Enquête autour d’un guéridon

J’ai été deux ans chroniqueur mondain pour un magazine féminin assez cheap tant pour son prix que son contenu. Il se targuait, en effet, sur ses affiches de publicité, d’offrir à ses lectrices pour 20 cts (1 franc de ce temps), « le monde dans une coupe de champagne ! ». Ce n’est pas ce que j’ai fait de plus glorieux dans ma vie, d’autant plus que la coupe de champagne -vous en doutez ! - c’était moi ! Autant dire un petit mousseux un peu éventé. Cette activité, qui a duré juste ce qu’il fallait pour ne pas me donner de dégoût et encore moins de regrets, m’aura permis cependant de croiser une foule de gens que je n’aurais jamais connus sans cet épisode.


Irina était une riche Libanaise qui, comme la plupart des gens oisifs et fortunés, avait la manie de chercher à tisser des liens intimes entre ses amis et connaissances. C’est pourquoi elle était toujours à confesser les uns et les autres, à se faire raconter les petites histoires personnelles de chacun ; non qu’elle les répétât, mais parce que c’était pour elle le moyen de nouer des relations plus serrées entre les membres de son cercle, de les approfondir en leur ménageant rencontres et tête-à-tête, dont les péripéties venaient alimenter son futile quotidien. Par-delà ce rôle d’entremetteuse, elle avait la disposition innée et irré-pressible d’une pompe à aspirer les idées et les expériences des autres, en l’occurrence des personnalités intéressantes dont elle savait habilement s’entourer : artistes, écrivains, acteurs, journalistes, hommes politiques et même des antiquaires… Cette mission rassembleuse se manifestait chez elle, par une activité débordante, une sorte d’euphorie mécanique dont le cadre était principalement son salon, Villa Montmorency, et quelques boîtes de nuit à la mode, Le Club Castel ou Chez Régine, où ses invités avait tout loisir de s’enivrer et se peloter à discrétion sous le regard bienveillant de la Patronne. Ce jeu, -car s’en était un, sans doute -, dans le but de gagner un peu plus de pouvoir et un peu plus d’argent sur le dos d’autrui. J’avais entendu parler, par un ami qui, comme moi, la fréquentait un peu, d’un joli guéridon en laque rouge aux guirlandes de roses dorées qu’elle possédait, sans savoir trop pourquoi ? dans l’une des nombreuses chambres de sa vaste maison de vacances à Saint-Tropez. Le lieu ne pouvait que convenir à ce genre de personne menant une existence des plus entourée, de fête en fête, de premières en réceptions, de meetings en vernissages… Je savais donc un joli meuble en un lieu ne lui convenant pas du tout, mais en parfaite légitimité, puisque cette femme frivole en était l’heureuse propriétaire. Ce qui -je ne le dénie pas -pouvait passer pour une preuve qu’elle avait malgré tout bon goût. Je n’avais jamais songé à lui, encore moins tenté de me l’imaginer, lorsque je découvris un jour, dans la vitrine d’un antiquaire de la rue de Lille, un guéridon étrangement semblable à celui dont mon ami m’avait parlé à Saint-Tropez. Rouge vif, de forme ronde, assez lourd sur ses quatre pieds à godrons, d’une grosse cannelure non pas sculptée en creux mais saillante en ronde-bosse et couronnés de gros bouquets de fleurs dorés. Aux proportions singulières, trapues et néanmoins élancées et élégan-tes, d’apparence moins haut que large (mais d’apparence seule-ment !), un soupçon trop bas pour un contemporain et pourtant harmonieusement pensées, s’inscrivant en cercle dans un carré parfait, avec une large ceinture rouge en architrave de temple sur laquelle s’effeuilleraient branches et fleurs d’or effacées d’un sacrifice à la déesse de l’Amour. Un plateau de vieux Coro-mandel en garnissait le dessus. Eléments caractéristiques d’un meuble transition : un début Louis XVI conçu à l’orée du 20e siècle. Non pas une copie -il eut été différent, car il aurait respecté certaines règles du mobilier de cette époque -, mais plutôt une réinterprétation de ce style pour les temps modernes. Ce meuble était fait pour moi ! Je le sus sur le champ. Sa forme imposante, sa couleur vermillon, ses pieds cannelés à la façon de colonnes corinthiennes supportant de gros bouquets de roses en guise de chapiteaux, ses proportions dans lesquelles je discernais l’intervention du fameux Nombre d’Or (1) … Tout, jusqu’au panneau en Coromandel de son plateau circulaire, me donnait la fièvre ! J’étais devant l’œuvre d’un grand ébéniste qui s’y connaissait en proportions. Il y avait-là, de surcroît, un aspect d’un style que j’aime particulièrement à cause de sa brièveté dans le temps et de son raffinement, celui de la décennie qui précède l’Exposition de 1925 et, entre la modernité, la machine, l’automobile, l’aéroplane, et les styles du passé, tâtonne, cherche son chemin, une inspiration nouvelle dans ce 18e siècle finissant qui fut l’époque de gloire du mobilier français, mais aussi dans les formes du Premier Empire, le Directoire, le Louis-Philippe… On y sent un goût prononcé du théâtre, de la danse ; un écho fin de règne à la majesté des formes classiques, à l’antiquité gréco-latine. Et ces bouquets de grosses roses de jardin, aux pétales ourlés d’or comme des feuilles de choux, ces fleurs des champs mêlées à de minuscules boutons de roses, les mêmes à la senteur entêtante et poivrée qu’on appelle sur le marché de Nice des Caprices de dames, entre l’autel du sacrifice et les offrandes poétiques d’une fin-de-siècle alanguie. Il me faisait songer, ce guéridon, au mobilier de Leleu pour le petit appartement de la comtesse Du Barry à Versailles, au-dessus des cabinets du roi, dans l’attique sur la Cour de marbre. Déjà « Louis XVI » par sa délicatesse et encore « Louis XV » par le luxe et la qualité de son exécution. Royal et champêtre, un style transposé sur la planche à dessin d’un architecte-décorateur vers 1910, retravaillé, un peu trop pensé peut-être, ce qui lui donnait cette subtile mélancolie des choses trop parfaites pour durer plus longtemps que le laps qui leur fut impartie pour arriver jusqu’à nous. Le contour en est sec, précis, ciselé comme un intaille dans la cire dure. Vienne un coup brutal des événements et elles fondent comme cire au feu… Adieu la beauté ! S’agit-il du même meuble, dont m’avait parlé mon ami ? Pourquoi se trouve-t-il ici ? J’entre dans la boutique pour en avoir le cœur net. En effet, il vient bien du Midi de la France, me dit un vendeur, mais sans plus de détails. Il m’affirme ignorer les conditions dans lesquelles il a été acheté. Il peut, en revanche, me donner le prix qu’en demande son patron : bien qu’il ne soit pas signé, ni même attribué à un artiste important ou simplement connu, il en veut une somme conséquente, du moins pour mes moyens. Je laisse-là ma table pour suivre mon chemin sans insister… Doux moments de torture pour l’esprit, où l’on s’interdit de réfléchir à une chose, sans cesser toutefois d’y penser ; où une voix vous dit qu’elle est trop chère ; une autre, qu’il vous la faut à tout prix ! Déchiré entre « ce guéridon sera un jour à moi » et « je ne l’aurai jamais », je passe tous les jours devant la boutique pour le contempler dans sa vitrine, comme on passe prendre des nouvelles d’un ami qui a subi une grande opération, sans oser pousser jusqu’à son chevet par crainte de le fatiguer. Avec un pincement au cœur, je le vois à travers le verre, somptueux et morose, dans ses haut-de-chausses rouge et or de majesté de théâtre. Les mois passent et il ne se vend pas. C’est de son propriétaire que vient un jour une proposition moins décourageante pour ma bourse, mais encore trop élevée. Et puis, avec le temps arrive une nouvelle offre -toujours de la part du marchand -, qui me donne cette fois toutes facilités pour le payer à crédit, avec une date butoir vers la fin de l’année. J’ai six ou sept mois pour accéder à mon rêve. Je me jette dans l’aventure, en lui versant le premier acompte. D’un point de vue purement juridique, le guéridon m’appartient dès ce moment, bien qu’il doive rester à se morfondre dans sa vitrine, jusqu’à ce que j’aie intégralement réglé son prix. Nous avons ouvert une feuille de compte, où il a été porté ainsi que le montant et la date de mon premier versement. Il restera sous la garde de son vendeur, un homme honnête et intègre me suis-je laissé dire, qui, connaissant mon désir obsessionnel de ce meuble, m’a dit se réjouir sincèrement que j’en sois l’acquéreur et me donne assurance que tout va très bien se passer. Les versements se succèdent, pas toujours aussi régulièrement que je le souhaiterais, surtout en ce qui concerne les derniers. Nous avons atteint la date limite fixée par notre contrat et je dois encore un tiers de la somme, lorsqu’un jour je découvre, à l’occasion d’un passage de routine, que mon guéridon ne se trouve plus à sa place habituelle. Je me précipite dans la boutique, pour apprendre du vendeur qu’il a été confié à un restaurateur, car il avait un pied qui avait « un peu joué » au soleil. Je suppose qu’il veut parler d’une très légère déformation que j’avais remarquée dans la verticalité des colonnes ; mais je suis néanmoins surpris qu’on en ait disposé sans me consulter. On reporte au retour de son patron de l’étranger où il se trouve pour quelques semaines, le règlement du solde. Le jour venu, je retrouve ma table à l’endroit qu’elle n’aurait jamais dû quitter, en vitrine, propre et même un peu trop brillante pour mon goût, mais convenablement restaurée. La légère déviation dans la cannelure du pied ne se voit plus du tout. Je dépose le dernier acompte entre les mains du vendeur, qui refuse de l’accepter sans prévenir son patron. Il l’appelle sur son portable : il est en voiture sur des routes, loin de nous apparemment, et nous avons beaucoup de mal à nous entendre. Notre conversation est très souvent inter-rompue par le trafic, les tunnels, les conseils de prudence à son chauffeur, ce qui lui donne un aspect décousu où il semble n’y avoir la moindre trace d’intérêt de mon interlocuteur pour ce que je lui dis au téléphone. Tout cela sent la manigance ! Je crois néanmoins comprendre que la restauration du meuble a été fort chère et que le prix convenu n’est plus d’actualité ; qu’étant donné que j’ai dépassé la date fixée pour régler le solde, j’ai contrevenu au contrat et qu’il me propose d’en établir un nouveau avec son vendeur, sur une base qui double quasiment le coût de mon achat. Avec mon dernier acompte, j’aurai réglé la moitié de la somme que je lui dois. Je repars avec mes sous, inquiet et le cœur gros. Aussi, en fais-je part à une amie que cette histoire scandalise et qui me propose d’aller chercher ce meuble sur le champ, avec sa voiture où nous essayerons de le caser à l’arrière. Retour à la boutique de la rue de Lille. Tandis que le break de mon amie attend devant la porte et bloque le trafic dans une rue assez commerçante, je replace mes billets entre les mains du vendeur, qui recommence son cinéma de refus et d’hésitations et finit par se replier sur la décision de son chef. Nous l’appelons de nouveau, pour avoir la même conversation hachée, interrompue de blancs (ou de noirs, s’il s’agit d’un passage de tunnel). Je remarque alors, dans le tiroir entrouvert du bureau au-dessus duquel se déroule cette petite scène, le papier de notre contrat avec les versements effectués. Je m’en empare et le barre d’un grand ‘Payé’ au crayon rouge, que je complète d’un coup du cachet de commerce qui traînait aussi par hasard. Dans le même élan, je soulève ma table, je franchis le seuil, aidé par mon amie qui me tient la porte, pour la loger sur la banquette arrière de sa voiture. Et hop ! Nous démarrons aussitôt, laissant le vendeur indigné et pantois sur le perron de sa boutique. Installé chez moi, mon guéridon en laque rouge ne m’a pas révélé tout de suite son secret. J’habitais alors sous les toits, au septième étage d’un vieil immeuble sans ascenseur, dans une mansarde ouverte de tous les côtés sur le ciel et qui ressemblait moins à un appartement, qu’à un poste de vigie au-dessus de Paris. Tempêtes et canicule m’y touchaient de plein fouet. Pour les premières, je me figurais sur un navire en détresse au milieu des éléments déchaînés ; tandis que la seconde me donnait l’impression d’inertie et de bien-être physiques qu’on peut ressentir, allongé dans une jonque glissant sur les eaux jaunes du Mékong. Je ne savais pas grand-chose sur ce meuble ; sinon par le plus grand des hasards, en interrogeant un antiquaire au sujet d’un petit lustre d’Armand Rateau qui venait de la même succession, qu’il avait été vendu aux enchères à l’hôtel Drouot, quelques vingt années auparavant. J’avais pu en déduire que c’était à cette occasion qu’il avait sans doute été acheté par ma riche Libanaise. J’avais même réussi à me procurer le catalogue de cette vente, où il figurait en effet sous le n°40 d’adjudication, sans illustration mais parfaitement identifiable dans la description que l’étude en donnait : Table ronde en laque rouge et or reposant sur quatre pieds fuselés godronnés, terminés par des boules, et ornés à la ceinture de bouquets de fleurs. Le plateau orné d’un panneau en laque, genre COROMANDEL, de personnages chinois dans un paysage lacustre. Diam. : 80 ; Haut. : 72,5 Estimation : 10.000 Frs. Ce même catalogue m’apprenait qu’il venait de la collection Jeanne Lanvin, ce que m’avait confirmé Maître Delorme, le commissaire-priseur, en me précisant qu’il était part du mobilier art-déco de la résidence secondaire, que la couturière possédait au Vésinet. Ma table y figurait sans attribution particulière, alors que la majeure partie des autres pièces en adjudication portaient des signatures connues de ces années 1920, où la maison devait avoir été luxueusement aménagée. On y trouvait entre autres de nombreux pièces d’Armand Rateau, ébéniste de renom qui avait beaucoup travaillé pour Jeanne Lanvin et, en particulier, pour son hôtel particulier parisien, rue Barbet-de-Jouy ; mais aussi de Paul Iribe, Dalpayrat, Sue et Mare, Paul Follot… Je décidai de commencer mes recherches du côté de la couturière et de sa maison secondaire du Vésinet. Fort appréciée de la bourgeoisie, à l’exemple de sa voisine Maisons-Laffitte, cette petite commune des Yvelines a dû en partie son renom à la spéculation immobilière qui, au tournant du 20e siècle, a fait monter les terrains constructibles aux portes de la capitale. On y avait vu ainsi s’édifier une petite colonie, à l’usage des nantis du commerce et de l’industrie parisiens, composée de jolies villas à l’architecture élégante, ceintes de jardins fleuris et de parcs ombreux. Un passage au cadastre me permit de localiser la maison et d’avoir une photocopie de l’acte de vente entre ses héritiers (Jeanne Lanvin est morte en 1946) et les nouveaux propriétaires. Je louai bientôt une voiture afin de me rendre sur les lieux. Boulevard de Belgique, une villa de style normand dans un quartier résidentiel. Derrière une clôture en bois d’aspect assez miteux, elle cache à peine des passants son jardin que l’herbe et la poussière ont envahi. Les massifs vont à leur fin et les façades affichent le teint maussade d’une bâtisses à l’abandon. Je tire sur la chaîne d’une méchante clochette. Après un long moment, un vieux monsieur vient m’ouvrir le portail rouillé. Je lui explique un peu confus les raisons de ma visite. Par chance, il est sympathique et ne paraît pas trop surpris par mon incursion dans sa propriété. Il me fait entrer dans le jardin et, comme la chose la plus naturelle du monde, me propose d’emblée une visite de la maison. Lorsqu’il s’efface pour me laisser franchir le seuil, j’ai l’impression vague -mais je dois sûrement me tromper -qu’on attendait ma visite. En effet, il ne me pose aucune question sur le pourquoi ou le comment de ma présence. Au contraire, il se lance dans un grand discours au sujet de sa famille, de la profession de son père et du nombre d’enfants qu’ils étaient, au moment de leur installation ici, au lendemain de la guerre. A travers ses propos, je comprends pour quelle raison ma venue n’est pas une surprise pour lui : la maison est à vendre et il a passé il y a quelques jours une annonce dans un journal local. L’homme m’explique qu’il laisse ici une grande partie de lui-même, « toute sa vie » ajoute-t-il avec une pointe d’émotion dans la voix : il est venu habiter cette maison avec ses parents, lorsqu’il avait seize ans, et il y a vécu sa jeunesse et les premières années de son mariage. Il est trop heureux de trouver quelqu’un qui montre un intérêt sincère à écouter son histoire, aussi n’en vient-il pas tout de suite à l’état des lieux, les fissures dans les murs, la vétusté des toits ou de la tuyauterie… Voici en gros ce qu’il m’a raconté : Au printemps 1949, un industriel du textile, originaire de Roubaix, s’installait avec sa famille dans une maison de maître, boulevard de Belgique, dont la propriétaire venait de décéder. Elle ressemblait aux dernières années de la vie de gens riches qui n’auraient pas su y être heureux : froide et compassée. Sous ce dehors maussade, elle avait cependant conservé à l’intérieur l’air qu’elle devait avoir du temps de sa splendeur : mobilier, vaisselle, linge de maison, commodités domestiques et même un bout de son jardin grâce à un gardien, monsieur Marcel Aubespin, dont la courtoisie allait jusqu’à boucher les fissures dans la façade quand elle commençait à réclamer des soins. On sentait surtout que cette maison avait besoin d’être habitée, et ce sans délai ; d’autant que sa propriétaire, en s’en allant, avait tout laissé en place. Mon hôte se souvenait la surprise de ses parents au moment de leur visite : « Des plates-bandes un peu pelées, mais vastes comme dans un parc de château. Pour nous autres, p’tits Ch’tis qui arrivions de la rue du Général Leclerc, c’était le Paradis ! Primevères, roses, clématites, massifs d’hortensias, cyclamens en corbeilles que Monsieur Marcel protégeait du gel avec une bâche ». Il se rappelait aussi que, quelques semaines entre la signature de l’acte de vente, le 20 mai 1949 à l’étude de Maître Roland, commis de Maître Rech, décédé, notaire à Chatou, et l’installation de la famille dans la villa du Vésinet, la légataire de Mme Lanvin, sa fille, Marie-Blanche de Polignac, avait envoyé son chauffeur pour récupérer deux ou trois bagatelles qu’elle désirait garder : « Non ! comme des souvenirs de sa mère défunte » me précisait mon hôte « mais pour des raisons artistiques, comme elle nous l’avait fait savoir par son notaire » : un grand bouddha Khmer et une paire de vases T’ang. Pour le reste, meubles et objets de la villa, tout ce qu’elle qualifiait par intermédiaire, et non sans une pointe de mépris, de style Art Déco… Elle n’en voulait pas ! Elle devait trouver cela affreux ! » ajoutait-il avec un petit sourire : « Comme la plupart, au lendemain de la guerre, on n’en voulait plus de toutes ces vieilleries ! On s’en débarrassait sur le trottoir, au gré des villas qui refaisaient leurs intérieurs. L’argent était revenu et les pro-priétaires ne pensaient qu’à vivre dans le confort, avec piscine, salon-bar et véranda à l’américaine ! Vous n’imagez pas ce que le camion de la décharge municipale emportait chaque matin ; ce qu’on voyait passer, nous, les gosses… Sans vous dire, ce qu’on récupérait pour jouer ! » Il me faisait pourtant remarquer que ses parents n’avaient pas eu cette réaction de rejet d’un passé relativement récent, peut-être parce qu’ils avaient tout perdu dans l’exode, et qu’ils étaient bien contents d’entrer dans une maison meublée… et de surcroît bien meublée ! Mon enquête n’était cependant pas terminée. En effet, mon vieux monsieur, à qui j’avais raconté par le détail l’objet de ma visite, n’avait pas su répondre à la question que je ne cessais alors de me poser sur mon guéridon, depuis l’instant où je l’avais découvert à la vitrine d’un antiquaire : « Auquel des artistes d’un style, que la plupart des gens, à l’exemple de la comtesse de Polignac, trouvait affreux au lendemain de la guerre, pouvais-je l’attribuer ? » Armand Rateau ? C’était peu probable. Encore moins, après que j’eusse consulté l’ouvrage, assez complet, que son petit-fils lui a consacré en 1992 (2). Ce n’est pas du tout le style de ce décorateur, sa stylisation des formes un peu sèches, un peu archaïsantes, avec une touche d’orientalisme, persane peut-être, qui n’a rien de commun avec ce côté 18e siècle de mon meuble ; et encore moins la façon naturaliste dont sont traités les bouquets de fleurs : les lourds pétales de roses qui s’effeuillent mollement au sommet des colonnes à godrons (3 ), les feuillages qui s’en-roulent sur la surface plane de la ceinture, le rond-de-bosse de la sculpture qui donne au regard l’impression que les bouquets font le tour des chapiteaux. Tout cela me semble peu conforme à l’esprit des choses que cet artiste créait pour Jeanne Lanvin. Maintenant, y avait-il un style Armand Rateau antérieur à ce que nous connaissons de lui pour la couturière ? J’avoue n’en rien savoir ! Paul Follot, peut-être ? Qui a fourni le grand tapis du Vésinet sur lequel se trouvait mon guéridon, si j’en crois une photographie que m’avait montrée mon hôte. Encore moins ! Follot a une façon bien particulière de traiter la sculpture sur ses meubles, que je ne reconnais pas dans le mien. Il a -ou plutôt les maîtres boisiers (sculpteurs sur bois d’ameublement, qu’on appelait aussi anciennement des huchiers) à qui il confiait le soin de traiter les parties sculptées de son mobilier : Laurent Malclès, Albert Binquet, et autres- une façon bien personnelle de conce-voir la sculpture décorative, une stylisation caractéristique, un peu influencée par la géométrisation des formes, aux alentours de 1918. Le côté rococo de mes fleurs serait une hérésie chez lui. En plus, Follot n’aurait pas traité la ceinture avec cette simplicité, cet aplat presque brutal qui s’achève sur une large rampe arrondie. Il l’aurait conçue en ébéniste dans la tradition, avec des engorgements, une frise, un rang de perles sculptées… C’est trop fruste pour l’élégance de Paul Follot. (4) Alors Louis Sue et André Mare ? Il existe bien un intérieur du premier, exposé à l’occasion d’un salon des arts décoratifs, à la veille de la Grande Guerre, où un guéridon fait étrangement penser au mien, du moins par la forme de ses gros pieds à godrons et ses bouquets de fleurs, car on a beaucoup de mal à en juger sur la foi d’un document de mauvaise qualité : une reproduction en noir et blanc dans une revue qui a beaucoup souffert du temps. J’ai eu la chance de trouver, sur le marché aux puces de la Porte de Vanves, chose que je raconte ailleurs, un siège qui fait partie de cet ensemble et j’ai pu constater que sa facture n’a en fait rien à voir avec celle de mon guéridon. Je renvoie à un salon identique (peut-être même celui qui est photographié dans la revue en question), exposé au Musée des Arts Décoratifs, à Paris (5). L’artiste a joué avec une naïveté presque enfantine dans la sculpture et les fleurs peintes en rouge carmin et vert sombre, ce qui écarte toute possibilité que Louis Sue soit l’auteur de mon guéridon. Reste Paul Iribe ! Le décorateur-caricaturiste a travaillé pour Jeanne Lanvin, puisqu’il a créé pour elle, en 1922, la fameuse boule en verre noir de son parfum Arpège (commercialisée en 1923). Il a surtout dessiné pour l’orfèvre Robert Linzeler un nécessaire de toilette, dont les bouchons, en forme de grosses roses en argent poinçonné qui coiffent les flacons, sont d’une facture absolument identique à celle des roses de mon guéridon. Enfin, mes investigations m’ont apporté un élément supplémen-taire. En consultant un catalogue de vente à l’hôtel Drouot, le 16 décembre 1994 (commissaire-priseur, Jean-Louis Picard), je suis tombé sur la photographie d’un petit repose-pieds qui reprend l’idée des bouquets de fleurs dorés, en place de chapiteaux sur des colonnes cannelées et non à godrons comme pour ma table, certes, mais répandant pareillement ses pétales et ses feuilles sur sa ceinture. Laquelle porte en lettres gravées l’estampille de Paul Iribe. Ce petit meuble se trouve aujourd’hui, je crois, dans une collection privée américaine. Je pense que cela vaudrait la peine d’essayer de le retrouver afin d’étayer mon raisonnement, bien que je présume que son propriétaire en voudra cher, beaucoup plus cher que ce que m’a coûté mon guéridon. Que j’ai mis plus d’un an à payer ! Et puis, rien n’est moins sûr. Je signale que les pieds cannelés de celui-ci ne reposent pas sur des boules dorées, comme dans le mien, mais finissent net, comme si on les avait sciés. C’est là, bien sûr, une fantaisie que seul aurait pu se permettre Paul Iribe, comme on peut le remarquer sur certains de ses dessins. Voilà, à ce jour, les seuls éléments dont je dispose pour attribuer mon guéridon à cet artiste. Et puis, je reçois sur ce une lettre d’un inconnu, qui s’avère être mon vieux monsieur du Vésinet (qui a quitté entre-temps sa maison) et qui m’écrit avoir une sœur dans le Midi, qui possèderait la suite du salon rouge et or dont faisait partie ma table. Je pense qu’il n’a pas voulu m’en parler avant de l’avoir consultée, par peur des complications, comme c’est souvent le cas dans les histoires de partage d’héritage. Il me donne, avec l’accord de cette dernière, un nom et un numéro de téléphone. Quelques jours plus tard j’appelle cette personne, sous le prétexte fallacieux d’un livre que je suis en train d’écrire sur Jeanne Lanvin. Elle accepte aimablement de me recevoir. Une villa de construction relativement récente, dans les hauteurs du pays grassois. Elle fait partie d’un complexe immobilier, comme il en existe beaucoup dans la région, qui essaye de faire oublier, sous les lauriers roses, les pins et les tamaris, un cahier des charges en conformité de plans et d’aspect au-delà de la neurasthénie. Madame X me reçoit. Son mari est absent et puis, comme elle me l’affirme sèchement : « Il n’a rien à voir avec ce mobilier et encore moins avec mes souvenirs du Vésinet ! » Histoires de famille. Plus jeune d’apparence que son frère, elle n’a pas grand-chose à m’apprendre, par rapport à ce que ce dernier m’a déjà dit. Elle me montre les quelques meubles en question, toujours en usage dans son salon : un imposant canapé pour quatre personnes au moins, deux fauteuils, un piano plat et son siège (le seul qui présente des bouquets de fleurs au sommet de ses pieds), de la même facture que ma table, tout en rondeurs et godrons, laqués rouge tomate et or. Il y a également un miroir assorti, incontestablement de Sue et Mare (le modèle est connu) avec des cornes d’abondance qui s’entrecroisent et la partie supérieure cintrée en arc persan, dont la laque d’origine et la dorure sont absolument identiques à celle de mon guéridon ; ainsi qu’une table basse, noire et or, elle, montée sur des pieds non pas à godrons, mais cannelés cette fois et reposant sur des boules dorées. Un plateau de verre couvre une soie tendue brodée bleu, pailletée d’or et d’argent, avec un motif floral un peu Jardins d’Ispahan, qui doit être une création des ateliers Lanvin. Mon guéridon serait donc finalement, et si j’en crois cet ensemble, et surtout le miroir et la table noire, une œuvre de Louis Sue et André Mare, pour la Compagnie des Arts Français : la maison d’édition de meubles fondée en 1919 par ces deux décorateurs-ensembliers. Ce serait cohérent pour la forme géné-rale et la façon dont les détails sont traités : boules dorées, laque rouge, fleurs sur la ceinture du tabouret de piano, s’il n’était que les bouquets qui ornent mon guéridon et surtout ses proportions étonnantes le distinguent complètement du reste… Pour moi, le mystère reste entier. Il faut aussi que je parle de son panneau de Coromandel. Je pense que le plateau a été conçu tout à fait autrement, à l’origine. En effet, son créateur ne l’aurait pas entouré d’un cadre aussi débordant -ce qui en gêne passablement l’usage -, s’il n’avait servi à enfermer quelque chose : glace ou plaque de marbre circulaire ? De même, il n’aurait pas laissé apparentes les deux traverses de bois qui le renforcent au milieu. Je crois -Vous me direz que cela fait beaucoup de « je crois » et « je pense » pour que cette étude soit complètement objective, mais c’est toujours le cas dans une expertise, lorsque le meuble n’est pas signé ou qu’on ne connait pas bien son histoire) -, je crois donc qu’il portait à l’origine une dalle circulaire en marbre Portor (ce type de marbre à grosses veinures noir et jaune de Sienne était fort à la mode vers 1920), et qu’on a trouvé cela trop lourd, vers la fin de la décennie, quand le style Art Déco s’épure tout en se radicalisant. Aurait-on décidé alors de le remplacer par un panneau en laque de Coromandel (6), gravé de scènes pittoresques, dans la tradition du 17e siècle ? Je n’irai pas jusqu’à dire que Jeanne Lanvin a voulu imiter ainsi sa grande rivale, Coco Chanel, qui fit scier, paraît-il, un magnifique paravent chinois pour l’intégrer dans les boiseries de son salon. On rapporte même que l’ouvrier asiatique pleurait en s’exécutant. Le fait est qu’on s’est peut-être servi pour mon guéridon d’un paravent, pour le moins d’un bout, si j’en crois l’abondance des motifs qu’il a fallu découper et assembler (de façon très habile, je dois dire, car on ne voit pratiquement pas de raccord) pour couvrir les espaces vides entre les traverses, avec des détails autour d’un même thème aquatique, des Plaisirs de l’eau. Le paysage en terrasses a cette particularité de mêler l’eau et la montagne en parcelles noires cernées de grosses entailles gris ardoise et rouge. Un Dubuffet chinois. Partout, ces scènes pittoresques que l’Occident a rêvé sur les flancs des tasses de porcelaine et les meubles en laque que lui envoyait l’Asie. Des enfants pêchent avec de longues épuisettes sur une passerelle de lattes disjointes. Une femme en pantalon flottant s’apprête à la franchir, un peu effrayée par le mugissement de l’eau qui s’engouffre en cascade blanche sous sa silhouette noire. Un moulin à aubes penche sur ses pilotis, comme si le courant cher-chait à l’entraîner vers le vallon ; par sa fenêtre ouverte, on entend tourner la meule de pierre qui broie le riz. Des hommes accroupis sur la rive fument de longues pipes tout en jouant aux échecs. Des sampans glissent plus loin sur les eaux calmes où se mirent les chapeaux pointus des montagnes. Des paysans aux pantalons retroussés sont montés sur des buffles qui se rendent aux rizières. Empreintes de pattes blanches sur la laque, les poules sont parties en voyage sur des routes poussiéreuses qui mènent nulle part… (1)La découverte du nombre d’or (ou divine proportion) serait le fait du mathématicien grec Pythagore (VIe siècle avant J.-C.). Il définit une proportion idéale en géométrie « comme l’unique rapport a/b entre deux longueurs a et b, telles que le rapport de la somme a + b des deux longueurs sur la plus grande (a) soit égal à celui de la plus grande (a) sur la plus petite (b) » (Extr. Wikipédia Le Nombre d’or). (2)Armand Albert Rateau, par Franck Olivier-Vial et François Rateau, les Editions de l’Amateur, Paris 1992. (3)Le godron -motif ornemental pouvant s’assimiler à la cannelure sur les pilastres, voûtes, arcs cintrés, frises, sinon qu’il n’est pas creusé mais sculpté en ronde-bosse -, n’est pas un élément architectonique proprement méditerranéen. On le trouve plus souvent dans le nord, brutal et nu, appliqué du sommet à la base de la colonne (King’s College Chapel, Cambridge). (4)Paul Follot, un artiste décorateur parisien, par Léopold Diego Sanchez. Les éditions AAM, Paris-Bruxelles 2020. (5)Sue et Mare et la Compagnie des Arts Français, par Florence Camard, Les Editions de l’Amateur, Paris 1993. (6)Le type des laques dits « de Coromandel » a été créé en Chine vers le milieu du 17e siècle. Leur nom, celui de la côte orientale de l'Inde, a été donné par les Anglais du fait que c'était dans les ports de cette côte que ces laques, exportés de Chine vers l'Europe aux 17e et 18e siècles, étaient transbordés des jonques chinoises sur les navires des compagnies des Indes. Ce sont des cabinets et surtout de vastes paravents de douze feuilles pouvant atteindre 3 mètres de hauteur et 60 centimètres de largeur pour chaque feuille. À l'origine, ils constituaient des présents offerts en Chine à de hauts dignitaires. Devenus articles d'exportation à partir du règne de Kangxi, ils connurent une grande vogue en Europe. Beaucoup d'entre eux étaient d'ailleurs démembrés à leur arrivée et découpés en panneaux pour orner des commodes. La technique inaugure un nouveau mode de décoration. Le bois est recouvert d'un tissu fin, maintenu par un enduit de colle végétale et de schiste pulvérisé, soigneusement aplani. Le laque uni, presque toujours noir, parfois brun et plus rarement rouge, est ensuite posé en couches successives atteignant environ 3 millimètres d'épaisseur. Le décor, cerné d'incisions profondes et modelé en creux, est alors peint au moyen de pigments colorés mats, verts, rouges, bleus et blancs, souvent accompagnés d'or, qui contrastent avec le brillant du laque. Les plus beaux paravents, parfois datés, comportent de vastes scènes animées de personnages ou des paysages à grande échelle. Ils occupent toute la surface, à l'exception de larges bordures ornées, en général, de symboles de bon augure. La fabrication a continué au 19e siècle, mais avec des motifs plus secs et plus encombrés. Daisy LION-GOLDSCHMIDT : chargée de mission au Musée national des arts asiatiques-Guimet. « COROMANDEL LAQUES DITS DE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 28 mai 2020. URL :http://www.universalis.fr/encyclopedie/laques-dits-de-coromandel/