Une aventure de chasse

Elles sont souvent sinistres, ces grandes maisons de campagne où l’on se retrouve pour chasser. Paul Dubois a été invité à une partie de chasse par son ami de collège, Audemar de Saint-Cygne. Que cet illustre nom convienne plus à un personnage de George Sand ou de Musset qu’à un jeune homme de 1926, Audemar, « Dodo » pour ses amis, n’y peut mais. C’est un bon garçon, sympathique et jovial, qui n’a pas inventé la poudre, mais sait en revanche fort bien la tirer. Il est un des meilleurs fusils de la région. Il tient d’ailleurs à ce titre, plus qu’à aucune autre distinction, exceptées celles qui s’attachent à son rang : les Saint-Cygne sont marquis pour service rendu, du temps des amours de Louis XV avec la duchesse de Châteauroux. De la noblesse de ciel-de-lit, en quelque sorte !
Pour une autre fois, le perdreau ou la bécasse… Oui ! Mais là, en cette occasion, il n’est pas question de tirer. Il s’agit d’une chasse à cheval. Le grand-père de son ami, Victor, huitième marquis de Saint-Cygne, veneur chevronné, se fait une fête d’organiser dans ses terres, le jour de ses quatre-vingt-dix ans, une chasse à courre le cerf suivie d’un grand dîner, auquel il a convié sa famille, ses voisins, quelques amis et ceux de ses petits-enfants, une centaine de personnes, sous les lambris de chêne de la grande salle à manger, une pièce qui ne s’ouvre que pour les occasions exceptionnelles. La dernière s’est déroulée, il y a trente-cinq ans, avec le bal anniversaire des « événements » (la Révolution Française) qui décidèrent le troisième marquis de Saint-Cygne à partir en 1792 pour l’Angleterre. Il y gagna une fortune, dans le commerce du fromage, ce qui lui permit de racheter son château à son retour, et de le remettre en état pour qu’il fasse de nouveau honneur aux chasses de ses maîtres. Les plus nobles traditions de la vénerie française se sont conservées dans cette maison : on continue de servir l’animal au couteau. Depuis que la noblesse n’a plus voix au chapitre, les Saint-Cygne chassent et se mêlent de politique : ils sont, de père en fils, députés libéraux de la circonscription de l’Orne.

S’habiller pour une telle circonstance, n’est pas chose facile. Ce n’est pas la première fois que Paul est invité dans un château, mais pour y chasser…Si, en plus il s’agit d’une chasse parti-culière. Les années passées ensemble au collège les ayant liés comme des frères, il s’en est ouvert à son ami Audemar, qui lui a semblé trouver que la chose n’avait aucune importance. Il a tout de même paru surpris, qu’il lui parle de louer une tenue complète Au Cor de Chasse, rue de Buci. « Tu ne feras pas trop apprêté ? s’est-il écrié : Il n’y a rien de pire que de venir habillé de neuf ! » Pour la soirée d’arrivée et le dîner du jour suivant, pas de problème. Il a son smoking et son frac, qui feront parfaitement l’affaire. Mais, pour la chasse ? Par chance, Paul a une marraine friquée, comme dans les contes, et il est allé lui demander conseil, dans son charmant rez-de-chaussée de la rue Pergolèse. Elle l’a écouté, avec la gravité indulgente d’une dame pleine d’expérience devant un neveu qui fait ses débuts en la matière, autour d’un thé anglais et de délicieuses tartelettes à l’amandine, qu’elle fait venir de chez Rebattet. Elle lui a posé ensuite toutes sortes de questions sur son ami « Dodo » et sur sa famille, avant de se lever de sa bergère, en écartant, non sans coquetterie, la soie parfumée par Lenthéric de son peignoir, un arceau de glycines mauve et rose par une belle journée de printemps qui s’achève, sur une gorge aussi poudrée à frimas que les tartelettes de Rebattet. Elle s’est dirigée, en traî-nant un peu ses jolies mules, vers un petit meuble-bibliothèque, d’où elle a tiré, après avoir furtivement chaussé un lorgnon qu’elle a aussi vite enfoui dans la poche de son peignoir, un in-quarto en toile grège, aux dos et coins reliés de maroquin grenat. Elle a allumé une petite lampe enjuponnée de soie, qui a répandu sur son salon des teintes chaudes d’abricot mature, avant de poser nonchalamment sa hanche sur l’accoudoir du fauteuil occupé par son neveu. Une fanfreluche en dentelle qui pendait de celle-ci est venue lui agacer la joue, qu’il avait aussi délicate et blanche que ses oreilles et son cou. Un biscuit de Sèvres ! -« Voyons, mon p’tit ! fit-elle, car elle jactait un peu : Lis-nous c’qu’écrit l’baron d’Fleury à c’sujet ! » Tout en posant l’in-quarto en question sur les genoux de Paul : « Tu trouves ça à « Invités », à la fin d’bouquin…Moâ, tout’ces pages à tourner, ça m’chiffonne le cœur ! » Dominant son trouble, Paul y fut bientôt et il lut clairement et à haute voix : -« Pour la tenue de l’invité, elle a souvent été définie par les tailleurs qui en connaissent les règles. Disons tout de suite qu’un costume de cheval de bonne coupe et sombre avec cravate blanche, chapeau melon et bottes noires sera toujours à la rigueur admis. (Paul écarquilla les yeux d’effroi, en s’imaginant coiffé d’un melon). Mais, poursuivit-il, la vraie tenue est celle-ci : chapeau haut-de-forme huit-reflets, jaquette noire, rouge ou gris foncé, culotte blanche et bottes á revers. » -« Et oui, mon n’veu ! C’est la règle, la tradition, comme ils disent dans l’monde ! » Elle posa soudain son index sur ses lèvres, en s’interrogeant : « Mais, ne m’as-tu pas dit que pour l’équipement de ton marquis c’était l’vert ? » Elle avait quitté le bras du fauteuil, d’un bond de chatte qui a senti son lait, pour se diriger avec un léger frottement de pantoufles vers sa chambre, où elle resta quelques longues minutes à fouiller, rouler des portes à glissières, déplacer des choses qui grinçaient sur des tringles, avant d’en revenir avec un superbe redingote vert émeraude à parements de velours noir, aussi somptueuse qu’un costume d’académicien, qu’elle étala sur un petit canapé en satin champagne. Elle n’était pas peu fière de sa découverte. Elle interrogea pourtant, un brin dubitative, les demi-sphères dorées qui ornaient le plastron : -« Si quelqu’un t’le demande, tu réponds : Saint-Hubert et les Dames ! Un vieux parent…Oh ! fit-elle de go avec un air navré, voulant sans doute prévenir la question qu’elle lisait dans les yeux ébahis de son neveu : C’est pas où il est, le pôvre, qu’il en aurait l’usage ! » Paul hésitait : N’était-ce pas trop, que de venir sans permission dans les couleurs de l’équipage de son hôte ? Bah ! Il demande-rait à Audemar… Il consentit à passer la jaquette. Elle lui allait comme un gant. Pour la culotte blanche, fatiguée comme il se doit, il fallait lui rentrer un bon centimètre aux coutures pour qu’elle fut à sa taille. Sa marraine se proposa gentiment de le faire : -« Dans sept ans, d’toutes façons, elle ne lui ira plus ! » soupira-t-elle, en caressant tendrement le velours blanc, un peu jauni par endroits. Tout se passa pour le mieux. Audemar approuva son choix et lui fournit même, de sa garde-robe personnelle, des bottes noires et une cape (que certains appellent improprement « bombe ») notablement usées par les intempéries. Paul n’eut plus qu’à passer là-dessus sa vieille pélerine du collège, en toile imperméable grise, et il aurait pu sortir du roman de Maurice Genevoix, Raboliot, le Prix Goncourt de l’année dernière. Il avait gardé un certain cachet, le château de son ami, bien que sa façade en pierre noire, telle qu’elle s’impose dans le paysage (lui dit-on) à partir de Carrouges, ait été bien souvent remaniée. Elle aurait même été un brin lugubre, sans sa charmante toiture d’ardoise qui prenait, lorsque le ciel s’éclaircissait un peu, entre deux averses, des tons de roses fanées. A table, Paul avait suivi les bons conseils de sa marraine, comme autour de la cheminée du salon, dans la conversation animée qui préludait joyeusement à l’événement du lendemain, écouté poliment les histoires de chasse qui fusaient de tous côtés, tant des lèvres des hommes que des femmes. « Insupportable ! lui avait soufflé à l’oreille son ami, ajoutant : Sitôt qu’un commence, chacun est impatient de placer la sienne ! » Pour certains, il aurait pu répondre, s’il avait eu le don de prédiction, ce qu’un auditeur avait dit à Marius contant ses exploits de chasseur en Afrique : « Tu en tues encore un de lion, je te fous mon pied quelque part ! » Le grand-père d’Audemar n’était pas le dernier en reste sur ce chapitre. Paul fut plutôt surpris, en regard de son ami, qui était le genre un peu grassouillet ne pratiquant aucun sport, hormis la chasse, de se trouver en face d’un homme grand, mince et élégant, ne portant pas du tout son âge, au menton énergique et aux yeux clairs pétillants de malice, affichant une mine épanouie que venaient souligner une superbe paire de moustaches en croc, comme on les portait au siècle dernier, aussi enneigée que son faîte qui avait traversé les ans sans perdre trop de sa prestance. « Où l’herbe demeure verte, la forêt prospère ! » dit un vieux dicton normand. Il lui donnait l’impression d’avoir été un sacré militaire, ce qu’il avait probablement dû être au cours de cette guerre, que chacun s’efforçait sans peine d’oublier dans les divertissements. En guise de décoration, il arborait un coquet nœud papillon blanc à pois bleus. La bonne impression n’avait pas été réciproque et Paul était persuadé l’avoir distinctement entendu dire à son ami, peut-être parce qu’il avait bafouillé, sans savoir quoi répondre, aux deux ou trois questions que ce personnage imposant lui avait adressées : « Dis-moi, une vraie violette en sucre, ton invité ! » Audemar lui avait confirmé cette mauvaise impression, dans le cours de leur première soirée, mais en n’y prêtant aucune importance : « C’est un vieux ronchon très pointilleux sur le protocole… Mais, en fait un vrai cabot qui jubile à l’idée de servir, le jour de son quatre-vingt-dixième anniversaire, son deux-mille quatre-cent-soixantième cervidé, et surtout (ajouta-t-il avec un air espiègle) de présider aux agapes qui vont suivre… On sera plus de cent vingt…Tu te rends compte ? Quel succès ! » Mon ami tint à me montrer la belle table servie de cristal, d’argent et de porcelaine blanche aux armes du marquis, que les domestiques avaient dressée devant quatre hautes fenêtres à petits carreaux donnant sur le bocage normand. Il insista même pour l’emmener dans les cuisines, où l’on portait fébrilement les dernières mains à une imposante pièce-montée, en forme de cygne de glace à la meringue, dont la surprise devait venir clôturer le dîner du lendemain. Le pâtissier achevait de couler la bague en chocolat qui devait orner le col du palmipède, avec ces mots gravés à la feuille d’or : « 90 ans – 2460e » et le jour de l’anniversaire du marquis. « On n’a pas voulu inscrire de date ! lui confia son ami : « C’est de la superstition, mais on raconte au village que ça porte la guigne… Tu parles, qu’il s’en fout ! nous a-t-il répondu, l’Marquis ! » De tous les sports le plus ancien et le plus prestigieux, la chasse á courre se veut réglée comme une chorégraphie qui débute sur le parvis d’une vénérable demeure, au bruit du cor et de la meute, piétinement des chevaux, présentations et mondanités, au milieu desquelles un vieux serviteur place une dernière coupe de champagne ou une tasse fumante de thé. On a tout juste le temps de reconnaître sa voisine de table de la veille, d’échanger avec son vis-à-vis quelques phrases, d’une gaité un peu forcée, sur les défauts de sa monture (on ne parle pas du temps en Basse-Normandie), tout en lui tapotant affectueusement l’encolure. Cette fichue bestiole pourrait comprendre (sait-on jamais ?) … Et c’est parti ! Pour sa part, Paul s’était vu confié aux bons soins d’une petite jument grise pommelée, dont la dimension rondelette et l’indifférence apathique auraient semblé mieux convenir à la promenade d’une vieille dame en villégiature thermale à Bagnoles-de-l’Orne. Dans sa modeste expérience de cavalier, il put cependant juger que la bête était capricieuse et sournoise et qu’il devait se montrer ferme, s’il ne voulait pas qu’elle en fît à sa tête. Si au début, il avait essayé de galoper derrière la compagnie, cela n’avait pas été visiblement dans les intentions de son canasson et, passés les cris de la meute et des piqueurs, la chasse n’avait bientôt plus été pour eux qu’un écho dans le lointain. Tandis qu’ils s’enfonçaient, cavalier et monture, de plus en plus avant dans la forêt, succédait au tumulte un silence profond, ponctué par le bruit des gouttes qui recommençaient à tomber. Dans cette dépression qui s’est formée au quaternaire, entre la baie Saint-Michel et la grande plaine fertile de la Beauce, le parapluie est le compagnon ordinaire du promeneur. On avait quitté le château à l’heure où la quantité d’eau était plus éparse dans l’air que sur les feuilles mortes. Le rapport s’était inversé. Des lambeaux de brumes s’accrochaient aux branches, ce qui ne permettait pas bien de jauger les distances. A mesure que Paul avançait, l’ombre augmentait autour d’eux. Par moment, il entrevoyait, dans l’épaisseur de la futaie, une place plus pâle indiquant une clairière : touffes de bruyères pointillant le vert gras des mousses de leurs petites fleurs mauves, buissons d’airelles, dernières fraises sauvages sous le manteau de brin-dilles et de feuilles mortes… Il fut pris d’une violente envie de faire quelque pas sur ce tapis moelleux, poussé (il faut bien le dire aussi) par une autre envie, celle-ci aussi pressante qu’elle était naturelle. L’humidité, pensa-t-il, et sans doute aussi le thé pris en abondance ce matin. Il mit donc pied à terre et, après avoir passé les rênes autour d’une branche basse, il se dirigea vers une souche pour y soulager tranquillement son excédent de liquide. Le cri monotone du pinson à gorge blanche informa de cette particularité les habitants de la forêt… Mais laissons le correspondant de l’Union de la Sarthe à Fougères (cette feuille royaliste est plus lue dans cette région qu’au Mans, où siège sa direction), nous raconter la suite, dans un article paru à la date du 27 octobre 1926, d’après les dires du principal intéressé. Témoignage livré sous le couvert d’un demi-anonymat, pour éviter de compromettre une honnête famille bourgeoise, que la publicité régionale apportée à un fâcheux événement, désole plus qu’elle ne l’attriste, trouvant « barbare » (de l’aveu de M. X. Père) une activité d’un autre âge et dans laquelle il s’étonne (dixit) : « que son rejeton ait pu trouver quelque plaisir » : « Elles ont tant de charmes et d’attraits nos belles forêts de la Basse-Normandie, que le très sympathique M. Paul X., parisien de souche mais néanmoins chasseur émérite, s’y est laissé distraire en faisant quelques pas, au lieu de suivre à cheval la belle partie de chasse que M. le marquis de Saint-Cygne organisait dans la forêt des Andaines, du côté de la cuvette de la Chapelle, la semaine dernière, à l’occasion de son 90e anni-versaire. Toutes nos félicitations, Monsieur le Marquis ! Il marchait aux côtés de son destrier, lorsqu’il lui sembla entendre un bruit incongru, qu’il prit d’abord pour le piétinement d’une harde de sangliers, rencontre jamais très agréable même pour le plus audacieux des chasseurs. Aussi avait-il ramassé en guise de bâton, une grosse branche morte avec quoi il pensait se défendre vaillamment si quelque bête faisait mine de l’agresser. Ce qu’il a fait, sans perdre son sang-froid, aussitôt qu’une a surgi de la profondeur du taillis pour se ruer sur lui. En se cabrant, pour éviter le coup vigoureux que notre Tartarin lui portait de toute sa force, l’animal (en fait, un cheval) a envoyé voler dans les fourrés, cachant à cet endroit un dangereux escarpement, le chasseur qui le montait. Il s’agissait de M. le marquis en personne, que les gens de sa suite, accourus pour lui porter secours, ont eu le plus grand mal à tirer de cette situation. On l’a conduit à la ferme proche des Villiers, où le docteur Coudé est venu en urgence de Mortain, pour constater une double fracture de la jambe droite et une côte cassée, ainsi que diverses contusions et égratignures, nombreuses mais sans gravité. La direction ainsi que la rédaction tout entière de l’Union de la Sarthe se joignent à moi, Monsieur le Marquis, pour déplorer ce fâcheux accident et vous souhaiter un prompt et heureux rétablissement de votre santé. » Ce fut sans entrain que s’acheva la chasse. On avait de toutes façons perdu le cerf et manqué ainsi la maigre consolation, pour le blessé, d’ajouter à titre de curiosité une ramure à sa collection, sous le numéro 2460. En eût-il eu quelque plaisir, dans l’état où il se trouvait ? Les convives mangèrent et burent néanmoins copieusement, et dégustèrent au dessert le cygne de glace à la meringue, mais ils trouvèrent qu’il aurait été indélicat d’envoyer à leur hôte le collier de chocolat gravé du dernier de ses exploits. En effet, le corps médical de l’hôpital de …, dans la petite commune voisine de…, où il avait été conduit avant d’être opéré, s’est montré formel pour déclarer que s’en était bien fini, pour le marquis, de la chasse, du moins pour les six années à venir. Ce qui, au vu de son âge, équivalait à un arrêt. Paul prit le premier train du lendemain, pour Paris. Son ami Audemar consentit à l’emmener jusqu’à Caen, dans sa conduite intérieure Voisin (« Mon porte-bonheur », comme il disait), en pestant contre la distance et l’heure matinale si contraire à ses habitudes, quand elle n’a pas pour raison de tuer du gibier. Il trouva même moyen de l’houspiller en remarquant sur ses traits une affliction, que notre ami jugeait légitimement de circons-tance : « Enfin, il n’est pas mort ! Je ne vois donc pas pourquoi tu devrais m’imposer de bon matin une tête d’enterrement ! » Et il fredonna un air de Mistinguett tout le reste du chemin. Ce que le journaliste de l’Union de la Sarthe ne pouvait pas savoir, car Paul l’ignorait aussi au moment où il l’interviewait (et dut l’ignorer longtemps, sinon sa vie durant), c’est que, parmi les convives du château, se trouvait un artiste assez connu et talentueux pour que sa renommée lui ouvrît les portes de la meilleure société dans la Sarthe. Il avait commencé sa carrière dans la peinture, avant de passer aux arts décoratifs, activité qu’il exerçait avec succès dans la capitale, en collaboration étroite avec un ami de longue date. Les deux artistes signaient ensemble des aménagements intérieurs de dernier cri. Il s’agissait d’André Mare qui avait laissé, pour l’occasion, son associé Louis Süe à Paris. Audemar qui connaissait le premier, sinon personnellement, du moins de renom, lui conta l’histoire, telle que Paul la lui avait rapportée par le détail, et comme ils imaginaient tous deux la scène et que l’autre songeait toujours à ses premières amours pour la peinture (André Mare a toujours réfuté le titre de décorateur et se disait peintre avant tout), il se laissa facilement convaincre de l’immortaliser dans un tableau. C’est ainsi qu’un maussade après-midi de dimanche, quatre-vingts ans plus tard, au seuil du 21e siècle, par le hasard d’une succession, l’accident de chasse de Paul X., s’est retrouvé accroché sur une allée latérale du marché Vernaison, où je l’ai acheté. Son marchand s’était installé depuis peu, dans l’un de ces boxes qui longent la partie droite du marché, lorsqu’on entre par la rue des Rosiers. Il n’y est d’ailleurs pas resté longtemps. Il était le dernier tout au fond, à l’endroit où l’allée devient de plus en plus biscornue, avant de tourner en impasse, du moins en apparence, quand elle atteint la guérite des toilettes publiques. Là, dans ce recoin rebutant, pratiquement invisible lorsqu’on n’est pas un habitué des lieux, s’ouvre un passage discret sur la dite rue. On pourrait s’y croire dans un traquenard, sans la présence rassurante d’un pot de géraniums, placé à hauteur des yeux sur le rebord de l’imposte entrouverte d’un cabinet d’aisance, toujours frais, toujours pimpant et soigné en toutes saisons, comme il se doit. Certainement, par la même main invisible qui a disposé une petite nappe à carreaux toujours impeccablement repassée sur une modeste table et une soucoupe blanche pour recevoir l’obole des clients. Je n’ai jamais vue la personne qui tient l’endroit, comme je n’ai jamais vue de pièce dans sa sébile. Elle doit faire comme les moineaux, postés en guirlande sur les câbles électriques, et attendre que les pratiques aient tourné le dos pour s’emparer des miettes de leur gratitude. C’était un jeune marchand, long et maigre, assez sympathique, un peu informé de ce qu’il vendait. Il n’en avait pas trop de mérite, le cachet d’atelier de André Mare était apposé, bien visible, au revers de la toile, dans le bois du châssis. Mais, cet artiste n’avait pas alors de cote particulière, du moins pour sa peinture, et puis le sujet, un sous-bois avec un personnage en grisailles de marrons, de gris et de verts, ne lui semblait pas assez caractéristique de ce style Art Déco, dans lequel il avait laissé quelques belles réalisations, pour lui accorder une valeur conséquente. J’ai découvert, plus tard, dans une galerie de peinture de la rue Sainte-Anne, une toile du même artiste, un sous-bois assez similaire, mais sans le chasseur brandissant un bâton et le cheval effrayé, que je n’ai pas achetée car son propriétaire en voulait un prix important. Il savait qui en était l’auteur, bien qu’elle ne portât pas de signature, ni de cachet d’atelier. Pour la situer au lecteur, dans une courte fin de biographie : Après 1927, André Mare renonçait, pour des raisons de santé, à la cogestion de la Compagnie des Arts Français avec Louis Süe, pour se consacrer exclusivement à la peinture. Il n’était plus le post-nabi de ses débuts, mais il avait assez bien assimilé la nouvelle esthétique qui avait pris un essor après le conflit. Le contact étroit avec la machine de guerre et la volonté des jeunes artistes de renouveler le monde qui s’ouvrait à eux, se manifestaient dans une forme encore assez figurative de cubis-me ou d’expressionnisme assagi. C’est au début de cette période, relativement brève, puisque André Mare meurt en 1932, qu’il faut situer mon tableau. La version de la rue Sainte-Anne en était-elle l’esquisse ? C’est possible, car elle représentait exacte-ment le même coin de forêt. Monsieur Périer, mon voisin du dessous, est venu dimanche dernier sonner à ma porte. On échange parfois quelques mots sur le palier, mais sans plus. C’est un vieil original, qui vit seul (comme moi, d’ailleurs) mais avec des mœurs plutôt agrestes. Il est toujours en balade dans les forêts des environs de Paris et son départ pour ses équipées pédestres vaut pour le moins un coup d’œil : sac à dos de l’époque de Mathusalem, bâton ferré, short en peau par tous les temps, moustache en vieux balai de cave et casquette à double visière blasonnée d’écussons sur son crâne chauve, aussi tanné qu’un vieux gnome de jardin. Il en revient les épaules souvent chargées de grosses branches, sans doute aussi de provisions de châtaignes et de champignons, et je l’entends alors sous mes pieds, qui fend les bûches à grands coups de hache avec des Han ! Han ! sonores, dans lesquels d’aucuns reconnaîtraient un souvenir du cri primaire. Quelques minutes plus tard, une bonne odeur de bois brûlé se répand subrepticement dans ma chambre et je perçois un ronflement sourd par le conduit de la cheminée, bien que la concierge nous répète à chaque fois que le propriétaire interdit formellement d’y faire du feu. La mienne ayant été murée avant mon arrivée dans l’immeuble, je pense -étant donné, qu’il n’a jamais dû faire venir de ramoneur -qu’il représente un vrai danger pour mon mobilier. C’est d’ailleurs ainsi que tout cela va finir en jour… Mon voisin voulait une poignée de café moulu parce qu’il n’en a plus, qu’il a un invité et qu’il veut ajouter au plaisir d’une conversation amicale au coin du feu, par un froid et maussade dimanche après-midi d’hiver, celui de déguster une tasse de café… mais surtout, parce qu’il ne veut pas mettre les pieds chez l’épicier d’en face, qui est ouvert comme tous les jours de la semaine (sauf le lundi), jusqu’à 23 heures, pour des raisons qui le regardent… Bref, alors que je suis occupé dans la cuisine, à prélever de ma réserve ce qu’il lui faut dans le cornet d’un filtre en papier, il s’est glissé chez moi et, la première chose qui a requis son attention sur mes murs, c’est mon tableau : -« Joli tableau de chasse ! s’est-il écrié, en se haussant sur la pointe de ses charentaises pour être à la hauteur de la toile : un piqueur… un sonneu, comme on dit chez moi ! » (De quelle région de France est-il originaire, sans doute de celles où l’on pratique activement ce sport : la Sologne, le Maine, l’Alsace ? Je m’aperçois qu’on chasse un peu partout en France). Je lui réponds : -« A quoi le voyez-vous ? » -« Ben ! à sa tenue… et à l’instrument qu’il lève au bout de son bras ! » -« Ce n’est pas un bâton ? » -« Mais non, c’est un cornet ! me dit-il. Et comme je le regarde, d’un air ahuri : une trompe, quoi ! Vous le voyez bien ? Elle est sombre, c’est tout ! Votre sonneu montre aux cavaliers la direction qu’ont prise les chiens » Et il ajoute avant de me quitter :« Vous vous y connaissez peut-être en tableaux de maître ? Par contre en vénerie… Une branche ! Vous avez beaucoup d’imagination. »