfraction de la lumière, en fonction de l’angle de notre regard. Lié à la fois à la vue, à l’œil (iris), à la réflexion de la lumière et au mouvement, il est plus fréquent qu’on ne le pense dans la nature. On peut l’observer chez les animaux, que ce soit les insectes (mouches, scarabées, libellules, papillons), les oiseaux (paon, colibri, certaines pigeons, espèces exotiques), les poissons et autres corps marins vivants (perles, coquillages, méduses, etc.), les minéraux (opale, labradorite, etc.), en météorologie (à part le spectre de l’arc-en-ciel, certains nuages s’irisent par interférence des rayons du soleil dans un milieu saturé d’humidité), jusqu’aux bulles de savon que les enfants s’amusent à souffler qui s’irisent dans l’air. Pour l’irisation du verre, qu’il ne faut pas confondre avec l’églomisé (application interne d’une feuille d’or ou d’argent qui le rend d’aspect changeant), il s’agit d’un procédé connu depuis l’antiquité et qui a également trouvé un large emploi sur la faïence, tant chez les Romains qu’en Orient. Là aussi, rien à voir avec l’aspect irisé de certaines verreries antiques, provoqué par réaction chimique du fait de leur long séjour sous terre. Pour l’irisation volontaire et décorative, celle qui nous intéresse ici, elle peut se faire dans l’atelier du verrier, suivant trois méthodes dont j’emprunte le détail au chapitre Irisation de l’Encyclopédie des Techniques du Verre* : La première, en chauffant la pièce de verre soufflé sur laquelle on aura appliqué une très fine couche d’une substance métallique (étain, argent, cuivre), pour provoquer une réaction chimique sur sa surface. La seconde, en maintenant la pièce soufflée au-dessus d’un bain de sels d’étain ou d’argent dissous dans un liquide réactif (eau distillée), dont les émanations permettent d’obtenir le stade d’irisation souhaité. La troisième, par application sur la surface de la pièce de verre d’un lustre métallique à base d’argent, d’étain ou de cuivre, avant de la recuire au four pour qu’il y ait réduction. Mais venons-en à cette coupe de verre irisé… Je dois les plus beaux moments de mon enfance en Algérie et des vacances que nous passions en métropole, à une heureuse disposition artistique que le temps, comme tout le reste, aura reléguée au placard des souvenirs. Un joli point de vue dans le paysage, un détail pittoresque, un arrangement charmant d’objets sur une table ou une peinture intéressante d’un maître ? Hop ! Comme d’autres, aujourd’hui, clipsent sur leur IPhone pour en conserver la trace, je me mettais en quête d’un papier, d’un crayon, pour le croquer consciencieusement, afin de le transposer en peinture, une fois à la maison, ou pas ; suivant le motif et l’impression forte qu’il m’avait laissée. Personne, dans ma famille, ne s’est jamais moqué de me voir plus de facilité à suivre une aptitude, qu’on associait autrefois aux demoiselles ayant reçu une bonne éducation, qu’à taper dans un ballon avec des garçons de mon âge ; mon père le premier qui, s’il sacrifiait à la facilité en se servant du Voigtländer que son neveu lui avait rapporté d’un séjour militaire en Allemagne, ne m’enviait pas moins de pouvoir obéir en toute liberté à l’appel du crayon, auquel il n’était pas -loin s’en faut - étranger. Peut-être ou plus certainement, devais-je cette fructueuse disposition à un don qu’il avait lui-même possédé dans sa jeunesse, qu’il n’avait pas entretenu, en dépit de maintes tentatives, chaque fois contrariées par les circonstances, l’apprentissage d’un métier, une mère à sa charge, la guerre, la fondation d’une famille, pour le détourner d’une activité artistique qui lui tenait à cœur. Aussi approuvait-il de me voir marcher sur ses pas et il me mit très tôt entre les mains les outils nécessaires pour le faire bien. Je lui dois ma première boite de couleurs et mes premiers pinceaux. Pas de ces choses, emmanchées d’un vulgaire bout de bois, qu’on achète aux enfants pour qu’ils s’amusent à barbouiller les murs, mais des beaux, en poil de martre, qu’on hésite à souiller de peinture tant ils sont soyeux et doux. Je lui dois aussi ma première toile vierge, plus blanche et affriande qu’un pré fraîchement couvert de neige sur quoi j’étais impatient d’imprimer mes premiers pas. Hélas, la sollicitude paternelle espérait me convertir à son goût pour les sujets marins, les horizons bleus dégagés et paisibles ou chargés de houle et de grains, les gréements et les voilures, les naufrages, les bateaux affrontant des tempêtes ou fendant les flots vers des terres lointaines, inconnues. Il vouait un culte aux pirates et à la piraterie. Tandis que je ne m’intéressais qu’aux gras paysages d’une Normandie imaginaire, peuplée de chaumières et de vaches noires et blanches paissant sous les pommiers, loin des promesses d’aventures et de Cap de Bonne-Espérance. Réalisant qu’il ne verrait pas son rejeton concrétiser le rêve maritime que la vie lui avait refusé, il se dégoûta très vite de mes progrès artistiques, me laissant tout mon saoul broyer du vert sur la toile ou pointer le crayon vers la perspective du compotier roulant trois pommes à son bord.

Plus tard, notre installation définitive sur le continent (comme si l’Algérie avait été, pour nous, une île), en me dégoûtant à jamais des bateaux et des traversées, devait me fournir en thèmes bucoliques et en natures mortes familières. Il n’était pas de bouquet de fleurs, acheté au marché ou ramené par ma mère de nos sorties dominicales dans les champs, qui ne fut reproduit sur l’heure sur la feuille ou le carton qui chatouillait mon inspiration. Pour la toile tendue sur châssis de bois, je la réservais à des sujets plus nobles ou plus ambitieux : les tours du château se mirant dans les eaux claires d’un lac, la crucifixion (je déprimais ma professeur de dessin en refusant obstinément de traiter un autre sujet libre, dans le cours de gravure sur lino), ou la copie de ce tableau célèbre d’un couple de promeneurs dans la campagne anglaise, admiré sur le couvercle d’une boite de biscuits. Ça c’était de la peinture ! Et je me souviens avec un sourire attendri, tout en rougissant encore de ma précoce vanité, m’être rendu avec la susdite copie à peine sèche sous le bras, celle du hobereau et sa dame posant au milieu de la campagne verdoyante du Sussex ou du Devonshire, dans la galerie de peintures la plus renommée de Nice, pour interroger la personne qui la dirigeait - une dame tirée à quatre épingles avec un air peu commode -, sur l’émotion que mon œuvre lui inspirait, si elle aurait pu se laisser tromper et la prendre pour l’original (et dans ce cas nous nous serions arrangés autour d’un prix raisonnable), enfin, si j’avais à faire à un esprit sagace et qui ne se laisserait pas facilement abuser, convenir d’un marché, entre elle et moi, qui m’engagerait à lui livrer régulièrement d’autres peintures de cet acabit pour les exposer avec les toiles de maîtres qu’elle vendait à des prix appropriés. Je dois dire - ce qui rend ma confusion d’autant plus insupportable -, que la personne en question se montra très affable, presqu’à la limite de l’adoration, et m’encouragea chaleureusement à en produire d’autres dans la même veine, en s’excusant néanmoins de ne pouvoir accepter de création récente, pour la raison qu’elle était un magasin d’antiquités (c’était écrit en gros sur sa devanture), et que sa clientèle ne comprendrait pas. Mais, elle décrocha même de ses murs un tableautin sans importance de Renoir, pour placer mon œuvre au milieu de celles d’artistes chevronnés, ce qui me donna lieu de constater, à ma grande surprise, que ce qui me semblait si bien en ordre et en harmonie d’ensemble sur ma toile, penchait dangereusement vu d’un peu loin… Que dis-je ? Pour vérifier cette impression, lorsqu’on la plaçait devant une glace, elle dégringolait sur son reflet comme le contenu de la vitrine de notre salon, le jour où ses planches ont décidé qu’elles en avaient marre de supporter des horreurs. La mise en abîme devant le miroir dévoile mieux qu’un discours magistral, les défauts entre l’équilibre des surfaces colorées et les lignes du dessin. Pourtant, elle n’est pas rédhibitoire et je dois raconter ici qu’elle m’aura fait rater, bien plus tard, l’achat de ma vie, en passant à côté d’une œuvre de jeunesse d’un très grand artiste du début du 20e siècle, laquelle ne résista pas à l’épreuve. Troublé de voir les éléments du tableau en question, découvert un matin pluvieux sur le marché de Saint-Ouen, chuter hors du cadre comme les bâtonnets d’un mikado ou les allumettes de leur boîte, sur son reflet dans la glace, j’omis de me demander ce que pouvaient signifier les initiales HMP, inscrites dans un coin, à côté du chiffre 15. C’est ainsi que je laissai pour une misère un paysage de 1915, du peintre allemand expressionniste, Max Pechstein (qui ajoutait parfois à sa griffe le H de son deuxième prénom, Heinrich), et une jolie fortune qui m’attendait sur un trottoir de Saint-Ouen. Pour ma galeriste, ma première admiratrice, je devais admettre que j’étais encore trop jeune pour pouvoir changer sa situation professionnelle. Mais, grand seigneur, je lui fis comprendre, avant de m’en aller avec mon tableau, que je lui prouverai un jour ma reconnaissance pour ses encouragements, les premiers que j’avais reçus d’une personne qualifiée, en venant la sortir de l’impasse où l’avait fourrée une activité sélective. J’étais trop jeune encore pour réfléchir à cette épreuve élémentaire, qu’on n’applique pas assez à tout artiste en herbe, de la comparaison avec plus fort. Mais, restons à mes premières armes dans la peinture - ou plus exactement « nos » premières armes, puisqu’un camarade de classe, Oliver, partageait cette disposition artistique, et nous fûmes très vite disposés et complices pour l’exercer ensembles. Nous allions, les jours où nous n’avions pas cours, et où le temps s’y prêtait - ce qui était assez fréquent sur la Côte d’Azur -, nos cartons et matériel de dessin sous le bras, à la recherche d’un lieu ou d’un sujet intéressants à reproduire. Nous avions douze ou treize ans et Nice, en ce temps, était certes une grande ville, pleine de gens venus des quatre coins du globe, de toutes sortes de gens, de tous les mondes ; mais aussi des témoins d’un passé relativement récent de ville balnéaire, cosmopolite, et, plus anciens, de cité piémontaise partie du duché de Savoie. Témoins inanimés de pierre, de bois, de métal et de verre ; mais aussi d’autres, encore bien vivants et en condition, quand l’âge ne les avait pas avancés dans l’inertie mortelle des premiers, de narrer à des enfants que nous étions, leurs souvenirs et leurs histoires, leurs pensées peut-être, pour la plupart enjolivés, sinon exagérés par la distance. Le temps agissant à l’exemple du télescope, suivant qu’on colle son œil sur le petit ou sur le gros bout du cylindre. C’est ainsi que, pour commencer par les plus anciens, nous parcourions les rues du Vieux-Nice, glanant ici un vieil écusson sculpté au-dessus d’une porte cochère ferrée ; là, le détail d’un balcon ou une fenêtre en ogive, flanquée de colonnettes en jolie pierre blanche torsadée, qui nous transportait à Venise, sur le segment scintillant et liquide d’un modeste rio débouchant dans la clarté du Grand Canal. Rien de prétentieux, que de familier et de facile, à l’exemple de cette nichette qui abritait une Madone, ou ce boulet presque bonhomme enchâssé à l’angle de deux rues. Cette vieille cité nissarde, alors oubliée et en décrépitude, c’était un morceau de l’Italie romantique égaré, comme ce boulet de foire, au milieu d’un cadre urbain péniblement modifié au cours des vingt dernières années de la dynastie Médecin. Pour ces choses que personne songeait à relever de leur ruine, en ce temps de grands projets d’urbanisation – on aurait pu dire « de californisation », tant les édiles d’alors rêvaient de faire de cette ville une sorte de San Francisco française -, le palais des comtes Lascaris, demeure de l’une des plus vieilles familles de la région, les Lascaris de Vintimille, descendants des empereurs byzantins. Donnant sur la rue Droite, l’artère principale de la villa vecchia, dont deux hommes marchant de front du même pas auraient effleuré les murs, sa façade, aujourd’hui d’une joyeuse couleur jaune d’œuf mollet, était une guenille en pelade qui se distinguait à peine de ses voisines ; si ce n’est par la taille de ses fenêtres à balustres de marbre blanc, de ce style qu’on nomme le baroque génois. Personne n’y vivait plus, peut-être parce que la ville avait entamé les travaux de restauration du bâtiment qui devaient mener à la fondation d’un musée des arts et traditions populaires. Il suffisait d’écarter un peu la plaque métallique qui en bouchait l’accès pour se trouver au pied d’un escalier monumental, aux larges degrés d’ardoise creusés par l’usage, conduisant aux pièces d’apparat du premier étage, il piano nobile. Je me souviens aussi qu’au milieu des gravats et des sacs de ciment, on pouvait voir les beaux restes d’une statue rocaille, dont un conservateur avait consciencieusement posé sa main manquante sur ce qu’il restait de son socle. Main que nous nous étions avisés de dessiner sur nos blocs de papier Canson, sans la déplacer et encore moins, songer à l’emporter. Je ne garantis pas que l’envie n’en fût venue à nos jeunes esprits aventureux, déjà collectionneurs et passionnés d’histoire. Mais non! Nous avons respecté cette rescapée d’un passé glorieux. Aussi, je crois que c’est aujourd’hui la main qui s’ouvre, comme une fleur de magnolia au printemps, au bout de son bras onduleux, comme si elle ne l’avait jamais quitté. Un autre grand pourvoyeur en motifs artistiques de nos cartons à dessin à l’enseigne du coq saluant le lever du jour, à l’époque où une autre jeunesse, à peine plus âgée que nous, manifestait sa colère dans les rues de Paris et affrontait à volées de pavés les forces de l’ordre, était le musée Chéret. La deuxième conservation artistique de la ville, après la Villa Masséna consacrée au Premier empire et qui ne nous intéressait pas du tout, était à l’origine une maison de plaisance (tout comme la dernière, qui avait appartenu à la famille du maréchal infidèle), construite pour une princesse Kotchoubeï, épouse d’un conseiller privé du tsar Alexandre II, dans ce style Italie Renaissance en vogue dans la seconde moitié du 19e siècle. Rachetée par la municipalité, pour y loger son musée des Beaux-Arts, elle portait le nom du célèbre affichiste de la vie joyeuse vers 1900 - ce qu’on appelait alors «la noce» -, Jules Chéret, qui avait fini ses jours dans cette ville. Le musée Chéret était alors un fourre-tout, le garde-meuble des étrangers fortunés que son climat et son éloignement des vicissitudes sociales ou, à l’inverse, une plus grande proximité de la première consonne du mot, avaient attirés sur cette Côte d’Azur qu’on appelait encore La Riviera. A commencer par son jardin où l’on avait déposés, au milieu des essences exotiques, les vestiges des belles villégiatures qui tournaient le dos à la mer et au dit «Chemin des Anglais», quand la route reliant la France, la Rue de France, était encore la seule voie carrossable du littoral. Nous avions eu ainsi le loisir de croquer, dans la belle lumière d’une matinée de printemps, le balcon de pierre flanqué de deux tritons sauvé d’une demeure où aurait séjourné Carpeaux, la villa des princes Stirbey, qu’on disait inspiré d’un dessin du sculpteur de l’Opéra Garnier. Reléguée au second plan, silencieuse et effacée au milieu des immeubles modernes qui avaient envahi la Promenade des Anglais, elle attendait un peu plus bas, vers l’embouchure du Magnan, qu’on achève de la démolir, après avoir démembré son parc pour bâtir un ensemble immobilier. J’ai souvenir à l’intérieur d’un bel escalier en bois sombre, aussi large et profond que la soute d’un galion emplie de l’écho des vagues se brisant sur le rivage tout proche, avec un groupe sculpté au coude que formait sa rampe, évocation rustique de la Russie d’où venaient ses propriétaires. Rien à voir avec l’orgueilleuse envolée de marches de marbre qui accueillait le visiteur dans le musée Chéret. Un vrai escalier de palais, digne de recevoir le tsar en personne avec sa cour, s’il avait inscrit à l’ordre du protocole une visite de la villa que son ministre privé s’était fait construire à Nice, lors d’un passage dans cette ville. Le tsar ne vint jamais et la princesse, lassée d’attendre et surtout de la lenteur des travaux (peut-être aussi de leur coût), vendit la propriété à un riche entomologiste américain, James Thomson. Preuve qu’en ce temps, on pouvait faire fortune en Amérique jusqu’avec l’étude des insectes. Nous y avions bientôt nos habitudes dans ce musée Chéret, Oliver et moi, où un gardien complaisant et qui ne nous faisait plus payer d’entrées, nous laissait nous installer, assis sur les parquets ensoleillés par les hautes fenêtres ouvertes sur les jardins, avec notre matériel de dessin, dans la salle des Van Loo qui sentait à la fois l’encaustique et le miel, devant une Nativité flamande ou le buste en marbre blanc d’une altesse - peut-être la princesse Kotchoubeï ? - à laquelle, poussé par je ne sais quel démon de la jeunesse, je fis un jour avec mon crayon des yeux qui louchaient. A quel moment s’en est-on aperçu? Quel enchantement que ce musée Chéret. Les salles du rez-de-chaussée consacrées à la peinture ancienne ; mais surtout, celles de l’étage supérieur où étaient accrochés les artistes de l’époque que nous aimions. Peut-être, l’aimions-nous simplement parce leur souvenir était d’une réalité palpable, dans cette ville où ils étaient venus chercher un réconfort dans la splendeur de son cadre naturel et la douceur de son climat. Si nous traversions écœurés les salles consacrées à Chéret et au Carnaval de Nice, avec ses projets bariolés de chars gargantuesques ; par contre, quel bonheur à regarder les Monet, Jacques-Emile Blanche, Desboutin, Morisot, Sisley, Dufy… pas toujours du niveau que nous aurions attendu, certes ! Il s’agissait, pour la majeure part, d’œuvres déposées des collections de l’Etat ou de legs de citoyens estimés de la ville qui payaient ainsi leur écot à une température salutaire, ex-voto d’une société qui ne croit plus qu’en l’argent, plutôt que d’une collection solide soutenue par une sérieuse politique d’achat de ses édiles. Mais, devant elles nous apprenions à regarder la peinture, la bonne peinture, et à en noter les qualités. En cela, mieux valait un Monet de second ordre qu’un tableau de la côte, comme il s’en trouvait par centaines dans les galeries autour du Jardin Albert 1er. A l’exception pourtant, en cette honorable altitude qu’offrait le 20e siècle dans ce musée, de deux grandes compositions du peintre Van Dongen, « le Cheval de Cirque » et « le Tango », qui nous plongeaient dans l’extase absolue et nous transportaient : l’une, sur la croupe extravagante d’un équidé de déguisement ; l’autre, dans les bras d’un cavalier en habit noir qui emportait, au souffle voluptueux de ses ailes mentholées d’archange, une nymphe pyroxidée qui n’avait conservé que ses bas de soie et ses bijoux, lesquels scintillaient à son cou comme une guirlande d’ampoules électriques. Je n’ai pas été surpris d’apprendre que ces deux toiles étaient un prêt monégasque et qu’elles avaient, depuis, rejoint une collection à Monte Carlo. Aucun lieu au monde ne pouvait mieux leur convenir. Quelque cent mètres plus loin, sur cette montée des Baumettes que le percement de la Voie Rapide aura coupée de la colline de Saint-Philippe, se trouvait encore une propriété qui enflammait nos imaginations, peut-être parce qu’elle n’était pas très visible au milieu de la végétation, cachée par les jardins qu’on a depuis fait disparaître pour rendre cet endroit ce qu’il est aujourd’hui : une succession de résidences. Bien qu’il offrit d’en bas, du boulevard Grosso ou depuis la Voie Rapide, un aspect des plus avenant de petit château de fantaisie, avec créneaux et tourelles à mâchicoulis, encorbellement et toitures en poivrière, au milieu des cyprès et des lauriers roses, le Château des Baumettes était une propriété privée, comme l’indiquait l’écriteau «Défense d’entrer» accroché à son vieux portail. Mais, comme nous ne connaissions ce dernier qu’ouvert, que tout était silencieux et désert et que son jardin nous paraissait à l’abandon, nous nous étions risqués un matin à ignorer l’avis pour nous avancer sur l’allée poussiéreuse qui menait au corps du bâtiment. Assez près pour, accroupis en vue de ses fenêtres à meneaux, saisir sur nos cartons les jolis effets qu’il nous inspirait. Il donnait l’apparence, s’il n’était pas abandonné, d’un état de délabrement assez avancé pour qu’on le pense pour bientôt. Un bout de voilage était resté pris entre les battants d’une fenêtre à petits carreaux ; on apercevait quelques objets domestiques sur un balcon de pierre qui aurait pu consommer la rupture entre Guelfes et Gibelins, et les cinq marches d’un perron en arc brisé voir dans l’ombre Roméo guetter un signe de sa bien-aimée ; même, après la maçonnerie d’un petit pont, un bout d’un chemin couvert conduisant vers la ruine d’une chapelle… Autour de ce décor factice, plus approprié aux feux d’une scène de théâtre qu’à la lumière crue et le bleu éclatant d’un ciel de mai, déjà bien cruel pour la saison - contraste qui a valu à tout ce coin du littoral niçois, vers l’aéroport, son nom de Petite Californie -, pas un mouvement ni une trace de vie, une voiture garée, une brouette de jardinier, un tuyau d’arrosage… Rien ! La maison avec son jardin, lui bien vivant et animé de tous les bruits des insectes et des oiseaux remuants, dormait au soleil d’un sommeil profond. C’est ce qu’il nous semblait, jusqu’à ce qu’une personne apparut à cette fenêtre, justement celle où achevait de se déchirer un rideau de voilage. Nous nous attendions à des reproches ou des questions sur ce que nous faisions chez elle, et, pliant rapidement nos affaires de dessin, nous aurions dû nous en aller avant qu’elle lâche sur nous un chien ou qu’elle se mette à nous engueuler. C’est l’inverse qui se passa. Animée, nous parût-il, d’une intention aimable, elle nous adressa un petit geste de la main pour nous dire d’approcher. Intrigués, plutôt que confus, car si notre présence dans son jardin l’avait dérangée, elle nous aurait tout simplement fait signe de déguerpir, nous étions en moins de deux devant la porte en ogive, qu’on ne tardait pas à venir nous ouvrir. C’était une très vieille dame, grassouillette, dans un sarrau comme les femmes les portaient en ce temps dans la campagne, avant que le treillis emporte les vieilles traditions et uniformise la vie des champs. Il était difficile de dire son âge. Comme toutes les personnes qui ont gardé leurs rondeurs, elle n’offrait que l’indice de ses cheveux blancs, coupés courts, et ses nippes négligées et sans formes, pour lui prêter au-delà de la quatre-vingtaine. Elle avait cependant toute sa tête et, politesses et présentations faites, elle s’enquit de nos activités dans son jardin et se laissa montrer ce que nous avions fixé sur le papier. Ainsi, rassurée et peut-être aussi nous trouvant sympathiques, elle proposa de nous montrer l’intérieur de sa maison. S’il s’agissait, comme je l’ai dit, du Château des Baumettes et connu comme tel dans ce quartier de la ville, nous savions moins -sinon pas du tout-, qu’il avait appartenu à la maison des comtes d’Aspremont, et qu’au milieu d’un fouillis indescriptible de meubles et de souvenirs du passé, dans une odeur de vieux ragout et de renfermé, une certaine madame Guillon y avait élu domicile. Quand ? Comment ? Nous ne pensâmes pas à l’interroger à ces sujets. Mon Dieu ! Nous étions très jeunes et qu’elle différence pouvait-il y avoir pour nous entre les châtelains d’Aspremont et une dame qui avait l’âge de Mathusalem ? Je ne pense pas qu’ils fussent apparentés ou qu’un Aspremont quelconque lui ait vendu le château, bien qu’elle nous ait affirmé que l’imposant lit à baldaquin de sa chambre, dressé (suivant son dire) sur la dalle donnant accès à la crypte familiale, était celui-là même qui avait vu venir au monde des générations de comtes. A la suite de quelles circonstances, notre hôtesse dormait-elle au-dessus de leurs sépultures ? Pourquoi s’estimait-elle la gardienne de leur repos et prétendait-elle les entendre la nuit et même converser familièrement entre eux ? Mis à part le fait qu’elle était un peu folle, je crois plutôt au vu des choses qui l’entouraient, meubles, objets, instruments de musique anciens, tableaux et portraits (entre autres, ceux de l’empereur Napoléon III et son épouse Eugénie, par le fameux Winterhalter, copies fort honorables des originaux conservés au musée du Louvre), qu’elle avait dû exercer, dans les années fastes de la Côte d’azur, la profession encore fort répandue alors d’antiquaire. Années fastes ou plutôt sordides, que ces années de l’Occupation allemande, où le métier avait éhontément profité des biens spoliés aux Juifs et des affaires qui se faisaient alors dans la précipitation avant de quitter le pays. Particulièrement, dans la zone libre qui comprenait cette Côte d’Azur. Ils s’en étaient bien gorgés, les antiquaires, comme je l’ai appris plus tard (on ne s’en vantait pas dans le métier, pardi !), suffisamment pour alimenter leur fonds et faire tourner le marché durant les dix ou vingt années qui suivirent la guerre. Je ne dis pas qu’elle commerçait avec des biens volés, cette brave Mme Guillon, mais elle avait dû en profiter, comme tous les autres, comme tout le métier. Pour preuve de ce que j’avance, les choses cachaient à peine leur provenance en ce temps et je me souviens une brocante sur la route de Cannes, qui avait été une bonne adresse dans la région avant de tomber en débine, laquelle exposait - ou plutôt louait pour le cinéma ou des soirées dans les boîtes de nuit en bordure de piscine -, deux grands plâtres d’athlètes nus par Arno Breker, le sculpteur chéri de Hitler, rescapés, Dieu sait comment ! de l’exposition de l’Orangerie en 1942. A première vue, ils étaient méconnaissables, en dehors de leur impressionnante anatomie, car on les avait badigeonnés en rose bonbon, sans doute pour mieux passer dans un contexte festif. Peut-être notre hôtesse prêtait-elle aussi, à l’occasion, des pièces de son fonds, tels les portraits impériaux, aux studios de cinéma La Victorine où on tournait encore des films, à un coup d’aile de mouette de chez elle ? La visite du château était passionnante. Madame Guillon avait une histoire pour chaque chose. (Un peu comme moi, dans ces Récits de la Chambre Bleue). Ici, c’était le clavecin que touchait la comtesse Du Barry pour distraire de ses mornes pensées son royal amant ; là, l’éventail que Marie-Antoinette avait oublié dans le jardin du Petit Trianon, quand un messager était venu lui annoncer qu’une foule hostile marchait sur Versailles. Si l’on rassemblait tous les éventails, les gants et les chaussures perdus par la malheureuse reine, on aurait de quoi achalander plusieurs boutiques… Dans le salon mauresque, qui avait dû être le fumoir des propriétaires précédents, elle traduisait pour nous de façon très fantaisiste des sentences en caractères coufiques qui décoraient les murs : « J’ai dit à l’écho : la vie est méchante ! L’écho a répondu : Chante !» ; «Quand la maison est finie, la Mort entre ». Ce qui expliquait peut-être qu’elle vécut dans une pittoresque improvisation, où rien n’était rangé et tout se mélangeait sans ordre, les belles choses avec les détritus et les ustensiles sordides. Elle nous disait encore que des célébrités étaient venues ou même avaient séjournés dans ces murs : « Tenez ! Adolf Hitler est souvent venu ici. Il a même corrigé les épreuves de Mein Kampf dans le jardin, sous la tonnelle qui supporte la vieille glycine… - Aaach ! lui aurait-il confié plus tard, à l’occasion d’un séjour assez court - Pensez donc ! au milieu de toutes ses responsabilités : « Cette guerre, Mâtame Guillon, une Katastrophe pour nos deux beuples ! Jamais, fou m’entendez, elle zerait si les Vrançais avaient tous été com’ fous ! » C’est ainsi que de pièce en pièce, d’histoire en histoire, nous fûmes fixés sur la santé mentale de notre engageante cicérone. Elle n’était pas folle à enfermer… Enfin, pas tout à fait ! Elle vivait dans un autre monde, où les choses n’avaient pas la même valeur que dans celui des gens sains d’esprit… Quand nous réussîmes enfin à prendre congé d’elle, nous fûmes bien content de retrouver dehors l’air pur et la fraîcheur vivifiante de son jardin. Avant de nous en aller, elle avait voulu nous gratifier d’un petit quelque chose, à garder en souvenir de cette rencontre. Ce qu’elle ne devait pas faire souvent, la pauvre ! Mais, nous étions jeunes, si gentils et, chose plus rare encore pour elle, nous avions écouté et admiré tout ce qu’elle nous avait raconté et montré. Elle nous offrit deux petits flacons en verre, tous les deux de la même taille, bien que de formes légèrement différentes. Il s’agissait - nous le sûmes plus tard, quand notre goût pour ce style autour de 1900 s’appuya sur des connaissances plus solides et que parurent les premiers livres illustrés sur l’Art Nouveau-, de deux petites verreries de Loetz, un verrier austro-hongrois qui avait mis au point et diffusé largement une technique particulière de l’ornementation du verre par le procédé chimique de l’irisation. La fabrique de verrerie fondée en 1850 par Johann Loetz (ou Lötz), dans le sud de la Bohême, s’est très vite spécialisée dans cette technique de l’irisation métallique, peut-être pour concurrencer sur le marché les créations de la firme américaine Tiffany. Elle l’a portée à un degré de perfection qui lui a permis de remporter de nombreux prix lors des expositions internationales, et de travailler avec des artistes de renom, comme Josef Hoffmann ou Koloman Moser. Les formes des verreries de Loetz varient entre le répertoire classique (antiquité gréco-latine, perse, sassanide) et inspiration végétale, caractéristique de l’Art Nouveau. Pour ma coupe, elle s’inspire de toute évidence de la forme simple et élégante des vases à libations* égyptiens ou des fioles à parfums ou à huiles des tombes pharaoniques : une base étroite montée sur un petit socle plat, s’écartant en courbe très prononcée qui rappelle un peu un bulbe de pavot pour se resserrer au sommet. Pour son processus d’iridescence, il me semble être d’une autre nature que ceux décrits plus haut, et qu’il s’agit d’un procédé par électrolyse ou de réaction chimique par intervention de courant électrique. Elle varie entre les tonalités bleu-vert-or de façon très spécieuse et qui ne va pas sans évoquer le plumage du paon. Aussi le parallèle avec les deux plumes, à la place de fleurs. La firme Loetz a su conserver le secret de ses irisations qui firent sa renommée internationale, en déposant de nombreux brevets au cours de son histoire. Le changement du goût de sa clientèle, les guerres et les propriétaires successifs ont fini par faire oublier cette technique subtile. Aujourd’hui, on arrive à iriser l’acier inoxydable sur de grandes surfaces, grâce au procédé de l’électro-chimie, notamment pour un emploi dans la construction ou la recherche spatiale. Il garantit au métal une très forte résistance aux rayons UV.

* l’Encyclopédie des Techniques du Verre, publication émanant du Cerfav (Centre de Formation dédié au Verre). Situé à Vannes-le-Châtel, il forme ses élèves à la maîtrise des techniques verrières.

* Que sont des libations ? « Dans l’Antiquité, offrande rituelle à une divinité d’un liquide (vin, huile), que l’on répandait sur le sol ou sur un autel » (ex. Google, article Libations).

A propos d’une fiole de Loetz
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La lumière est indissociable de la réalité des choses qui nous entourent ou, du moins, de l’idée que nous nous en faisons par le truchement de nos sens. Sans elle, nous ne percevrions pas les formes, les couleurs, les volumes et les matières qui la composent. Parmi les innombrables tours qu’elle joue à nos sens, l’iridescence est l’un des plus répandus sur le plancher des vaches. C’est à cause d’elle que nous voyons la lumière, sur cette coupe de verre de la photographie, vibrer comme si elle était instable, d’un reflet lamé variant du bleu au vert, et du vert à l’or. A quel phénomène optique cet aspect changeant est-il du ?   

En interférant avec les atomes de certains corps naturels, la lumière se décompose de la même façon qu’à travers un prisme pour donner par réfraction ce que l’on nomme le spectre, ou segmentation de l’onde lumineuse dans les sept couleurs fondamentales (violet, indigo, bleu, vert, jaune, orange, rouge). L’iridescence est ce phénomène optique qui fait varier la coloration d’une surface par réfraction de la lumière, en fonction de l’angle de notre regard. Lié à la fois à la vue, à l’œil (iris), à la réflexion de la lumière et au mouvement, il est plus fréquent qu’on ne le pense dans la nature. On peut l’observer chez les animaux, que ce soit les insectes (mouches, scarabées, libellules, papillons), les oiseaux (paon, colibri, certaines pigeons, espèces exotiques), les poissons et autres corps marins vivants (perles, coquillages, méduses, etc.), les minéraux (opale, labradorite, etc.), en météorologie (à part le spectre de l’arc-en-ciel, certains nuages s’irisent par interférence des rayons du soleil dans un milieu saturé d’humidité), jusqu’aux bulles de savon que les enfants s’amusent à souffler qui s’irisent dans l’air. Pour l’irisation du verre, qu’il ne faut pas confondre avec l’églomisé (application interne d’une feuille d’or ou d’argent qui le rend d’aspect changeant), il s’agit d’un procédé connu depuis l’antiquité et qui a également trouvé un large emploi sur la faïence, tant chez les Romains qu’en Orient. Là aussi, rien à voir avec l’aspect irisé de certaines verreries antiques, provoqué par réaction chimique du fait de leur long séjour sous terre. Pour l’irisation volontaire et décorative, celle qui nous intéresse ici, elle peut se faire dans l’atelier du verrier, suivant trois méthodes dont j’emprunte le détail au chapitre Irisation de l’Encyclopédie des Techniques du Verre* : La première, en chauffant la pièce de verre soufflé sur laquelle on aura appliqué une très fine couche d’une substance métallique (étain, argent, cuivre), pour provoquer une réaction chimique sur sa surface. La seconde, en maintenant la pièce soufflée au-dessus d’un bain de sels d’étain ou d’argent dissous dans un liquide réactif (eau distillée), dont les émanations permettent d’obtenir le stade d’irisation souhaité. La troisième, par application sur la surface de la pièce de verre d’un lustre métallique à base d’argent, d’étain ou de cuivre, avant de la recuire au four pour qu’il y ait réduction. Mais venons-en à cette coupe de verre irisé… Je dois les plus beaux moments de mon enfance en Algérie et des vacances que nous passions en métropole, à une heureuse disposition artistique que le temps, comme tout le reste, aura reléguée au placard des souvenirs. Un joli point de vue dans le paysage, un détail pittoresque, un arrangement charmant d’objets sur une table ou une peinture intéressante d’un maître ? Hop ! Comme d’autres, aujourd’hui, clipsent sur leur IPhone pour en conserver la trace, je me mettais en quête d’un papier, d’un crayon, pour le croquer consciencieusement, afin de le transposer en peinture, une fois à la maison, ou pas ; suivant le motif et l’impression forte qu’il m’avait laissée. Personne, dans ma famille, ne s’est jamais moqué de me voir plus de facilité à suivre une aptitude, qu’on associait autrefois aux demoiselles ayant reçu une bonne éducation, qu’à taper dans un ballon avec des garçons de mon âge ; mon père le premier qui, s’il sacrifiait à la facilité en se servant du Voigtländer que son neveu lui avait rapporté d’un séjour militaire en Allemagne, ne m’enviait pas moins de pouvoir obéir en toute liberté à l’appel du crayon, auquel il n’était pas -loin s’en faut - étranger. Peut-être ou plus certainement, devais-je cette fructueuse disposition à un don qu’il avait lui-même possédé dans sa jeunesse, qu’il n’avait pas entretenu, en dépit de maintes tentatives, chaque fois contrariées par les circonstances, l’apprentissage d’un métier, une mère à sa charge, la guerre, la fondation d’une famille, pour le détourner d’une activité artistique qui lui tenait à cœur. Aussi approuvait-il de me voir marcher sur ses pas et il me mit très tôt entre les mains les outils nécessaires pour le faire bien. Je lui dois ma première boite de couleurs et mes premiers pinceaux. Pas de ces choses, emmanchées d’un vulgaire bout de bois, qu’on achète aux enfants pour qu’ils s’amusent à barbouiller les murs, mais des beaux, en poil de martre, qu’on hésite à souiller de peinture tant ils sont soyeux et doux. Je lui dois aussi ma première toile vierge, plus blanche et affriande qu’un pré fraîchement couvert de neige sur quoi j’étais impatient d’imprimer mes premiers pas. Hélas, la sollicitude paternelle espérait me convertir à son goût pour les sujets marins, les horizons bleus dégagés et paisibles ou chargés de houle et de grains, les gréements et les voilures, les naufrages, les bateaux affrontant des tempêtes ou fendant les flots vers des terres lointaines, inconnues. Il vouait un culte aux pirates et à la piraterie. Tandis que je ne m’intéressais qu’aux gras paysages d’une Normandie imaginaire, peuplée de chaumières et de vaches noires et blanches paissant sous les pommiers, loin des promesses d’aventures et de Cap de Bonne-Espérance. Réalisant qu’il ne verrait pas son rejeton concrétiser le rêve maritime que la vie lui avait refusé, il se dégoûta très vite de mes progrès artistiques, me laissant tout mon saoul broyer du vert sur la toile ou pointer le crayon vers la perspective du compotier roulant trois pommes à son bord.

Plus tard, notre installation définitive sur le continent (comme si l’Algérie avait été, pour nous, une île), en me dégoûtant à jamais des bateaux et des traversées, devait me fournir en thèmes bucoliques et en natures mortes familières. Il n’était pas de bouquet de fleurs, acheté au marché ou ramené par ma mère de nos sorties dominicales dans les champs, qui ne fut reproduit sur l’heure sur la feuille ou le carton qui chatouillait mon inspiration. Pour la toile tendue sur châssis de bois, je la réservais à des sujets plus nobles ou plus ambitieux : les tours du château se mirant dans les eaux claires d’un lac, la crucifixion (je déprimais ma professeur de dessin en refusant obstinément de traiter un autre sujet libre, dans le cours de gravure sur lino), ou la copie de ce tableau célèbre d’un couple de promeneurs dans la campagne anglaise, admiré sur le couvercle d’une boite de biscuits. Ça c’était de la peinture ! Et je me souviens avec un sourire attendri, tout en rougissant encore de ma précoce vanité, m’être rendu avec la susdite copie à peine sèche sous le bras, celle du hobereau et sa dame posant au milieu de la campagne verdoyante du Sussex ou du Devonshire, dans la galerie de peintures la plus renommée de Nice, pour interroger la personne qui la dirigeait - une dame tirée à quatre épingles avec un air peu commode -, sur l’émotion que mon œuvre lui inspirait, si elle aurait pu se laisser tromper et la prendre pour l’original (et dans ce cas nous nous serions arrangés autour d’un prix raisonnable), enfin, si j’avais à faire à un esprit sagace et qui ne se laisserait pas facilement abuser, convenir d’un marché, entre elle et moi, qui m’engagerait à lui livrer régulièrement d’autres peintures de cet acabit pour les exposer avec les toiles de maîtres qu’elle vendait à des prix appropriés. Je dois dire - ce qui rend ma confusion d’autant plus insupportable -, que la personne en question se montra très affable, presqu’à la limite de l’adoration, et m’encouragea chaleureusement à en produire d’autres dans la même veine, en s’excusant néanmoins de ne pouvoir accepter de création récente, pour la raison qu’elle était un magasin d’antiquités (c’était écrit en gros sur sa devanture), et que sa clientèle ne comprendrait pas. Mais, elle décrocha même de ses murs un tableautin sans importance de Renoir, pour placer mon œuvre au milieu de celles d’artistes chevronnés, ce qui me donna lieu de constater, à ma grande surprise, que ce qui me semblait si bien en ordre et en harmonie d’ensemble sur ma toile, penchait dangereusement vu d’un peu loin… Que dis-je ? Pour vérifier cette impression, lorsqu’on la plaçait devant une glace, elle dégringolait sur son reflet comme le contenu de la vitrine de notre salon, le jour où ses planches ont décidé qu’elles en avaient marre de supporter des horreurs. La mise en abîme devant le miroir dévoile mieux qu’un discours magistral, les défauts entre l’équilibre des surfaces colorées et les lignes du dessin. Pourtant, elle n’est pas rédhibitoire et je dois raconter ici qu’elle m’aura fait rater, bien plus tard, l’achat de ma vie, en passant à côté d’une œuvre de jeunesse d’un très grand artiste du début du 20e siècle, laquelle ne résista pas à l’épreuve. Troublé de voir les éléments du tableau en question, découvert un matin pluvieux sur le marché de Saint-Ouen, chuter hors du cadre comme les bâtonnets d’un mikado ou les allumettes de leur boîte, sur son reflet dans la glace, j’omis de me demander ce que pouvaient signifier les initiales HMP, inscrites dans un coin, à côté du chiffre 15. C’est ainsi que je laissai pour une misère un paysage de 1915, du peintre allemand expressionniste, Max Pechstein (qui ajoutait parfois à sa griffe le H de son deuxième prénom, Heinrich), et une jolie fortune qui m’attendait sur un trottoir de Saint-Ouen. Pour ma galeriste, ma première admiratrice, je devais admettre que j’étais encore trop jeune pour pouvoir changer sa situation professionnelle. Mais, grand seigneur, je lui fis comprendre, avant de m’en aller avec mon tableau, que je lui prouverai un jour ma reconnaissance pour ses encouragements, les premiers que j’avais reçus d’une personne qualifiée, en venant la sortir de l’impasse où l’avait fourrée une activité sélective. J’étais trop jeune encore pour réfléchir à cette épreuve élémentaire, qu’on n’applique pas assez à tout artiste en herbe, de la comparaison avec plus fort. Mais, restons à mes premières armes dans la peinture - ou plus exactement « nos » premières armes, puisqu’un camarade de classe, Oliver, partageait cette disposition artistique, et nous fûmes très vite disposés et complices pour l’exercer ensembles. Nous allions, les jours où nous n’avions pas cours, et où le temps s’y prêtait - ce qui était assez fréquent sur la Côte d’Azur -, nos cartons et matériel de dessin sous le bras, à la recherche d’un lieu ou d’un sujet intéressants à reproduire. Nous avions douze ou treize ans et Nice, en ce temps, était certes une grande ville, pleine de gens venus des quatre coins du globe, de toutes sortes de gens, de tous les mondes ; mais aussi des témoins d’un passé relativement récent de ville balnéaire, cosmopolite, et, plus anciens, de cité piémontaise partie du duché de Savoie. Témoins inanimés de pierre, de bois, de métal et de verre ; mais aussi d’autres, encore bien vivants et en condition, quand l’âge ne les avait pas avancés dans l’inertie mortelle des premiers, de narrer à des enfants que nous étions, leurs souvenirs et leurs histoires, leurs pensées peut-être, pour la plupart enjolivés, sinon exagérés par la distance. Le temps agissant à l’exemple du télescope, suivant qu’on colle son œil sur le petit ou sur le gros bout du cylindre. C’est ainsi que, pour commencer par les plus anciens, nous parcourions les rues du Vieux-Nice, glanant ici un vieil écusson sculpté au-dessus d’une porte cochère ferrée ; là, le détail d’un balcon ou une fenêtre en ogive, flanquée de colonnettes en jolie pierre blanche torsadée, qui nous transportait à Venise, sur le segment scintillant et liquide d’un modeste rio débouchant dans la clarté du Grand Canal. Rien de prétentieux, que de familier et de facile, à l’exemple de cette nichette qui abritait une Madone, ou ce boulet presque bonhomme enchâssé à l’angle de deux rues. Cette vieille cité nissarde, alors oubliée et en décrépitude, c’était un morceau de l’Italie romantique égaré, comme ce boulet de foire, au milieu d’un cadre urbain péniblement modifié au cours des vingt dernières années de la dynastie Médecin. Pour ces choses que personne songeait à relever de leur ruine, en ce temps de grands projets d’urbanisation – on aurait pu dire « de californisation », tant les édiles d’alors rêvaient de faire de cette ville une sorte de San Francisco française -, le palais des comtes Lascaris, demeure de l’une des plus vieilles familles de la région, les Lascaris de Vintimille, descendants des empereurs byzantins. Donnant sur la rue Droite, l’artère principale de la villa vecchia, dont deux hommes marchant de front du même pas auraient effleuré les murs, sa façade, aujourd’hui d’une joyeuse couleur jaune d’œuf mollet, était une guenille en pelade qui se distinguait à peine de ses voisines ; si ce n’est par la taille de ses fenêtres à balustres de marbre blanc, de ce style qu’on nomme le baroque génois. Personne n’y vivait plus, peut-être parce que la ville avait entamé les travaux de restauration du bâtiment qui devaient mener à la fondation d’un musée des arts et traditions populaires. Il suffisait d’écarter un peu la plaque métallique qui en bouchait l’accès pour se trouver au pied d’un escalier monumental, aux larges degrés d’ardoise creusés par l’usage, conduisant aux pièces d’apparat du premier étage, il piano nobile. Je me souviens aussi qu’au milieu des gravats et des sacs de ciment, on pouvait voir les beaux restes d’une statue rocaille, dont un conservateur avait consciencieusement posé sa main manquante sur ce qu’il restait de son socle. Main que nous nous étions avisés de dessiner sur nos blocs de papier Canson, sans la déplacer et encore moins, songer à l’emporter. Je ne garantis pas que l’envie n’en fût venue à nos jeunes esprits aventureux, déjà collectionneurs et passionnés d’histoire. Mais non! Nous avons respecté cette rescapée d’un passé glorieux. Aussi, je crois que c’est aujourd’hui la main qui s’ouvre, comme une fleur de magnolia au printemps, au bout de son bras onduleux, comme si elle ne l’avait jamais quitté. Un autre grand pourvoyeur en motifs artistiques de nos cartons à dessin à l’enseigne du coq saluant le lever du jour, à l’époque où une autre jeunesse, à peine plus âgée que nous, manifestait sa colère dans les rues de Paris et affrontait à volées de pavés les forces de l’ordre, était le musée Chéret. La deuxième conservation artistique de la ville, après la Villa Masséna consacrée au Premier empire et qui ne nous intéressait pas du tout, était à l’origine une maison de plaisance (tout comme la dernière, qui avait appartenu à la famille du maréchal infidèle), construite pour une princesse Kotchoubeï, épouse d’un conseiller privé du tsar Alexandre II, dans ce style Italie Renaissance en vogue dans la seconde moitié du 19e siècle. Rachetée par la municipalité, pour y loger son musée des Beaux-Arts, elle portait le nom du célèbre affichiste de la vie joyeuse vers 1900 - ce qu’on appelait alors «la noce» -, Jules Chéret, qui avait fini ses jours dans cette ville. Le musée Chéret était alors un fourre-tout, le garde-meuble des étrangers fortunés que son climat et son éloignement des vicissitudes sociales ou, à l’inverse, une plus grande proximité de la première consonne du mot, avaient attirés sur cette Côte d’Azur qu’on appelait encore La Riviera. A commencer par son jardin où l’on avait déposés, au milieu des essences exotiques, les vestiges des belles villégiatures qui tournaient le dos à la mer et au dit «Chemin des Anglais», quand la route reliant la France, la Rue de France, était encore la seule voie carrossable du littoral. Nous avions eu ainsi le loisir de croquer, dans la belle lumière d’une matinée de printemps, le balcon de pierre flanqué de deux tritons sauvé d’une demeure où aurait séjourné Carpeaux, la villa des princes Stirbey, qu’on disait inspiré d’un dessin du sculpteur de l’Opéra Garnier. Reléguée au second plan, silencieuse et effacée au milieu des immeubles modernes qui avaient envahi la Promenade des Anglais, elle attendait un peu plus bas, vers l’embouchure du Magnan, qu’on achève de la démolir, après avoir démembré son parc pour bâtir un ensemble immobilier. J’ai souvenir à l’intérieur d’un bel escalier en bois sombre, aussi large et profond que la soute d’un galion emplie de l’écho des vagues se brisant sur le rivage tout proche, avec un groupe sculpté au coude que formait sa rampe, évocation rustique de la Russie d’où venaient ses propriétaires. Rien à voir avec l’orgueilleuse envolée de marches de marbre qui accueillait le visiteur dans le musée Chéret. Un vrai escalier de palais, digne de recevoir le tsar en personne avec sa cour, s’il avait inscrit à l’ordre du protocole une visite de la villa que son ministre privé s’était fait construire à Nice, lors d’un passage dans cette ville. Le tsar ne vint jamais et la princesse, lassée d’attendre et surtout de la lenteur des travaux (peut-être aussi de leur coût), vendit la propriété à un riche entomologiste américain, James Thomson. Preuve qu’en ce temps, on pouvait faire fortune en Amérique jusqu’avec l’étude des insectes. Nous y avions bientôt nos habitudes dans ce musée Chéret, Oliver et moi, où un gardien complaisant et qui ne nous faisait plus payer d’entrées, nous laissait nous installer, assis sur les parquets ensoleillés par les hautes fenêtres ouvertes sur les jardins, avec notre matériel de dessin, dans la salle des Van Loo qui sentait à la fois l’encaustique et le miel, devant une Nativité flamande ou le buste en marbre blanc d’une altesse - peut-être la princesse Kotchoubeï ? - à laquelle, poussé par je ne sais quel démon de la jeunesse, je fis un jour avec mon crayon des yeux qui louchaient. A quel moment s’en est-on aperçu? Quel enchantement que ce musée Chéret. Les salles du rez-de-chaussée consacrées à la peinture ancienne ; mais surtout, celles de l’étage supérieur où étaient accrochés les artistes de l’époque que nous aimions. Peut-être, l’aimions-nous simplement parce leur souvenir était d’une réalité palpable, dans cette ville où ils étaient venus chercher un réconfort dans la splendeur de son cadre naturel et la douceur de son climat. Si nous traversions écœurés les salles consacrées à Chéret et au Carnaval de Nice, avec ses projets bariolés de chars gargantuesques ; par contre, quel bonheur à regarder les Monet, Jacques-Emile Blanche, Desboutin, Morisot, Sisley, Dufy… pas toujours du niveau que nous aurions attendu, certes ! Il s’agissait, pour la majeure part, d’œuvres déposées des collections de l’Etat ou de legs de citoyens estimés de la ville qui payaient ainsi leur écot à une température salutaire, ex-voto d’une société qui ne croit plus qu’en l’argent, plutôt que d’une collection solide soutenue par une sérieuse politique d’achat de ses édiles. Mais, devant elles nous apprenions à regarder la peinture, la bonne peinture, et à en noter les qualités. En cela, mieux valait un Monet de second ordre qu’un tableau de la côte, comme il s’en trouvait par centaines dans les galeries autour du Jardin Albert 1er. A l’exception pourtant, en cette honorable altitude qu’offrait le 20e siècle dans ce musée, de deux grandes compositions du peintre Van Dongen, « le Cheval de Cirque » et « le Tango », qui nous plongeaient dans l’extase absolue et nous transportaient : l’une, sur la croupe extravagante d’un équidé de déguisement ; l’autre, dans les bras d’un cavalier en habit noir qui emportait, au souffle voluptueux de ses ailes mentholées d’archange, une nymphe pyroxidée qui n’avait conservé que ses bas de soie et ses bijoux, lesquels scintillaient à son cou comme une guirlande d’ampoules électriques. Je n’ai pas été surpris d’apprendre que ces deux toiles étaient un prêt monégasque et qu’elles avaient, depuis, rejoint une collection à Monte Carlo. Aucun lieu au monde ne pouvait mieux leur convenir. Quelque cent mètres plus loin, sur cette montée des Baumettes que le percement de la Voie Rapide aura coupée de la colline de Saint-Philippe, se trouvait encore une propriété qui enflammait nos imaginations, peut-être parce qu’elle n’était pas très visible au milieu de la végétation, cachée par les jardins qu’on a depuis fait disparaître pour rendre cet endroit ce qu’il est aujourd’hui : une succession de résidences. Bien qu’il offrit d’en bas, du boulevard Grosso ou depuis la Voie Rapide, un aspect des plus avenant de petit château de fantaisie, avec créneaux et tourelles à mâchicoulis, encorbellement et toitures en poivrière, au milieu des cyprès et des lauriers roses, le Château des Baumettes était une propriété privée, comme l’indiquait l’écriteau «Défense d’entrer» accroché à son vieux portail. Mais, comme nous ne connaissions ce dernier qu’ouvert, que tout était silencieux et désert et que son jardin nous paraissait à l’abandon, nous nous étions risqués un matin à ignorer l’avis pour nous avancer sur l’allée poussiéreuse qui menait au corps du bâtiment. Assez près pour, accroupis en vue de ses fenêtres à meneaux, saisir sur nos cartons les jolis effets qu’il nous inspirait. Il donnait l’apparence, s’il n’était pas abandonné, d’un état de délabrement assez avancé pour qu’on le pense pour bientôt. Un bout de voilage était resté pris entre les battants d’une fenêtre à petits carreaux ; on apercevait quelques objets domestiques sur un balcon de pierre qui aurait pu consommer la rupture entre Guelfes et Gibelins, et les cinq marches d’un perron en arc brisé voir dans l’ombre Roméo guetter un signe de sa bien-aimée ; même, après la maçonnerie d’un petit pont, un bout d’un chemin couvert conduisant vers la ruine d’une chapelle… Autour de ce décor factice, plus approprié aux feux d’une scène de théâtre qu’à la lumière crue et le bleu éclatant d’un ciel de mai, déjà bien cruel pour la saison - contraste qui a valu à tout ce coin du littoral niçois, vers l’aéroport, son nom de Petite Californie -, pas un mouvement ni une trace de vie, une voiture garée, une brouette de jardinier, un tuyau d’arrosage… Rien ! La maison avec son jardin, lui bien vivant et animé de tous les bruits des insectes et des oiseaux remuants, dormait au soleil d’un sommeil profond. C’est ce qu’il nous semblait, jusqu’à ce qu’une personne apparut à cette fenêtre, justement celle où achevait de se déchirer un rideau de voilage. Nous nous attendions à des reproches ou des questions sur ce que nous faisions chez elle, et, pliant rapidement nos affaires de dessin, nous aurions dû nous en aller avant qu’elle lâche sur nous un chien ou qu’elle se mette à nous engueuler. C’est l’inverse qui se passa. Animée, nous parût-il, d’une intention aimable, elle nous adressa un petit geste de la main pour nous dire d’approcher. Intrigués, plutôt que confus, car si notre présence dans son jardin l’avait dérangée, elle nous aurait tout simplement fait signe de déguerpir, nous étions en moins de deux devant la porte en ogive, qu’on ne tardait pas à venir nous ouvrir. C’était une très vieille dame, grassouillette, dans un sarrau comme les femmes les portaient en ce temps dans la campagne, avant que le treillis emporte les vieilles traditions et uniformise la vie des champs. Il était difficile de dire son âge. Comme toutes les personnes qui ont gardé leurs rondeurs, elle n’offrait que l’indice de ses cheveux blancs, coupés courts, et ses nippes négligées et sans formes, pour lui prêter au-delà de la quatre-vingtaine. Elle avait cependant toute sa tête et, politesses et présentations faites, elle s’enquit de nos activités dans son jardin et se laissa montrer ce que nous avions fixé sur le papier. Ainsi, rassurée et peut-être aussi nous trouvant sympathiques, elle proposa de nous montrer l’intérieur de sa maison. S’il s’agissait, comme je l’ai dit, du Château des Baumettes et connu comme tel dans ce quartier de la ville, nous savions moins -sinon pas du tout-, qu’il avait appartenu à la maison des comtes d’Aspremont, et qu’au milieu d’un fouillis indescriptible de meubles et de souvenirs du passé, dans une odeur de vieux ragout et de renfermé, une certaine madame Guillon y avait élu domicile. Quand ? Comment ? Nous ne pensâmes pas à l’interroger à ces sujets. Mon Dieu ! Nous étions très jeunes et qu’elle différence pouvait-il y avoir pour nous entre les châtelains d’Aspremont et une dame qui avait l’âge de Mathusalem ? Je ne pense pas qu’ils fussent apparentés ou qu’un Aspremont quelconque lui ait vendu le château, bien qu’elle nous ait affirmé que l’imposant lit à baldaquin de sa chambre, dressé (suivant son dire) sur la dalle donnant accès à la crypte familiale, était celui-là même qui avait vu venir au monde des générations de comtes. A la suite de quelles circonstances, notre hôtesse dormait-elle au-dessus de leurs sépultures ? Pourquoi s’estimait-elle la gardienne de leur repos et prétendait-elle les entendre la nuit et même converser familièrement entre eux ? Mis à part le fait qu’elle était un peu folle, je crois plutôt au vu des choses qui l’entouraient, meubles, objets, instruments de musique anciens, tableaux et portraits (entre autres, ceux de l’empereur Napoléon III et son épouse Eugénie, par le fameux Winterhalter, copies fort honorables des originaux conservés au musée du Louvre), qu’elle avait dû exercer, dans les années fastes de la Côte d’azur, la profession encore fort répandue alors d’antiquaire. Années fastes ou plutôt sordides, que ces années de l’Occupation allemande, où le métier avait éhontément profité des biens spoliés aux Juifs et des affaires qui se faisaient alors dans la précipitation avant de quitter le pays. Particulièrement, dans la zone libre qui comprenait cette Côte d’Azur. Ils s’en étaient bien gorgés, les antiquaires, comme je l’ai appris plus tard (on ne s’en vantait pas dans le métier, pardi !), suffisamment pour alimenter leur fonds et faire tourner le marché durant les dix ou vingt années qui suivirent la guerre. Je ne dis pas qu’elle commerçait avec des biens volés, cette brave Mme Guillon, mais elle avait dû en profiter, comme tous les autres, comme tout le métier. Pour preuve de ce que j’avance, les choses cachaient à peine leur provenance en ce temps et je me souviens une brocante sur la route de Cannes, qui avait été une bonne adresse dans la région avant de tomber en débine, laquelle exposait - ou plutôt louait pour le cinéma ou des soirées dans les boîtes de nuit en bordure de piscine -, deux grands plâtres d’athlètes nus par Arno Breker, le sculpteur chéri de Hitler, rescapés, Dieu sait comment ! de l’exposition de l’Orangerie en 1942. A première vue, ils étaient méconnaissables, en dehors de leur impressionnante anatomie, car on les avait badigeonnés en rose bonbon, sans doute pour mieux passer dans un contexte festif. Peut-être notre hôtesse prêtait-elle aussi, à l’occasion, des pièces de son fonds, tels les portraits impériaux, aux studios de cinéma La Victorine où on tournait encore des films, à un coup d’aile de mouette de chez elle ? La visite du château était passionnante. Madame Guillon avait une histoire pour chaque chose. (Un peu comme moi, dans ces Récits de la Chambre Bleue). Ici, c’était le clavecin que touchait la comtesse Du Barry pour distraire de ses mornes pensées son royal amant ; là, l’éventail que Marie-Antoinette avait oublié dans le jardin du Petit Trianon, quand un messager était venu lui annoncer qu’une foule hostile marchait sur Versailles. Si l’on rassemblait tous les éventails, les gants et les chaussures perdus par la malheureuse reine, on aurait de quoi achalander plusieurs boutiques… Dans le salon mauresque, qui avait dû être le fumoir des propriétaires précédents, elle traduisait pour nous de façon très fantaisiste des sentences en caractères coufiques qui décoraient les murs : « J’ai dit à l’écho : la vie est méchante ! L’écho a répondu : Chante !» ; «Quand la maison est finie, la Mort entre ». Ce qui expliquait peut-être qu’elle vécut dans une pittoresque improvisation, où rien n’était rangé et tout se mélangeait sans ordre, les belles choses avec les détritus et les ustensiles sordides. Elle nous disait encore que des célébrités étaient venues ou même avaient séjournés dans ces murs : « Tenez ! Adolf Hitler est souvent venu ici. Il a même corrigé les épreuves de Mein Kampf dans le jardin, sous la tonnelle qui supporte la vieille glycine… - Aaach ! lui aurait-il confié plus tard, à l’occasion d’un séjour assez court - Pensez donc ! au milieu de toutes ses responsabilités : « Cette guerre, Mâtame Guillon, une Katastrophe pour nos deux beuples ! Jamais, fou m’entendez, elle zerait si les Vrançais avaient tous été com’ fous ! » C’est ainsi que de pièce en pièce, d’histoire en histoire, nous fûmes fixés sur la santé mentale de notre engageante cicérone. Elle n’était pas folle à enfermer… Enfin, pas tout à fait ! Elle vivait dans un autre monde, où les choses n’avaient pas la même valeur que dans celui des gens sains d’esprit… Quand nous réussîmes enfin à prendre congé d’elle, nous fûmes bien content de retrouver dehors l’air pur et la fraîcheur vivifiante de son jardin. Avant de nous en aller, elle avait voulu nous gratifier d’un petit quelque chose, à garder en souvenir de cette rencontre. Ce qu’elle ne devait pas faire souvent, la pauvre ! Mais, nous étions jeunes, si gentils et, chose plus rare encore pour elle, nous avions écouté et admiré tout ce qu’elle nous avait raconté et montré. Elle nous offrit deux petits flacons en verre, tous les deux de la même taille, bien que de formes légèrement différentes. Il s’agissait - nous le sûmes plus tard, quand notre goût pour ce style autour de 1900 s’appuya sur des connaissances plus solides et que parurent les premiers livres illustrés sur l’Art Nouveau-, de deux petites verreries de Loetz, un verrier austro-hongrois qui avait mis au point et diffusé largement une technique particulière de l’ornementation du verre par le procédé chimique de l’irisation. La fabrique de verrerie fondée en 1850 par Johann Loetz (ou Lötz), dans le sud de la Bohême, s’est très vite spécialisée dans cette technique de l’irisation métallique, peut-être pour concurrencer sur le marché les créations de la firme américaine Tiffany. Elle l’a portée à un degré de perfection qui lui a permis de remporter de nombreux prix lors des expositions internationales, et de travailler avec des artistes de renom, comme Josef Hoffmann ou Koloman Moser. Les formes des verreries de Loetz varient entre le répertoire classique (antiquité gréco-latine, perse, sassanide) et inspiration végétale, caractéristique de l’Art Nouveau. Pour ma coupe, elle s’inspire de toute évidence de la forme simple et élégante des vases à libations* égyptiens ou des fioles à parfums ou à huiles des tombes pharaoniques : une base étroite montée sur un petit socle plat, s’écartant en courbe très prononcée qui rappelle un peu un bulbe de pavot pour se resserrer au sommet. Pour son processus d’iridescence, il me semble être d’une autre nature que ceux décrits plus haut, et qu’il s’agit d’un procédé par électrolyse ou de réaction chimique par intervention de courant électrique. Elle varie entre les tonalités bleu-vert-or de façon très spécieuse et qui ne va pas sans évoquer le plumage du paon. Aussi le parallèle avec les deux plumes, à la place de fleurs. La firme Loetz a su conserver le secret de ses irisations qui firent sa renommée internationale, en déposant de nombreux brevets au cours de son histoire. Le changement du goût de sa clientèle, les guerres et les propriétaires successifs ont fini par faire oublier cette technique subtile. Aujourd’hui, on arrive à iriser l’acier inoxydable sur de grandes surfaces, grâce au procédé de l’électro-chimie, notamment pour un emploi dans la construction ou la recherche spatiale. Il garantit au métal une très forte résistance aux rayons UV.

* l’Encyclopédie des Techniques du Verre, publication émanant du Cerfav (Centre de Formation dédié au Verre). Situé à Vannes-le-Châtel, il forme ses élèves à la maîtrise des techniques verrières.

* Que sont des libations ? « Dans l’Antiquité, offrande rituelle à une divinité d’un liquide (vin, huile), que l’on répandait sur le sol ou sur un autel » (ex. Google, article Libations).

LéopoldDiégoSanchez.

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