Comment je suis devenu a..al..alcoolique.
- Alors, Mademoiselle Cinq, on a une lettre aujourd’hui ?
La petite dame s’approche de la caissière, en farfouinant dans son cabas en vinyle jaune, pour en extraire une feuille pliée en quatre, qu’elle lui tend en pinçant la bouche avec un air mystérieux. L’autre la déplie, s’y absorbe quelques minutes, comme s’il s’agissait d’un domaine qui serait particulièrement de sa compétence mais qu’elle aurait négligé pour le commerce de vins et spiritueux, la tourne et la retourne en hochant gravement la tête, avant de la rendre à sa propriétaire sur le visage de qui se lit la consternation. S’ensuit une grande discussion à voix basse entre les deux femmes, entrecoupée de regards au ciel, de hochements de tête et d’observations discrètes qui ne m’intéressent pas plus.
Je m’apprête à régler mon crème pour m’en aller, lorsque la caissière s’adresse au groupe des quatre ou cinq clients que nous formons au bar.
-Y’a un d’entre vous qui comprend le hongrois ? lance-t-elle à la cantonade.
- Moi ! dis-je, comme si cela allait de soi.
Un sourire vient aussitôt illuminer le visage de la vieille dame. D’une main tremblante, plus frêle et plus ridée qu’une feuille morte en hiver, elle me tend la cause de son désespoir. Au fond, ce n’est pas grand-chose. Il s’agit d’une lettre des plus conventionnelles, comme on peut en écrire à des gens qu’on a connus en vacances et au bon souvenir desquels on se rappelle, en jetant rapidement quelques lignes au gré de ses pensées. C’est même assez naïvement tourné, comme par un adolescent, ou un homme simple qui aurait passé sa vie à la campagne. L’écriture est pourtant bien formée, élégante même, correctes les formules de politesse. Aucune faute de grammaire ou d’orthographe… Cette maladresse dans l’expression serait concevable si c’était écrit dans une langue étrangère pour l’auteur de la lettre, d’un Russe qui aurait écrit en anglais par exemple. Non ! C’est apparemment d’un Hongrois, en hongrois. Tandis que, dans mon dos, la vieille dame ne tarit pas d’éloges sur le bonheur de connaître des langues, je traduis en français, derrière la feuille même, la prose de son correspondant.
Ici, je me dois de donner une courte explication au lecteur, sur ma connais-sance de cette langue d’Europe centrale. Je n’avais au départ aucune aptitude pour les langues étrangères, même un sérieux handicap (je bégaie) ; mais, mes parents ont tenu à ce que je l’apprenne à cause d’un frère aîné de ma mère, qui avait vécu à Budapest, avant la guerre. La marotte de l’oncle Lajos, c’était que la famille devait retourner vivre là-bas, un jour. Il est mort depuis, et personne ne songe au retour… mais le hongrois m’est resté. Les jours passent et mes courtes escales au Jean Bart semblent avoir pris des airs d’habitude. Ce bistrot présente l’avantage d’être situé pratiquement en milieu du chemin de mon travail ; aussi je m’y arrête souvent le soir, au retour, pour me détendre. C’est le cas, ce soir-là. Je suis en train de déguster mon habituel café-crème du soir, tout en parcourant un Monde qui traîne sur le comptoir, lorsque la caissière (qui est de toute évidence aussi l’épouse du patron de l’établissement) se tourne vers moi depuis son mirador, côté tabac : - La dame de l’autre jour ? me fait-elle, avec un sourire de connivence : Vous savez… la traduction ? Elle ne sait pas comment vous remercier. Je hausse les épaules. - Mais si, mais si ! insiste-t-elle. C’est normal ! En plus, elle voudrait que vous l’aidiez à répondre. Et elle sort une enveloppe de dessous son tiroir. Cette fois, la lettre est conséquente et ne peut être traduite comme cela, sur un bout de comptoir. On convient qu’il vaut mieux que je l’emporte, pour faire cela tranquillement chez moi. Tandis que je glisse l’enveloppe entre les deux volets de mon portefeuille, afin de ne pas l’oublier, la caissière lance à son mari : - Daniel ! Monte à Monsieur une bouteille de Chiroubles. C’est pour Mademoiselle Cinq ! Le patron disparaît par la trappe, ouverte derrière le comptoir, et revient quelques minutes plus tard avec une bouteille de rouge qu’il pose lourdement devant moi. C’est ainsi qu’a commencé la traduction d’une longue correspondance qui m’allait être payée en bouteilles de vin. Un marché d’autant plus absurde que je ne bois pas… Normalement ! Enfin, j’aurais pu refuser, me direz-vous ; ou accepter sous d’autres conditions. Je ne vois pas bien lesquelles. De l’argent ? Il n’en était pas question ! Je voulais avoir la liberté d’arrêter, si cela devenait fastidieux. J’aurais pu garder les bouteilles pour les amis, me direz-vous encore ? D’abord, je n’ai pas de cave, Bettina m’a quitté et les amis… j’en ai bien quelques-uns, mais ils ne viennent jamais me voir et ils ne m’appellent pas davantage. Enfin, tout cela s’est fait, comme d’habitude, sans qu’on me demande mon avis. J’aurais complètement oublié cette histoire si, le lendemain matin, en prenant ma veste, elle n’était tombée de mon portefeuille, l’enveloppe. Il ne m’aura pas fallu plus de cinq minutes pour traduire en hongrois la réponse de Mademoiselle Cinq. Un nom curieux ? C’est la première fois que je l’entends. A moins que j’ai mal compris ? En lisant sa signature, j’apprends qu’elle se prénomme Marguerite. Marguerite Cinq ! Ce n’est quand même pas banal ! On ne peut pas en dire autant de la lettre, du niveau d’une élève en deuxième année de cours moyen, très moyen. Les propos de la dame concernent presque exclusivement ces détails de la vie quotidienne qu’on nomme poétiquement « les petites choses de la vie ». C’est d’une platitude remarquable. Le papier est noirci de répétitions inlassablement adressées à son correspondant : « Comment vas-tu ? Que fais-tu ? Où es-tu ? Travailles-tu ? Qu’as-tu mangé ? Quel temps fait-il à Schremk ? As-tu lavé ta voiture ? Es-tu allé voir ta sœur à Vienne ? » Etc. A donner le vertige, comme disait Balzac. Tout cela montre qu’ils se connaissent depuis peu de temps et, comme ils n’ont aucune notion de la langue maternelle de l’autre, ils se tiennent bien à la rampe des convenances. Je trouve cela touchant et, du coup, je suis très fier qu’on fasse appel à mes services dans une histoire aussi délicate. Le soir même, du lendemain, en rentrant du travail, je remets ma traduction (rédigée de la façon la plus claire possible, pour que son auteure présumée puisse la recopier) à la caissière du Jean Bart qui commande, en échange, une bouteille de Chiroubles que je déguste, après le dîner, à la santé de Mademoiselle Cinq. Mon docteur de la rue Boissière m’a dit qu’un peu de vin rouge, c’était très bon pour le cœur. Le lendemain, sur le chemin du retour, toujours à la même heure, je m’arrête au Jean Bart pour feuilleter les journaux qui traînent, tout en buvant mon crème. Le patron sait que je l’aime bien chaud et servi de préférence dans un verre en pyrex. Au début, cette manie (qui est venue remplacer chez moi, celle du café allongé servi dans une grande tasse) l’a un peu agacé, mais il s’y est accoutumé. Et, lorsqu’il m’apporte, avec les précautions infinies d’un caniche savant qui exécuterait un tour de force sur les pattes de derrière, le verre fumant posé sur une soucoupe, il ne manque pas de m’adresser un mot aimable sur le temps de demain ou sur ma santé. Sa femme s’approche alors de moi, pour me serrer la main et me remettre discrètement la même enveloppe, longue et froissée, que je reconnais aussitôt. Le lendemain ou (cela peut arriver) deux jours plus tard, s’il a fait vraiment mauvais et que j’ai dû me résoudre à prendre le 39, je sors de ma poche, au moment de régler mon crème, ma traduction dans la même enveloppe que je dépose, bien en évidence, sur le comptoir. La caissière ne la ramasse pas toujours immédiatement. Il arrive qu’elle soit occupée alors au tabac avec un client. Mais, pour me montrer que mon geste ne lui a pas échappé, elle prononce, juste avant que je ne franchisse le seuil, ces cinq mots qui pourraient passer pour un code secret entre nous : - Mademoiselle Cinq va être heureuse. Le lendemain, après le numéro d’équilibre du verre en pyrex sur sa soucoupe, le patron disparaît par la trappe du sous-sol, pour revenir avec une bouteille de Chiroubles qu’il pose lourdement sur le comptoir en esquissant, derrière sa grosse moustache, un petit sourire en coin qui veut dire, selon moi : « Toi ! t’es un petit malin qui s’est bien démerdé pour vider ma cave, sans que ça lui coûte un kopeck ! » A en croire la caissière, un soir où elle était en mal de confidences, Mademoiselle Cinq fait partie, -en dépit de sa bosse qui, paraît-il, s’est accentuée avec le temps- de ces femmes qui ont été jolies dans leur jeunesse, qui ont eu des hommes, des robes, des bijoux, qui ont fait des voyages organisés et qui ont gardé, malgré les atteintes de l’âge, un moral d’acier… et, ce qui est plus étonnant encore chez elle, des envies de jeunes filles qui n’auraient rien vécu. Pourtant, ces femmes ont eu en général des accouchements difficiles, des enfants très très compliqués, des maladies graves, comme du diabète, des kystes aux organes, et des deuils à répétition… à commencer par celui de leur mari. Mais, maintenant qu’elles sont vieilles, et seules, tout cela est passé et elles sont en pleine forme. Pour preuve, elles ont toujours le même sourire ! Il faut dire, comme le souligne la caissière du Jean Bart, que Mademoiselle Cinq « en a bavé » avec son mari : - Elle en a eu qu’un seul, mais quelle croix ! Un homme qui ne comprenait rien à rien et avec qui elle est restée, s’empresse-t-elle d’ajouter, parce qu’elle avait des principes. Monsieur Cinquetti (c’est le nom du mari) a fini par partir. Peut-être était-il plus vieux que son épouse… ou plus galant ? Cette dernière s’est aussitôt dépêchée de retrouver l’état de célibat, en se faisant appeler Mademoiselle et en écourtant son nom, parce que cela fait plus jeune (dit-elle), mais je crois que c’est surtout parce qu’elle ne voulait rien qui lui rappelle le défunt. Avec sa pension de veuve d’employé des chemins de fer et une petite rente que lui verse l’assurance-vie à laquelle ce dernier avait souscrit, Mademoiselle Cinq vit modestement, certes, mais sans lésine. Elle peut même voyager en train presque sans payer. (Un des nombreux avantages des salariés de la SNCF). Et elle ne s’en prive pas ! C’est d’ailleurs à l’occasion d’un voyage en Autriche, qu’elle a rencontré son correspondant. Entre elle et Arsen, il y a quelques années d’écart. Non seulement, ils sont de nationalité différente, mais une bonne génération et un quart les séparent. Arsen fait partie d’un groupe de musiciens magyars qui animent, à la belle saison, les soirées d’une auberge pour curistes à Tschagguns. - Ne me demandez pas où c’est ! a fait la caissière, en déchiffrant le nom au dos d’une carte postale qui montre, derrière la vitrine des chewing-gums, une vue des Alpes enneigées. Elle a ajouté, en branlant les trois rouleaux de cheveux blonds qui lui garnissent le front : Un client, professeur à la Sorbonne, nous a dit que c’est là qu’on a laissé les soldats de l’armée d’Hannibal qui avaient mal aux pieds ! Le jeu, la voix d’Arsen (car il chante), ont dû impressionner au plus haut point Mademoiselle Cinq, puisqu’elle y retourne tous les ans. D’après la caissière du Jean Bart : « Il y a eu certainement un moment où ils se sont rapprochés ». Elle croit même savoir qu’ils se « sont mutuellement racontés leur passé » et qu’il y aurait eu « quelque chose » entre eux. Elle frétillait de la main, en me racontant cela : - Il avait besoin, a-t-elle ajouté en baissant la voix, de tomber sur une personne plus mûre, qui le comprend. Vous savez (en glissant un œil vers son mari, qui s’active derrière le comptoir), ce n’est pas toujours les grands costauds qui nous conviennent le mieux, à nous ! (ndlr. « les faibles femmes ») Marguerite et Arsen s’écrivent une fois par semaine et, comme ils dépensent déjà une demi-bouteille de Chiroubles en préliminaires, comme se dire qu’ils ont «bien reçu la dernière lettre» et «combien elle leur a fait plaisir», nous sommes très vite passés d’une, à deux bouteilles de vin, par traduction ; sans que j’aie eu mon mot à dire ! Je me suis défendu, mais la caissière s’est récriée que je fâcherais gravement Mademoiselle Cinq, en refusant d’accepter : - Et puis, a-t-elle déclaré, il faut changer un peu ! En s’adressant à son mari : Tu nous montes deux bouteilles de Saint-Amour ! Il les a posées devant moi sans un sourire, en grommelant dans sa grosse moustache : « C’est pas une peine, ça ?…Il se tape maintenant le p’tit Jésus en culotte de velours ! » Mademoiselle Cinq et son ami Hongrois sont synchronisés comme le funiculaire de Montmartre. Ils ne s’adressent jamais deux lettres à la suite, mais attendent la réponse à la précédente pour s’envoyer la suivante. Ce qui donne à leur correspondance, une certaine monotonie. Le propos s’est un peu affranchi. Ils bavardent à présent du temps qu’il fait dans leurs régions respectives, de leur santé ou de soucis familiaux. Lui, de sa profession. Elle, de sa vieille cousine qui est malade et à sa charge, dans une maison de santé, en banlieue. A l’approche des fêtes, ils gémissent en chœur sur leur solitude et se racontent ce qu’ils ont vu à la télé. Parfois, Arsen s’enhardit jusqu’à exprimer un sentiment, qu’on pourrait qualifier de « diffus » ; quelque chose qui pourrait passer pour de la tendresse… Cela fait aussitôt déborder la réponse de Marguerite, comme une casserole de lait qu’on aurait oubliée sur le feu. Aussi, se montre-t-il beaucoup plus circonspect dans la lettre suivante. Et c’est de nouveau le filet d’eau tiède des « petites choses de la vie ». En d’autres circonstances, j’aurais trouvé cet échange épistolaire plutôt comique. Il m’est devenu insupportable. D’abord, à cause des quatre bouteilles de vin - qui sont devenues six, puis huit !- que je dois porter, chaque semaine, jusque chez moi. J’ai dû faire acquisition d’un panier roulant que je dois traîner, grinçant et tintinnabulant, sur tout mon parcours. Non! il faut à tout prix que cela s’arrête, cette histoire de traductions sans queue ni tête ! Alors, je me suis mis à arranger à ma façon une correspondance qui tournait en rond. Oh ! pas beaucoup ! Mais assez, quand même… J’ai commencé par rendre plus intimes, dans les lettres d’Arsen, certaines expressions de politesse, trop conventionnelles à mon goût : des « souvenirs affectueux » sont devenus en français « des élans de tendre affection » ; des « je t’imagine, lorsque nous serons ensemble » ont viré à « quand je te sentirai contre moi, à ton retour « ; et fatalement « je pense à toi souvent » en « je ne peux plus me passer de toi ! »... Ce n’est pas tout. Comme il faut en toute chose de l’harmonie et un certain équilibre, j’ai mis aussi du mien dans la traduction des lettres de Mademoiselle Cinq. La formule « très heureuse » du début, est devenue « au comble du bonheur » ; le « plaisir de te lire » à un « plaisir infini », « un besoin vital pour moi »… voire « une jouissance inoubliable dans mon corps » ! En soi, cela ne serait pas si grave, si je n’avais commencé, entraîné par mon rôle, à faire croire à Arsen qu’il pourrait hériter de Mademoiselle Cinq. Elle possède, en effet, dans les Côtes d’Armor, une petite propriété familiale dans laquelle, à maintes reprises, elle a demandé à son correspondant de l’accom-pagner pour des vacances. Jusqu’à présent, il a décliné l’offre, sous prétexte qu’il était trop pris par ses répétitions. Si je lui fais miroiter la propriété de Plouemédec, me suis-je dit, ne répondra-t-il pas favorablement à l’invitation de Marguerite ? Ce qui mettra fin, du moins temporairement, à leurs lettres… et à la ronde infernale des bouteilles. D’autant plus, qu’après le petit Saint-Amour, on est passé au petit Saint-Joseph, puis au petit Château Charagnan, au petit Château Saint-Georges, au petit Château-Margaux, au petit Château que sais-je encore ? C’est qu’il faut les monter les sept étages, pour atteindre mon apparte-ment. Sept étages, sans ascenseur. C’est du Château Mille-Secousses, quand c’est arrivé chez moi. Vous me direz : C’est toujours mieux que de boire du Château Chirac ! A propos de l’eau de Paris : quand je pense qu’on va encore augmenter ma facture, alors que je n’ai même pas assez de pression, sous les toits. Un filet, qu’il me dégoise le robinet là-haut. Et de l’eau tiédasse. C’est un comble ! J’en suis à me rincer les dents avec du Château d’Amphion… Dans l’fion le château ! Tous les châteaux ! Pour que ce cauchemar s’achève plus vite, j’ai glissé habilement, dans mes lettres, des allusions plus ou moins claires à une donation de Plouemédec. « La maison du Cap Brun » est devenue « ta maison du Cap Brun », avec tout ce qui s’ensuit : « ta chambre », « tes livres », « ton fauteuil au coin de la cheminée »… J’ai même insinué qu’ils pourraient passer chez le notaire, lors d’un prochain séjour. A condition qu’Arsen vienne en Bretagne, bien sûr. D’un autre côté, je ne pouvais pas tout faire céder à Marguerite, sans quelque chose en contrepartie. Je me suis donc mis à multiplier les sous-entendus sexuels. « Il faudra bien qu’il passe à la casserole, ce jeune homme, s’il veut avoir la maison ! » me disais-je, en tournant mes phrases pour qu’il morde à l’hameçon. Je me demande encore, quel démon a pu m’inspirer ce mauvais scénario ? Depuis un mois, la caissière du Jean Bart est sans nouvelles de Mademoiselle Cinq. - Si elle est partie, elle n’a prévenu personne ! Elle n’a même pas envoyé une carte postale, me faisait-elle remarquer, hier soir encore, comme elle a l’habitude de le faire, chaque fois qu’elle va passer ses vacances en Autriche ! Qu’a-t-il pu se passer ? C’est peut-être absurde, mais je sens comme une obscure menace : Arsen, Arsen… me dis-je : Arsenic ? Depuis, je bois pour oublier.
Disparue de Saint Ruffin
Comment David Olive passe à l’aventure suivante et comment il fait connaissance avec l’ancien monastère de Saint-Ruffin, en plein cœur de Paris, ou plutôt avec ce qu’il en reste, ses geôles.
Nous avons un chef des Informations Générales qui est un génie. Aussi, est-il payé en conséquence ! Le chef des « Infogênés » (dans le jargon de la presse), c’est le type qui est employé dans une rédaction pour donner des idées, le matin, au moment de la conférence générale ; et le soir, en petit comité autour de son directeur, quand on n’a rien trouvé à mettre sous la dent des lecteurs et qu’il faut sauver la face.
Depuis quelques temps, on ne cause à Paris que de la mystérieuse disparition d’une fillette de huit ans, dans le quartier de Beaubourg. Ce n’est pas que l’information présente en soi un intérêt quelconque pour la population de la capitale, a fortiori pour le pays. Mais, nous n’allons pas commencer à chipoter qui le premier, du Parisien ou de l’Echo du Dimanche, avait alerté l’opinion publique sur cet événement. Laquelle avait, on ne peut mieux, réagi. Les chaînes de télé - une fois n’est pas coutume -, la Une d’abord, puis Antenne 2, après les actualités régionales, avaient repris la nouvelle. Toute la France recherchait la petite Lydie.
Le matin suivant, le type des Infogênés, avait déclaré à la réunion du matin, que beaucoup trop de monde disparaissait dans le quartier de Beaubourg, et que cela devait avoir assez duré. Disparaître ainsi en 1984, en plein Paris… Il était temps d’agir ! La direction avait immédiatement décidé d’envoyer quelqu’un là-bas. En l’occurrence moi, qui m’étais proposé en déclarant que je connaissais dans ce coin une personne susceptible de nous aider à faire avancer l’enquête. Par ailleurs, j’avais signalé, dans mon quartier, la disparition tout aussi mystérieuse d’un sans-abri (on disait alors un clochard), lequel s’était effacé un beau matin du paysage, sans nous laisser son adresse. L’information avait été refusée à l’unanimité, sous prétexte que nos lecteurs se contrefoutaient complètement des faits et gestes d’un clochard du 6e arrondissement - même s’il répondait au doux prénom d’Armand ; et qu’il ne fallait pas perdre de temps avec tous les cas de disparitions de France et de Navarre, si l’on ne voulait pas se faire doubler par Paris-Match. On me laissa néanmoins le temps de demander au service de la documentation, un dossier complet sur les disparitions autour de Beaubourg. Je pus ainsi constater que la plus ancienne remontait au XVIe siècle. Un certain Bénafol Pondou, tonnelier de profession, à l’enseigne du Veau qui tête, lequel avait traité sa commère (après qu’elle lui eût envoyé« ung coup de pied ès génitoires ») de « ribaulde dont il n’aurait pas voulu comme pute à chiens », n’avait plus jamais paru à son domicile. C’était intéressant, mais un peu lointain. Pour les disparitions plus récentes : elles dataient de 1954… mais elles se succédaient depuis (il faut le dire) avec une régularité inquiétante. On en comptait pas moins d’une, voire deux, tous les cinq ans ! En moyenne. Je dois ajouter, pour la défense de Chris (le gars des Infogêné), que la dernière s’était produite en mars de l’année en cours : un homme d’une quarantaine d’années, de type brun, nord européen, n’était jamais ressorti du Centre Georges Pompidou. La précédente remontait à huit ans en arrière. Avions-nous à faire à un kidnappeur fin gourmet, qui ne se servirait dans le cheptel du quartier que lorsque vraiment le cœur lui en dit ? Un amateur délicat, qui choisirait longuement ses victimes… Dans ce cas, la petite Lydie nous paraissait le met approprié. Pour lui, Chris des Infogêné, arrière-arrière-petit-fils d’un ministre de Louis XV, il pensait plutôt à un rapport avec les sociétés secrètes. Le Grand Orient était juste de l’autre côté des boulevards et la boutique des Rose-Croix à un jet de pierre du lieu de la disparition. L’enquête promettait d’être passionnante. Cela fait trois jours que je traîne dans le quartier Beaubourg, sans que je n’aie vu rien de particulier… sinon la cohue devant le Centre Pompidou. Ce qui me surprend le plus, c’est qu’on y retrouve quelqu’un ! Rien qui justifie, en tous cas, la publication d’un article dans un grand hebdomadaire national... Rien, sinon qu’il y a un endroit dans Paris qui aurait sérieusement besoin d’un nettoyage en profondeur. En entrant, pour les besoins de mon enquête, dans l’église Saint-Ruffin, j’ai constaté qu’il y flotte une ambiance délétère, que je ne saurais attribuer qu’à une cause mystérieuse et inexplicable. Ce sont des tournoiements de miasmes subtils ; des courants d’impressions glaciales et mortifères qui ont imprégné ses vieilles pierres gothiques ; une concentration maligne de sensations imprécises- mais partout présentes -qui font en ce lieu comme un abcès, une poche malsaine, qui me parait ne pouvoir impunément être résorbée. Des millions de scories, de quoi ? Je ne saurais le dire- sont apparemment restés-là, coincés entre ses vieux moellons, comme des filets de sang dans le pavé graisseux à la devanture des boucheries, ou le fumet douceâtre de la foule, à des heures indues de la nuit, lorsqu’il n’y a plus personne dans les couloirs du métro et qu’on presse le pas pour ne pas rater la dernière rame. J’imagine qu’il s’est passé ici des choses, dont on n’arrive pas à effacer la trace, alors qu’on a réussi à le faire si bien en d’autres endroits de la capitale. Je ne veux pas parler, bien sûr, des endroits marqués d’impacts de balles ou des restes d’obus de 70 qu’on a enchâssés religieusement dans les murs. Non, c’est autre chose à Saint-Ruffin. Je me donne pour raison que la place de Grève n’est pas loin, et que l’embouchure de la rue du Renard était autrefois un goulot sordide qui se jetait dans celle du Mouton. Franck, à qui j’ai parlé de cette désagréable impression, m’a appris qu’il y avait là jadis, en cet endroit, un temple consacré à la déesse de la Lune. Il m’a conseillé de consulter, sur la question, le livre d’un certain Mainguet, Auguste Mainguet. Je me promets de faire un tour à la bibliothèque des Archives, pas loin d’ici. Une parenthèse. Mon impression pourra sembler paradoxale à ceux qui ont constaté, comme moi, que c’est justement dans les locaux annexes de Saint-Ruffin, que la mairie du 1er entrepose aujourd’hui son matériel de la voirie. J’ai vu stationner sous son porche : poubelles roulantes, balayettes, arroseuses et décrotteuses mécaniques. Mais, les soins des gens préposés à ce service semblent s’être détournés jusqu’à présent de ce coin, pour s’occuper partout ailleurs et, curieusement, de préférence loin de l’église. Aussi, ses abords souffrent-ils assez de cette négligence : trop de façades sinistres, de fenêtres borgnes, de portes boiteuses, de murs rongés d’humidité, de pierres retenues par des croix de fer rouillé et de deltas d’urine qui parcourent les trottoirs… Ce quartier de Saint-Ruffin, tout à côté de la rue Saint-Honoré (dont j’ai lu quelque part, qu’elle aurait vu défiler l’Histoire de France), mérite qu’on lui ouvre un chapitre. En dépit de l’innombrable littérature consacrée à l’histoire de la capitale, on sait fort peu de choses encore sur la vie dans ses monastères et ses couvents, pendant le Haut Moyen Age. La faute en incombe moins à la rareté des documents- l’écriture occupait une part importante de l’activité monacale -, qu’au divertissement favori des Français, lequel a consisté de tout temps, si l’on en croit Mark Twain : « à exterminer leurs compatriotes par le fer et par le feu ». Il écrit notamment dans un essai où il nous place, entre parenthèses, sous les Mohawks et les Dahoméans, en matière de sauvagerie : « Nulle haine ne s’est révélée dans l’histoire aussi implacable que la haine du Français contre ses frères ». Et il donne comme exemples : la Saint-Barthélémy, la Terreur, le 2 décembre 1851, la Commune… à quoi il aurait pu ajouter : le massacre des Albigeois, les luttes entre Armagnacs et Bourguignons, les guerres de religion, la Fronde, les dragonnades envers les camisards, l’élimination de tout ce qui ressemblait de près ou de loin à de l’aristocrate ou du curé sous la Révolution, les 5 et 6 juin 1832 qui firent 300 victimes à Paris... On aimerait bien arrêter-là la liste, mais il faudrait citer encore les règlements de comptes pendant et après les Allemands (la Libération aurait fait plus de 10.000 morts selon le HTP – Institut d’histoire du temps présent), les « ratonnades » pendant le conflit d’Algérie… et j’en passe sur les occasions qui se sont présentées, dans notre beau pays, d’amocher ou de supprimer son voisin de palier. Sans oublier les guerres nombreuses, où elles sont (ces occasions) légales et même recommandées- notre pays en a déclarées deux et provoqué, plus ou moins, la troisième -, les différents conduits sur les territoires coloniaux, les révoltes et autres insurrections diverses qui se sont terminées dans le sang ou la noyade. Cette dernière, une autre spécialité nationale : la France est limitée pour ses deux-tiers par de l’eau. Bien sûr que tout cela provoque du remue-ménage dans les institutions : on brûle, on pille, on jette à la chaussée des documents de première importance… et l’on s’étonne ensuite de manquer d’éléments sur des pans entiers de notre histoire. Par chance, l’examen d’une charte obscure, découverte par hasard dans le livre que Franck m’avait conseillé de consulter, m’a apporté des renseignements forts intéressants. Il s’agit d’une Topographie Ethnologique des Lieux Patibulaires du Vieux Paris (1952, aux éditions de La Géhenne), auquel j’emprunte largement les renseignements suivants : Si j’en crois cet ouvrage, il ne restait de la puissante abbaye de Saint-Pierre et Saint-Ruffin, à la fin du XVIIe siècle, que son cloître et quelques dépendances. Le reste avait été fractionné et vendu en lots, depuis belle lurette. L’ancien domaine des moines avait ainsi complètement disparu sous les maisons, échoppes et autres lieux de commerce, dans le lacis de ruelles populeuses où battait jadis le cœur de Paris, à une cinquantaine de tours de roues de charrette du carrefour du Guilleri et du pilori des Halles. Sur le plan établi, l’année après la mort de Louis XIV (voir pièce jointe), on constate que l’église abbatiale et son cloître attenant étaient bordés : au sud, par la rue de la Maladrerie (l’une des plus anciennes de Paris, qui a gardé son nom du XIIIe siècle) ; à l’ouest, par la rue du Chapitre (place Bruno Coquatrix) ; au nord, par l’impasse dite de Sainte-Marguerite (aujourd’hui, rue du Cloître, en souvenir du cloître de Saint-Ruffin qui s’étendait-là jadis) ; à l’est, par le cul-de-sac du Guichet (rue Saint Bon). L’accès principal de l’abbaye étant alors situé au fond de ce dernier, à l’amorce de la défunte rue du Mouton, à hauteur du débouché actuel de la rue Froide dans celle de la Tixanderie. En franchissant cette porte pour pénétrer dans l’enclos abbatial, marquant l’immunité accordée au chapitre de Saint-Pierre et Saint-Ruffin- lequel avait droit de vie et de mort sur les individus dépendants de sa juridiction -, on trouvait, à gauche, à mi-chemin entre ses lourds vantaux de chêne garnis de force embûches en fer battu, et le chevet sud de l’église, une rue, la Rue-Neuve-des-Chapousiers (sur l’emplacement de l’actuel trottoir de la rue de la Verrerie longeant le BHV), laquelle rue venait d’être percée dans le prolongement de l’ancienne qui conduisait, après le coude de la Lanterne (rue Aubry-le-Boucher), jusqu’au parvis de l’église. C’était une sorte de cour quasi rectangulaire, fermée à l’est par la nef et le presbytère, lequel avait été percé d’une sorte de passage pour raccorder la partie sud du sanctuaire à l’actuelle rue de la Verrerie- (on voit encore dans son mur, amputé de moitié depuis qu’on y a enlevé les échoppes qui l’obstruaient, une sorte de couloir en biais fermé d’une porte à battant donnant sur le chœur) –et au nord, par un bâtiment conventuel dont la partie visible a été détruite, il n’y a pas si longtemps, pour laisser la place à une friche coincée entre une palissade et le mur lépreux d’une haute maison voisine. C’est dans cette dernière, apparemment construite vers la fin du XVIIe siècle, que se trouvaient les locaux d’une petite radio, Rue.fm, dont mon ami Franck était devenu, par je ne sais quel mystère, à la fois le directeur et le principal (sinon l’unique) employé.
Les patineurs du Louvre
(Où David Olive, assez mal dans sa peau depuis qu’il a commencé une vie nouvelle à Paris, fait la connaissance d’un personnage du XVIe siècle qui a connu des débuts
autrement difficiles que les siens).
De nouveau, tout s’écroulait autour de lui. Depuis plus d’un an qu’il travaillait à ce projet de pièce qui devait enthousiasmer le public -du moins c’est ce qu’espérait leur directeur, par l’audace de sa mise en scène et une conception tout à fait nouvelle (« révolutionnaire », leur répétait-il à chaque répétition) du jeu des acteurs. Il s’était jeté dans l’aventure sans réfléchir ; peut-être pour tromper ce sentiment de vide qu’il sentait s’accentuant avec les années. Au fond, il ne s’était rien passé depuis sa rupture avec Catherine… du moins, rien de déterminant. Son existence était une chose qui ne valait pas la peine de s’arrêter : il n’y avait rien à voir, rien à raconter. Ce qui explique qu’il se soit raccroché à cette aventure du théâtre. S’il fallait absolument qu’il se passe quelque chose, c’était à présent ou jamais ! Ce n’est pas que le succès de la pièce reposât sur ses frêles épaules. Il n’avait encore jamais joué la comédie, lorsque le hasard lui avait fait rencontrer cette troupe de théâtre, sinon dans une fête de l’école où il était Pharaon et des petites filles attendaient sagement qu’il soit monté sur un tabouret emballé de papier-aluminium, pour venir lui embrasser les pieds. C’était peu comme expérience, mais le directeur l’avait assuré qu’il se débrouillait très bien sur la scène, ce qui lui donnait confiance. Il faut dire, qu’il avait à peine une trentaine de mots à prononcer, trois répliques en tout, si on ne lui en supprimait pas une d’ici le soir de la première.
Il était tombé sur le pavé de la capitale, trois ans auparavant, comme un paquet de linge sale du camion de la laverie. Venant d’où ? Cela n’a aucune importance, ou plutôt oui ! Pour ceux qui ne le savent pas : du Vésinet. Ayant entre-temps perdu sa place chez Sogegraphic, il s’était inscrit au chômage, ce qui l’obligeait à pointer régulièrement et à répondre aux rendez-vous que l’Agence pour l’emploi lui fixait. Il allait donc au hasard des rencontres, d’espoir en désillusion, de petits boulots en petits jobs qui n’en étaient pas, mais des arnaques organisées pour faire lambiner les gogos ; il chauffait les sièges des services d’aide sociale ou attendait patiemment dans les couloirs d’un bureau de travail temporaire qu’un employé se décide à le recevoir, pour quelques minutes d’entretien, afin de s’entendre dire le plus souvent qu’il n’avait pas la qualité requise ou le physique, la personnalité, la voix… que sais-je encore ? ou qu’il venait trop tard. Et il n’oubliait jamais de repartir, sans laisser une photo, un numéro de téléphone, quelques lignes manuscrites qui constituaient son cv - maigre dossier qui perdait de sa consistance avec le temps -contre un vague espoir pour la prochaine fois. Il aurait pu s’engager dans l’armée (il y avait pensé plus d’une fois), s’il n’avait pas pour cela largement dépassé l’âge. Pour une quelconque activité humanitaire, il ne possédait ni le gabarit, ni surtout le caractère, l’énergie, la force… en un mot : la trempe nécessaire. Il était maigrichon, pas de mauvaise constitution mais pas de grande santé non plus, un peu bilieux, jaunasse de teint, avec quelque chose comme un point d’interrogation au fond des yeux, une tristesse un peu navrée d’être là, qui avait dû consterner les témoins de sa venue au monde. En rencontrant Wlado, il était sorti de ce cercle infernal. Wlado Boissé-Lucas s’était lui aussi longtemps cherché, avant de trouver ce qu’il voulait faire. Il avait passé plus de la moitié d’une vie d’homme ordinaire à exercer des professions aussi variées que : courtier d’assurance, professeur d’espagnol, éditeur de bandes dessinées érotiques, agent de sécurité, gérant d’hôtel auvergnat, mime, acteur… que savait-on encore sur lui ? Journaliste à ses heures, auteur d’articles sur des sujets les plus divers, qu’il plaçait dans les rédactions (parfois présent sur des plateaux de télévision, pour des débats très animés et qui se passaient généralement très mal). Avant de devenir le directeur d’une petite troupe de théâtre qu’il avait baptisée « Les Vagants » (peut-être parce que cela sonnait un peu comme Sagan -ce qui était un synonyme d’ « intellectualisme » à cette époque -, à moins que ce fût pour conjurer le sort qui l’avait condamné à errer jusqu’à lors). Cette petite troupe était composée d’un noyau dur de six comédiens (quatre garçons et deux filles) qui pouvait s’agrandir à l’occasion au-delà d’une dizaine. David Olive y tenait, en tant que dernier venu, un rôle des plus modestes. Il n’avait aucune expérience de la scène (je le répète) ; il ne s’était jamais mis dans la peau d’aucun personnage, hormis le triste corbeau qui roulait des idées noires sous la sienne depuis sa naissance et le bref intermède égyptien. On l’avait engagé parce qu’il avait un physique qui convenait avec les petits rôles qu’on devait lui confier. Sa discrétion était sa force comme leur physique avenant, leur enjouement, la fraîcheur qui auréole leur personnalité comme un fruit dans sa primeur sur les étalages du marché, le sont pour un autre sur les planches. Une apparence de longue complicité, qui semblait exister entre les membres du petit groupe, l’avait fait d’abord hésiter à y entrer ; mais il avait senti, qu’au-delà de cette intimité, quelque chose d’exceptionnel les liait ensemble. Il n’aurait su dire quoi. Cela tenait peut-être à la personnalité de leur directeur ; à sa façon de faire travailler ses élèves ; de mettre l’accent -à une époque où l’on se préoccupait davantage de découvrir des têtes nouvelles pour l’écran ou le théâtre, que de former de bons comédiens, - sur les rapports entre le mot et le geste, la pulsion contrôlée et l’improvisation, l’équilibre entre le rythme respiratoire et le mouvement scénique. Il traînait, dans sa méthode pédagogique, un vieux fond d’anthroposophie, des savantes théories d’un Rudolf Steiner, des conceptions spatiales d’un Mike Norton. Tout cela était considéré comme « réactionnaire » par la plupart des journalistes chargés de la rubrique dramatique des grands quotidiens. Ils employaient alors cet adjectif pour qualifier tout ce qui leur semblait remettre en question le point de vue d’un quarteron d’intellectuels, qui s’étaient arrogé le pouvoir de faire la pluie et le beau temps dans les milieux artistiques. Si l’uniforme, quel que soit le métier, était alors jugé par eux comme « réactionnaire » ; il n’en allait pas de même pour celui qu’ils étaient en train d’imposer aux esprits. Sous prétexte de développer des personnalités originales, la plupart des institutions artistiques sous leur néfaste influence fondaient le talent de leurs élèves dans le même moule, qui s’appelait X ou Y, selon la mode du moment. Quoi qu’il en soit, David avait flairé qu’il y avait pour lui, auprès de ce groupe, sinon un enseignement à prendre –il était alors trop tôt, pour qu’il puisse en juger -, du moins une expérience intéressante à partager. Qui sait (lui disait une voix intérieure) si, à travers elle, il ne se passerait pas enfin quelque chose ? Et cette impression encore diffuse se traduisait par un irrépressible envie de pleurer. Il n’oublierait jamais les angoisses de sa première audition. Les sept membres (les six élèves permanents et leur directeur), pareils aux Sept Sages gardant le seuil du temple dans les contes orientaux, investis du pouvoir extraordinaire de lui refuser l’accès du seul lieu, où il aurait pu trouver ce réconfort que son esprit et son corps réclamaient ardemment. Ce moment lui fut bien plus impressionnant que la plus redoutable épreuve d’examen qu’il aurait pu affronter dans sa trop brève carrière d’étudiant, si de mauvaises dispositions intellectuelles et surtout une paresse naturelle ne l’avaient détourné très tôt de toute ambition en ce domaine. Face à leur solidarité dogmatique, d’autant plus sélective qu’elle ne reposait sur aucun dogme mais uniquement sur la volonté de ne se laisser infiltrer par aucun élément étranger -volonté, dont il ne pouvait encore percer le mystère -, il voyait son sort perdu d’avance. A sa grande surprise, il fut accepté à l’unanimité. On l’initia dans la bonne humeur aux coutumes du cours, se montrant compréhensif devant ses défauts et encourageant pour ses débuts. Il pensait avoir enfin trouvé sa voie. Ce n’était pas que ce fût facile : son directeur imposait à la troupe une discipline, qu’on aurait pu attendre d’un couvent ou d’une secte. Wlado ne vivait que pour son théâtre. Il lui avait fait don de sa personne. Ses élèves trouvaient en lui, à toute heure du jour et de la nuit, un esprit attentif à leurs problèmes et aux questions qu’ils pouvaient se poser. Qu’elles soient d’ordre privé ou professionnel, il y répondait avec sagesse, allant toujours dans le sens de la tâche commune et du sacrifice absolu de soi qu’elle exigeait de chacun. Sacrifice qui excluait, bien entendu, toutes les considérations personnelles. Quand ce n’était pas le cas et qu’il se montrait conciliant, voire désinvolte, avec un élève ; c’était qu’il cherchait à l’écarter, comme l’aurait fait un éleveur d’une bête malade qui risque de contaminer le reste du troupeau, ou le vigneron d’un grain touché par la moisissure au milieu d’une belle grappe de raisin. Dans ce cas, il encourageait ses faiblesses ou fermait les yeux sur ses défauts, ce qu’on aurait pu considérer comme une injustice révoltante vis-à-vis des autres, mais explicable par le fait qu’il pensait, en toute bonne foi, que l’aspect négatif avait pris le dessus dans la personnalité de cet élément et qu’il le considérait comme perdu définitivement, du moins pour son théâtre. L’effort constant, qu’il exigeait de ses comédiens, relevait davantage de la compétition sportive que de la scène. Il jouait sur leurs nerfs comme un athlète sur les barres fixes qui vont porter sa tension physique ; ou un musicien sur les cordes d’un instrument, dont il voudrait éprouver la souplesse avant d’attaquer le morceau de bravoure. Avec lui, les répétitions n’en finissaient pas de longueur. Elles retardaient d’autant l’heure du travail scénique- la chose la plus importante quand on prépare une pièce - ; lequel s’achevait très tard dans la nuit, presque au petit matin. On avait encore du temps pour dormir ! Le cours ne reprenait qu’au début de l’après-midi. A ce régime de fer, nul besoin de prêcher le renoncement aux plaisirs de la vie. Ses élèves étaient envahis, imprégnés, absorbés, par le théâtre.. On mangeait, respirait, rêvait pour lui. Avec eux, David avait connu pour la première fois de grandes émotions ; surmonté sa peur du public et savouré le miel des éloges. Tout le monde le trouvait bon dans ses rôles. On lui avait fait remarquer qu’il avait pris de l’assurance ; qu’il avait un jeu intéressant, une présence, de belles « expressions gestuelles » affirmait Wlado… Il lui arrivait de croiser un gentil sourire sur les lèvres de la jeune assistante aux répétitions. Lorsqu’elle fut donnée enfin, leur pièce connut pourtant moins de succès qu’ils l’avaient espéré. Elle fut même superbement ignorée de la critique. Ce qui était pire qu’un éreintement ; lequel aurait eu au moins l’avantage de faire parler d’eux dans les journaux. Il y eut -il est vrai -quelques réactions enthousiastes de la part des adolescents d’un lycée voisin, à qui l’on avait fait une ristourne pour occuper les quatre ou cinq rangées du fond. Quelques vieux habitués du petit théâtre de quartier, où elle se donnait, se montrèrent également bienveillants ; comme ils l’auraient été peut-être pour toute autre occasion de sortie ? A quoi aurait servi de se le cacher : de soir en soir, le nombre des spectateurs diminuait. Les derniers venaient sans doute, parce qu’un lien d’amitié ou de parenté les liait à un membre de la troupe ; peut-être par charité, par désœuvrement ou par une curiosité malsaine. On payait bien autrefois le moindre coin de fenêtre pour assister à une exécution capitale ? Enfin, un jour, les représentations cessèrent, faute de spectateurs. La pièce fut retirée de l’affiche, sans que son fauteur s’en émeuve. Wlado avait disparu depuis une semaine, laissant fournisseurs et employés du théâtre en plan avec leurs factures. Il ne fallait même pas songer à régler des avances, puisqu’il avait emporté la caisse avec les maigres bénéfices des représentations. Privée de sa tête, la troupe n’avait plus de raison d’exister. Elle se défît, le jour même de la visite des huissiers, venus pour constater que Monsieur Boissé-Lucas, directeur de la troupe théâtrale « Les Vagants », avait abandonné celle-ci à son funeste destin. On saisit quelques nippes, un vieux piano désaccordé, deux ou trois pièces de mobilier qui n’auraient pas démérité dans un musée de l’outillage rustique et des cultures populaires ; avant d’apposer des scellés sur la porte de l’atelier. Ainsi, sortait brutalement de l’existence de David, le lieu où elle s’était presque exclusivement déroulée durant plus d’un an. Le cordon ombilical tranché, chacun était renvoyé à son problème particulier, lequel, par une ironie du sort, restait celui du groupe. En effet, le chômage devenait leur lot à tous. D’un accord tacite, ils décidèrent de vivre, chacun de son côté, cette nouvelle épreuve. Ils se séparèrent devant l’adversité, comme ils avaient été unis dans l’effort. **** David Olive avait traîné près de six mois, avant de se décider à se mettre en quête d’un nouvel emploi. Il avait vaguement entendu dire que la Poste recrutait du personnel, à la rentrée. Bien qu’il ne se fît pas, là encore, beaucoup d’illusions sur ses chances d’être pris, cela lui laissait un peu de temps pour constituer un dossier. Il songeait, avec un certain cynisme, que ses photos de théâtre l’aideraient peut-être à décrocher une place derrière un guichet. Le beau temps habillait de neuf les façades, tendait, au-dessus des rues, un toit serein qui dissuadait le promeneur de penser à autre chose qu’au plaisir de flâner et de regarder. Les journées étaient longues, pareilles à elles-mêmes, sans rien qui vînt déranger leur cours. Paris ne s’était pas encore vidé de ses habitants, mais on sentait qu’il commençait d’en escamoter le nombre ; ce qui donnait à la capitale une allure étrange, comme si elle s’apprêtait à passer en d’autres mains. Un parfum de capitulation flottait dans l’air. Les passants souriaient, indifférents à ce qu’il adviendrait. Dans l’ouverture des portes cochères, les immeubles montraient des courettes pimpantes, parées de verdure, lavées au grand jet d’arrosage par des concierges jaloux d’accueillir dignement leur nouveau maître. L’été s’installait. Tout était frais aux yeux, et il aurait pu se croire en vacances. Il avait appris, en rencontrant par hasard un comédien de la troupe, que leur directeur était revenu et qu’il s’apprêtait à reprendre ses cours… A moins que ce ne soit déjà fait ! La nouvelle l’avait laissé parfaitement indifférent. Par politesse, il avait noté sur son portable le numéro qu’il lui avait donné. Contrairement aux autres élèves qui s’étaient montrés vers la fin très agressifs, critiquant ses méthodes autoritaires et sa gestion fantaisiste de l’école ; il n’en voulait pas à leur ancien professeur. Tout comme il n’éprouvait aucun regret, en pensant à tous ces mois passés qui échouaient lamentablement. Mais, il ne l’appellerait pas. Tout cela était soudain devenu très lointain : Wlado, la petite troupe, la pièce et les espoirs qu’elle lui avait apportés, son échec… Aussi plat et sans vie que cette Place Saint Sulpice, depuis la terrasse du Bistrot de la Mairie, où il venait de déjeuner d’un sandwich accompagné d’un café. Que faire par une belle journée ? De surcroit, jour de son anniversaire… Il l’avait presque oublié. Il faut dire, qu’en ce temps-là, il n’y avait encore ni Google, ni Paul & Simpsons, ni Opodo, pour vous le rappeler avec un gâteau virtuel et ses bougies, un lot de tee-shirt aux prix sacrifiés pour l’occasion, ou -Royal au bar ! –un billet d’avion pour la destination de votre choix « à un tarif exceptionnel »… Il avait donc marché jusqu’à la Passerelle des Arts, dont on venait, il n’y a pas si longtemps, de rétablir l’usage et qui, légère et aérienne, ne mirait pas encore dans la Seine sa pesante armure de cadenas ; et il était presque parvenu au bout, lorsqu’il se souvint avec un petit sourire de son « cadeau » à lui-même, qu’il avait fourré, hier soir, dans la poche de son blouson. Il y porta instinctivement la main, pour vérifier qu’il était toujours là. C’était une chose molle et brunâtre, plutôt claire, qui avait la forme et la taille d’un bouchon de champagne, bien que ce soit plus mou, presque un peu flasque, comme il le remarqua avec une pointe de dégoût, en ôtant délicatement la pellicule de cellophane qui la protégeait. Une crotte ! Pour tout autre que lui, une merde de chien (du moins, faut-il l’espérer !), de la famille du toutou d’appartement, bien nourri avec de bonnes boîtes recommandées par le vétérinaire. D’un petit coup de dents, il en détacha un bout qu’il se mit à mâchonner avec précautions. Il savait qu’il s’agissait en fait d’un échantillon de psilocybe belizensis (également appelé le dernier rêve du Quetzalcóatl), une espèce rare de champignon hallucinogène, qu’il avait acheté la veille chez son fournisseur de tabacs et autres miels à fumer, Youssef, en haut de la rue de Maubeuge. (Entre parenthèses : je me réserve de raconter un jour l’étrange commerce de ce Copte, chez qui David achetait – de plus en plus cher d’ailleurs – ces substances mielleuses qu’il avait pris l’habitude de consommer sur sa chicha). Une odeur rebutante de vieux bouquin, qui aurait pris l’humidité lors d’un séjour prolongé dans une cave ou dans une pièce mal chauffée, vint lui agacer les narines. Il hésita un instant avant d’y mordre à nouveau, en se disant qu’il ne devrait pas faire cela pour la première fois, dans un moment difficile comme celui qu’il traversait -il se sentait las et découragé, si loin de tout ! -Au moins, qu’il ne devrait pas le faire seul, mais avec un proche, une amie, Lou ou Emmanuelle, avec qui il se serait senti en confiance, qui en aurait pris en même temps que lui. Cela aurait été différent. Mais il était seul ! Il arracha un troisième morceau du champignon, qu’il mâchouilla avec davantage de conviction. Un goût doux-amer, astringent, qui le fit spontanément rétracter les muscles de la face, se répandit dans sa bouche au bout de quelque secondes, plus agressif que ne l’aurait laissé penser la blettissure apparente du végétal. Appuyé en amont au parapet du pont, il l’avala ainsi tout entier en observant, à une vingtaine de mètres en diagonale, par-delà le quai du Louvre, le petit manège d’un couple qui s’essayait à évoluer sur des patins – on n’appelait pas encore cela des rollers. Sans doute des amoureux. Lui, plus adroit, et apparemment plus expérimenté, le torse sanglé d’un sac à dos qui devait porter leurs affaires, se lançait dans des figures compliquées, qu’elle tentait gauchement de refaire, une main écartée de son corps pour garder l’équilibre, tirant de l’autre sur un tee-shirt trop court qui lui remontait sur les seins. Sans le bruit des voitures qui filaient sur ce tronçon du bord de Seine, il aurait pu entendre ses petits cris effarouchés quand son compagnon venait lui prendre la taille pour l’embrasser dans le cou. Il les vit qui s’arrêtaient un instant, avant de repartir : lui, penché en avant, balançant avec souplesse son corps serpentin ; elle, mal assurée sur ses roulettes, raidie par l’effort pour empêcher que son derrière généreux n’aille rejoindre le sol. Il était loin de se douter alors, qu’il venait d’apercevoir, pour la première fois, celle qui allait plus tard jouer un rôle important dans sa vie, sous le nom explicite de « Déesse de la Fécondité ». Il suivit des yeux leurs silhouettes, jusqu’à ce qu’elles disparaissent en direction de la Rue de Rivoli, avant de quitter son appui et passer en face pour prendre le même chemin. Il n’a aucune idée de la manière dont il traversa la voie sur quai, toujours assez dangereuse à cet endroit car les voitures n’y trouvent plus de feux avant la bretelle du Pont-Neuf, et se retrouva sur le terre-plein qui longe les anciennes douves du palais. Normalement, pour aller d’un point déterminé à un autre –en l’occurrence, le trottoir du Quai du Louvre au guichet qui s’ouvre sous la colonnade, en face de l’église Saint-Germain l’Auxerrois –on doit franchir une certaine distance. Là, ce ne fut pas le cas : il était sous la voûte du passage en question sans avoir fait un mouvement, sans même avoir exprimé une quelconque volonté en ce sens, même inconsciente. Et pourtant il y était et, de la même façon inexplicable, il fut (dans le plan suivant de son déplacement involontaire) au milieu de la foule qui encombrait l’une des salles du musée. Il faut ici préciser -la topographie du lieu n’étant plus la même aujourd’hui -, qu’on n’avait pas encore construit la Pyramide en verre de l’architecte Peï, ni l’accès souterrain aux salles d’exposition ; les travaux de creusement avaient commencé sur l’emplacement du petit square qui se trouvait autrefois à cet endroit, entraînant la fermeture de l’accès habituel au public par la Porte Denon pour le transporter dans la partie-Est de la Cour Carrée, sous le guichet que David venait d’emprunter. Il parcourut de longues salles hautes, plongées dans la pénombre, où le piétinement des visiteurs et le bruit des voix amplifiés par la hauteur des murs, formaient un brouhaha indescriptible. Il s’égara tout de suite dans ce dédale de passages et de salles. Il ne savait par où commencer, vers quel endroit diriger ses pas, dans quelle partie de ce vaste labyrinthe de couloirs, d’escaliers, de niveaux, d’étages, d’entresols. Le sol lui paraissait extraordinairement lisse et plat -ce qui n’avait rien de surprenant pour le sol d’un musée -, un peu mou même, comme si les carreaux bruns de marbre avaient été une coulée de caramel à laquelle ses semelles adhéraient en marchant. Puis, la coulée de caramel se mit à glisser, d’abord lentement puis vite, de plus en plus vite, à mesure qu’il progressait, ce qui lui donnait la sensation bizarre et nauséeuse d’avancer sur le couloir roulant de la station Châtelet. C’était exactement la même impression de roulis… Ce qui le fit rire –assez bêtement, je dois dire ! Les mêmes passants qu’il croisait, entraînés dans la même course folle, pressés, les mêmes visages tendus, les mêmes gestes saccadés, mécaniques. Il se sentait lui-même pris dans ce mouvement convulsif : ses mains, ses bras s’agitaient dans tous les sens ; ses jambes piétinaient sans qu’il puisse les maîtriser. Tout se mit alors à tourner, les murs, les objets, la foule… Pris de vertige, il fit un immense effort nerveux pour retrouver le contrôle de ses esprits. « Paix ! Paix ! » se répétait-il d’une voix posée et, en même temps, il voyait les yeux mornes, fatigués de sonder le capharnaüm de sa boutique, couleur d’huître au vinaigre, de Youssef, au moment où il avait empoché son billet : « Good ! Good, my friend… but dangerous ». Cinquante euros ! et il en avait un sac plein… comme de truffes (bien qu’il n’eut aucune idée de ce coûtaient les truffes). Sûr, qu’il n’avait pas envie de risquer la vie d’un bon client ! Peu à peu, le calme était revenu en lui. Où était-il ? Que faisait-il au Louvre ? Il voulait voir de la peinture. Oui, c’est cela ! Il devait voir de la peinture… Il s’accrochait à cette idée, se la formulait dans la tête, se rassurait en s’y tenant ferme, comme il l’aurait fait d’une rampe offrant providentiellement son appui pour descendre un escalier raide et au giron très étroit. En même temps, qu’elle se débattait avec un reste de fou-rire, qu’il s’efforçait gêné de réfréner. Le tremblement de ses membres avait cessé et, apparemment, personne ne l’avait remarqué. Son agitation semblait être passée complètement inaperçue. Rassuré sur ce point, il reprit sa visite. Il entra alors dans une pièce étroite et longue qui donnait sur une autre, puis une autre et ainsi de suite, sur une distance qui lui parut ne pas finir. Autour de lui, c’était une succession de formes étranges, en pierre, en bois, en argent, en or et autres matériaux bizarres, dont il n’aurait su dire le nom, l’origine ou l’histoire, ni pourquoi elles étaient là, posées dans des vitrines, accrochées aux murs, placées en hauteur ou carrément suspendues au plafond. Tout cela le déroutait et l’ennuya rapidement. Il aurait voulu faire demi-tour. Mais comment faire dans cette pelote ? Une flèche verte, au passage de la salle suivante, lui montrait seulement qu’il devait aller de l’avant. Après quelques détours, les premières peintures lui apparurent. Bientôt, il en fut tout envahi. Il y en avait partout, de toutes sortes, montrant des paysages de toutes les couleurs, sauf celles de vrais paysages, des figures humaines de toutes les espèces, avec toutes les expressions possibles, toutes les manières imaginables, toutes les positions et contorsions qu’un artiste avait pu inventer, sans qu’elles soient jamais pour lui des figures humaines. Pas la moindre parcelle de vie, se disait-il : Mort, tout cela est mort ! Jamais la peinture ne lui avait paru aussi morte et enterrée que là. Il avait entendu parler de chefs-d’œuvre. Etait-ce ce qu’il voyait là ? Il était en face du vide. Tous ces gestes, ces scènes, ces histoires, ces millions de choses répétées (en songeant à tous ces musées à travers la planète, toutes ces galeries de peintures, ces antiquaires, ces brocantes, ces églises, ces châteaux au fin-fond de la province) ; cette hystérie des formes qui se voulaient la traduction de quelque chose de noble, de grand, d’élevé, lui donnait envie de vomir… A peine jetait-il un regard sur une œuvre plus connue, en pensant : Ah, c’est elle ? Elle est ici, celle-là ? d’un air d’en douter, comme on hésite à reconnaître une personne célèbre, dans une femme banale qu’on vient de croiser dans la rue. N’était-ce pas Catherine Deneuve, la passante que ce gamin a failli bousculer avec son vélo ? En n’osant pas trop se retourner sur elle ; gêné de découvrir qu’elle n’est pas plus belle ni plus élégante qu’une passante ordinaire ; qu’elle ressemble à s’y méprendre à la pharmacienne de la Rue du Cherche-Midi, qu’elle trottine comme elle d’ailleurs, la tête entortillée dans un foulard Hermès marron-vert-olive, toutes choses dont elle se fiche bien en se rendant par la rue de Lille, douloureuse et pressée, au chevet de son ami Serge Moati dont l’état, depuis le petit matin, ne laisse plus aucun espoir. Il était surpris par le nombre de gens qui visitaient le musée. Il se disait que la plupart s’y trouvaient, parce qu’il fallait bien sacrifier à ce genre d’activité culturelle si l’on voulait dire à son retour qu’on avait vu Paris ; ou encore, parce que le Louvre faisait partie du forfait que leur avait vendu l’agence qui avait arrangé leur voyage ; ou qu’on ne savait quoi faire avec les enfants un jeudi après-midi ; ou qu’on avait une heure à tuer avant un rendez-vous dans le quartier… Cela n’avait aucune importance. Il trouvait que cet empressement autour de tableaux avait quelque chose d’émouvant. Il n’aurait su dire pourquoi. Il le ressentait ainsi. Quant à lui : il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait. Le savait-il d’ailleurs ? Il n’en éprouvait aucun regret. Il se souvenait seulement (c’est d’ailleurs peut-être pour cette raison qu’il était entré dans ce musée) que dans ses cours Wlado faisait souvent allusion à la peinture, pour leur conseiller de puiser en elle des « énergies constructives ». Qu’est-ce qu’il entendait par là ? Est-ce ce que recherchaient ces gens en stationnant d’une œuvre à l’autre ? Il constatait -mais c’était sans doute là encore un effet de ce qu’il avait absorbé avant d’entrer -, que le public se déplaçait autour de lui dans une suite d’images fractionnées, une succession synchrone de clichés qui venaient décomposer les mouvements en s’imprimant sur sa rétine. Il avait sous les yeux la silhouette d’une personne, qu’elle passait en même temps dans son dos et revenait devant lui, à son point de départ, du côté opposé, comme si elle ne l’avait pas quitté. Et il aurait pu le croire, en effet, si une longue traînée lumineuse formée d’autant de fractions d’images imbriquées qu’il y avait de plans dans son déplacement, n’était venue lui signaler le mouvement comme l’auraient fait des traces de pas sur la neige. Il se mit à suivre un groupe de visiteurs, qui le mena dans une grande salle rouge, imposante, éclairée d’en haut par une clarté diffuse, épaisse, presque fluide, qui la rendait plus irréelle encore. Tout lui parut en ce lieu beaucoup plus calme. Les visions synchroniques avaient disparu et il put flâner tranquillement. Du moins le pensa-t-il un moment, lorsqu’il remarqua qu’elle était occupée dans toute sa profondeur par une toile immense, chatoyante, sombre, pleine de lumière et de vie, tenant à la fois de la tiare et de l’aquarium, un aquarium exceptionnellement vaste dont on aurait pu penser qu’on n’avait construit une salle aussi imposante, que pour contenir et mieux encadrer ses dimensions panoramiques. Il y avait là dans son eau trouble, que la lumière du plafond avait du mal à pénétrer, des centaines de figures qui bougeaient, s’affairaient, gesticulaient en peinture, s’interpelaient avec des gestes amples, des écartements de bras et de jambes, des mains qui brassaient en vain l’élément liquide dans lequel elles baignaient, en un grand mouvement de panique. En regardant mieux, il s’aperçut que tous ces corps, ces visages, ces yeux, ces mains, s’organisaient autour d’actions plutôt triviales qui requéraient son attention. Il y en avait qui hachaient de la viande, pour en charger des plats portés par les bras vigoureux de colosses ; d’autres qui servaient à boire en inclinant des jarres mirifiques ou distribuaient des pains dans des corbeilles ; récuraient des bassines sous l’œil attentif des chiens, toujours prêts à attraper un morceau. Il y en avait qui faisaient de la musique ; d’autres qui parlaient, mangeaient, buvaient, parlaient en buvant ou en mangeant, s’extasiaient d’une telle abondance de mets, rêvaient qu’ils étaient au paradis, se penchaient pour en faire part à leur voisin de table, à tomber hors du cadre s’il n’avait été là pour les contenir de son balustre doré, comme s’ils avaient oublié qu’ils étaient des choses peintes, des convives irrémédiablement voués à demeurer immobiles. Tout cela se bousculait devant ses yeux, lui donnait une impression déroutante de confusion, de désordre profond, qui se traduisait par des contractions violentes dans sa poitrine. Il avait beau se dire que c’était-là de nouveau les effets de ce maudit champignon mexicain, que cela allait passer comme le sol de caramel qui filait sous ses pas, les transportations involontaires de personne, les silhouettes qui se délayaient tout à l’heure en code-barres ; il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il allait s’effondrer au milieu de la foule, terrassé par une attaque cardiaque. Il se jeta sur une banquette qui lui offrait une place libre. Il n’y était pas depuis une poignée de minutes -il avait perdu toute notion de temps –, rencogné entre l’accoudoir de velours rouge et la barrière mouvante des dos qui l’entouraient, qu’il entendit un petit bruit indiscret, léger, mais néanmoins modulé et insistant, comme un appel sifflé, qu’il comprit n’être qu’un ronflement. Il l’attribua d’abord à son voisin de siège, qu’un coup de fatigue aurait plongé dans le sommeil. Un rapide coup d’œil lui montra qu’il n’en était rien. Il se mit à chercher d’où cela pouvait venir ; d’autant plus que personne –lui mis à part –ne paraissait remarquer ce bruit importun. Il n’eut pas à chercher longtemps, ni très loin : le tableau qui était en face de lui respirait, sans que nul s’en inquiétât. Profond et grave, un souffle régulier animait la toile, la distendait avec son cadre comme une armoire normande pour revenir, l’instant d’après, à sa forme initiale. Avec la régularité d’une pendule hydraulique marquant le temps sur la tapisserie purpurine de la salle, elle se gonflait comme une membrane élastique avant d’expulser l’air d’une façon continue, avec un doux ronronnement qui laissait comprendre qu’il eût d’abord pensé à un signe de sommeil paisible. Sur le mode le plus naturel, la toile suivait ce rythme régulier, aspirant et expirant, convexe et concave, aigu puis grave, flûte et orgue… Intrigué, David Olive s’en approcha pour observer de plus près le phénomène unique, et sans aucun doute surnaturel, d’un tableau qui respirait. Campé en face de la toile à un mètre à peu près, il sentit un souffle frisquet, très agréable par la température étouffante qui régnait dans cette salle de musée, lui caresser le visage, comme l’aurait fait une brise légère qui serait descendue des hauteurs, apportant un peu de fraîcheur à la nature accablée de soleil et de chaleur vers la fin d’un bel après-midi du mois d’août. Elle devait d’ailleurs venir des montagnes que montrait, dans un fond lointain et vaporeux, ce tableau d’une scène champêtre représentant le combat d’un aigle avec un cygne. Sujet peu propice à une représentation picturale et l’artiste avait dû le ressentir ainsi, si l’on en croit la façon maladroite dont il avait traité le corps-à-corps des deux oiseaux, fondu en une seule masse : le plumage sombre du rapace et le col blanc, flexueux, du palmipède se portant en avant pour protéger sa couvée. En même temps qu’il regardait la scène, David suivait avec un petit mouvement de tête le léger courant d’air qui déplaçait autour de lui des parcelles infimes de la matière liquide qu’il respirait ; quand soudain, sans comprendre comment, comme s’il était installé sur le trampoline à bascule ou s’il avait enfourché le piston à ressorts de la Foire de Chatou… Hop ! il fit un bond dans la toile pour en revenir immédiatement de la même façon. L’expérience lui sembla tellement excitante, lorsqu’il eût recouvré ses esprits, qu’il voulut aussitôt la recommencer. De nouveau, hop ! il sauta dans le tableau pour en ressortir la seconde d’après, et ainsi de suite… Et à chaque saut, il voyait quelque chose de nouveau : un vieux rouvre qui semblait vouloir lui raconter une histoire et qui portait, sur l’écorce de son tronc tordu sur le ciel, l’empreinte d’un visage, la forme d’un corps qu’il avait aimés ; le cirque lointain des glaciers, sur lesquels il mettait des noms : Monte Negro, Cime du Gélas, le Grand Capelet, Pointe de l’Argentière… tous au-dessus de 3.000 mètres, gneiss vert, glaces, neiges éternelles et granits gris ; dans ce silence grandiose, la puissance victorieuse de l’aigle, maître bientôt destructeur du nid sur lequel il avait fondu, le sacrifice inutile du cygne se jetant entre les deux, dans un élan de dévouement maternel… autant de détails qui augmentaient son excitation. Il s’attacha au prochain saut, à découvrir une vieille maison en ruine, qui penchait tellement sur ses bases qu’on avait l’impression qu’elle cherchait à s’enfuir vers le bois tout proche ; au suivant, il s’y aventura dans ce bois, en empruntant un sentier de chevreuil qui se frayait un passage entre les branches basses. De découverte en découverte, il faillit plus d’une fois oublier de revenir, notamment lorsqu’il s’attarda pour admirer, lors d’un remarquable saut en hauteur doublé d’un vol plané, la campagne qui entourait la scène, toute plantée de vignes et d’oliviers avec par-ci par-là quelques cyprès noirs. Et toujours avec une facilité déconcertante, il allait et venait, tel un oiseau, au gré de son doux zéphyr... Et il se serait amusé longtemps à ce petit jeu, si le va-et-vient ne s’était soudain arrêté. Pour quelle raison ? Je l’ignore. Mais le mouvement inverse ne se produisit pas : il y eut bien une inspiration et le souffle léger passa sur son visage, mais pas d’expiration et donc pas de bond de retour. Il resta coincé dans un tableau du XVIe siècle. **** Le cortège de Ludovic le More allait depuis un certain temps par un sentier escarpé qui, suivant son caprice, s’enfonçait dans l’épaisseur de la forêt ou pointait son oreille au débouché d’une clairière ; tout en prenant bien soin de rester toujours sous le couvert du feuillage car le soleil brillait fort, bien qu’on fût en octobre, passé le midi d’une belle journée. Il avait atteint un vallon encaissé, le long duquel courait un ruisseau. Les cavaliers le traversèrent sur leurs montures en remontant son cours. Les mules et les haquenées, chargées de sacoches et de coffres, pataugèrent un moment sur ses rives mouillées, conduites par des valets qui leur faisaient éviter des grosses pierres plates où s’accrochaient des mousses et des bouquets de pariétaires. Le cortège reprit sa marche pour gravir un raidillon qui disparut sous la végétation, plus confuse et plus dense à partir de là, avant d’arriver au sommet d’une petite butte et la redescendre, par le même sentier étroit qui s’était pris de nonchalance sur la pente plus douce du versant opposé. Là, il découvrit un second vallon, moins sauvage, au fond duquel une poignée de gros chênes, répandant leur ombre sur un pré avenant, offrait un spectacle que chacun, du tréfonds de ses membres, n’espérait. On décida d’y faire halte. C’est à ce moment que Pedro Jil, plus familièrement surnommé Perejil (« brin de persil » en Castellan -comme cette herbe potagère, il était modeste mais se glissait partout), humble mais entreprenant sujet de son Excellence le comte de Villahermosa, l’envoyé du roi d’Espagne à la cour de Milan, quittait la noble société pour satisfaire un désir de la petite princesse Beatrix. Son maître l’avait cédé à son service, un soir qu’elle s’était beaucoup amusée de ses grimaces, tours et autres facéties. Ce qui n’était pas une moindre affaire car, dernière d’une bonne dizaine d’enfants (dont elle avait clôt la nichée en coûtant la vie à sa pauvre mère), elle avait été extrêmement gâtée par sa nourrice et par ce qui était resté de ses nombreux frères et sœurs. A son réveil, l’enfant qui avait dormi la plus grande partie du voyage, avait réclamé des fleurs, beaucoup de fleurs, afin qu’on tresse des couronnes pour l’en coiffer ainsi que ses suivantes. Où en trouver dans ces solitudes ? Le pré, sur lequel on s’était arrêté, n’en offrait guère et en nombre de surcroît. Son père, le duc, était très embêté. Elle aurait pu demander autre chose : que ses singes par exemple se livrassent à toutes sortes de diableries pour l’amuser ; ou qu’on commande à la troupe de musiciens qui les accompagnait de sonner flûte, tambourin, psaltérion et mandole, pour improviser un branle, une saltarelle, une pavane… enfin, ce qu’elle voudrait ! Ou qu’on ouvre le coffre aux poupées qui chantent. Non ! La noble demoiselle voulait des fleurs. Une montagne de fleurs ! Rien d’autre. Et elle menaçait par ses pleurs de tourner en cauchemar cette partie de campagne. Perejil, qui avait bon cœur (même un peu trop !) mais surtout un optimisme à toute épreuve, se vanta haut et fort qu’il lui serait facile de courir en chercher. C’était-là ce que chacun attendait. On le remit aussitôt en selle et notre jeune Sévillan s’éloignait au galop par le même sentier qui recommençait à grimper sur la colline d’en face. Derrière elle, se disait-il tout en chevauchant, il allait certainement trouver assez de fleurs pour en ramener un gros bouquet -plusieurs même, à sa petite maîtresse. Qu’est-ce qui l’autorisait à penser cela ? Nous n’en savons rien. Son bon cœur, sans doute, et cet optimisme à toute épreuve qui ne le quittait jamais. Passé le sommet, les arbres s’étaient de nouveau rapprochés. Entremêlant leurs branches, ils formaient au-dessus de sa tête un vitrail aux couleurs changeantes, passant du vert acide au jaune, du roux au brun sombre, du bleu au violet, sous les reflets du soleil qui brillait à travers les feuilles. Il allait depuis près d’une demi-heure et (il ne voulait pas se le dire) il commençait à regretter sa témérité. Pas une fleur autour de lui, pas un endroit à sa vue qui fût susceptible d’en offrir, ne serait-ce qu’un maigre bouquet. Tout n’était qu’arbres, fougères, lichens et rochers. Encore, s’il avait rencontré quelqu’un ! Mais, il n’avait croisé âme qui vive sur son chemin. Dans le silence mystérieux et profond, il n’entendait que le murmure du vent dans les branches et l’appel monotone d’un pinson à gorge blanche. Une tristesse à faire pleurer les pierres lui serra le cœur. Tristesse qu’il n’avait jamais connue jusqu’alors, et qu’il s’efforçait de combattre en pensant à ses fleurs. Comme il était agile, il grimpa sur un arbre pour essayer de s’orienter à travers ce désert. En effet, il aperçut au loin une trouée dans l’épaisseur des bois, parsemée de taches claires qui pouvaient être des maisons. Cette découverte lui redonna du courage. Comme il était loin à la tête du cortège et qu’il avait l’œil vif et le tempérament fougueux, il serait le premier à rapporter à ses compagnons de route, bientôt plongés dans les bras de la nuit qui tombe vite en cette saison sous ces denses futaies, la bonne nouvelle qu’on n’était pas loin d’une ferme ou d’un village, en même temps qu’un bouquet à la princesse Beatrix. S’il y avait là-bas des gens qui vivaient, ils sauraient bien lui dire où trouver des fleurs ? Quelques sols ne seront pas inutiles. Que diable ! ces gens sont certainement pauvres, se disait-il : mais ils ont des jardins ! Certes, il l’avait vu la clairière ; ou plutôt il l’avait devinée au loin à un reflet de lumière, une ombre plus claire dans le feuillage changeant. Mais aussitôt qu’il s’était remis en route, elle avait disparu. Il avait beau se dire qu’elle arriverait bientôt. Rien ! Etait-ce à cause du fait que son sentier, sans qu’il s’en rendît compte, suivait un cours sinueux ? Ou bien parce que terrain était devenu plus difficile et donc plus long à parcourir ? Sa bête soufflait bruyamment et lui montrait à chaque pas qu’elle n’en pouvait plus. Lui-même était harassé de fatigue. Si bien qu’au bout d’un moment, il commença à s’interroger si cette brève apparition d’une clairière n’était pas un tour du Malin, pour mieux lui faire sentir sa tête lourde et ses reins endoloris. Et voilà qu’elle lui apparut soudain de nouveau. Elle lui cligna un instant de l’œil à travers les feuilles et disparut aussitôt. Mais cela lui redonna du courage. Il savait à présent qu’elle était bien là et qu’il finirait par l’atteindre. Et, en dépit de la sueur qui lui coulait dans la nuque et des grosses mouches bleues qui tombaient des arbres pour lui saigner les bras et le cou, il sourit à cette perspective et arqua tous ses efforts pour y parvenir. Là, se disait-il, il reprendrait son souffle sur un tas de troncs blancs que les bucherons alignent en bordure des bois, ou bien il se coucherait dans une meule de foin, en veillant à ne pas s’endormir. L’appel monotone du pinson, comme un crissement métallique, bref et saccadé, l’invitait à continuer. Comme il la trouvait belle sa clairière, quand il y arrivait enfin, à bout de forces mais fier d’avoir surmonté le découragement et la fatigue. Elle s’étendait là sous ses yeux, éblouissante de lumière, brisant sa pente douce et verdoyante pour livrer passage au lacet poussiéreux du chemin. Elle semblait dormir -qu’elle l’attendît en dormant comme la belle dans le conte, d’un sommeil de cent ans au moins, qu’il allait interrompre. Avec elle, ils vivraient ici jusqu’à la fin des temps, entre les cimes dentelées des sapins qui escaladaient les montagnes, leurs escarpements sauvages qu’on apercevait au loin, remplis de la fureur des torrents, l’ombre paisible des noyers et des hêtres, le tapis profond des prairies et des champs. Il aurait bâti leur maison au milieu de toute cette beauté. Cette pensée le remplissait de bonheur. Il les imaginait régnant sur ce royaume de quelques arpents. Ils commanderaient aux escargots, aux merles et aux hannetons. Il rêvait hélas ! Et il put vite s’en rendre compte, en approchant de ce qu’il prenait avec la distance pour un séjour enchanteur. Il donnait bien en effet sur des collines verdoyantes et des forêts sombres résonnant du fracas des eaux sauvages ; l’azur impeccable découpait bien au loin le cirque majestueux des montagnes, coiffées d’une couronne étincelante de glaciers ; sans mal, on aurait cru d’ici qu’on dominait le monde, comme la buse ou l’épervier qui planaient là-haut dans le bleu infini. Mais il n’y voyait hélas aucune fleur, pas la moindre trace d’une campanule, un calice, une corolle, qu’il eût pu cueillir pour un bouquet ; et cette absence donnait à ce pré une tristesse poignante, comme lorsqu’une campagne riante en été est soudain obscurcie par le passage d’un nuage… Et il voyait aussi deux ou trois chaumières, frileusement blotties dans le creux d’un vallon, qu’il prit pour des étables, comme on les trouve parfois en ces contrées reculées, quelques abris de fortune où se serrent, la nuit, hommes, bêtes et fourrages ; ce que lui confirmait l’écho mélancolique d’un troupeau. Il poussa sa monture dans leur direction. A mesure qu’il approchait de ce pauvre et triste lieu, une apparence de vie s’en détachait. Deux femmes, vêtues de laine brune, assises à l’ombre d’un arbre (ce qui expliquait qu’il ne les ait pas vues d’abord), semblaient occupées à des taches domestiques. Des bergères, peut-être quelques bohémiennes, pensait-il, en voyant leur teint bistre et la toison de leurs grasses chevelures, largement étalées sur leurs épaules. Il était fréquent que des bohémiennes se louent dans la saison pour ces activités pastorales. Leurs corps lourds et sans grâce, leurs hanches épaisses, leurs bras vigoureux hâlés par les travaux des champs, leurs pieds nus parlaient pour la misère de leur condition. Auprès d’elles se tenait un petit être nu, sale comme elles, qui se débattait avec des cris joueurs contre leurs efforts pour épouiller ses cheveux. Une de ces scènes banales de la vie quotidienne, comme on peut les croiser partout dans les cours des palais et sur le pas de porte des maisons, paisibles et familières, n’offrant rien de remarquable pour mériter l’attention d’un passant, sinon qu’elles sont plus grossières chez une population encore mal christianisée. « Elles doivent savoir en ces montagnes, qu’elles parcourent tous les jours avec leur troupeau, un champ, un coin de terre, un jardin où le lys sauvage pousse entre les touffes de thym et la ciste », se disait-il, en se dirigeant vers elles pour leur poser la question, ou plutôt pour essayer de la leur faire comprendre, car il jugeait combien elle était absurde à des êtres aussi simples… Cependant, Perejil voyait en se rapprochant qu’il n’en était rien. Si ces deux femmes étaient des pauvres bohémiennes, elles n’avaient pas moins l’air noble et l’allure altière de leur race. Surtout la plus âgée qui, droite et fière telle une statue de marbre, une main posée sur sa hanche comme la duchesse Leonora quand elle recevait l’hommage de ses sujets, offrait sa robuste prestance à l’autre, plus jeune et aussi plus joueuse, assise sur ses genoux, qui se penchait en avant, dans un mouvement de tendresse maternelle, pour saisir un enfant. Est-ce le geste de celui-ci, qui échappait à son étreinte pour serrer contre lui un agneau ? La crainte exprimée par le petit animal, surpris par son geste brusque ? La beauté du bambin, aussi blond et bouclé que son compagnon de jeu, qui offrait un contraste troublant, presque merveilleux, avec la pauvreté de ces deux femmes ? (Il est fréquent dans les campagnes que des modestes paysans aient des enfants plus beaux que des enfants de roi). Le paysage grandiose et minéral qui, dans le lointain, semblait écarter les bras pour protéger cette humble scène ? Le sourire étrange, et qu’il ne pouvait définir, sourire clos, sourire de l’âme, qui ceignait le contour délicat des lèvres de ces deux femmes ? Perejil tomba à genoux et ferma les yeux, saisi à la fois de respect et d’admiration, comme quand, dans la Semaine Sainte, bercée sur les épaules violettes des pénitents, passe la Sainte Patronne de sa ville. C’est alors que, dérangées sans doute par la présence importune d’un inconnu, bien qu’à aucun moment elles n’aient tourné vers lui leurs regards bienveillants, les deux femmes se levèrent pour partir avec l’enfant et son agneau, lequel gambadait déjà loin d’eux ; et, dans le geste qu’elles firent en ouvrant leur manteau, une pluie de fleurs tomba sur le pré. Jamais Perejil n’en avait vu en tel nombre. Il y en avait de toutes les sortes et de toutes les couleurs : des nuées de roses, bien sûr, des blanches, rondes et plates comme des hosties odorantes, mais aussi en guirlandes rouges sombres montrant dans leur éclosion pontificale les pointes d’or de leurs pistils, des mauves, gracieuses et pâles, et d’autres, aux cœurs veloutées et tendres, qui lui faisaient penser à une infante sombrant dans les paniers de sa robe, telle une branchée de framboises dans la douceur vanillée d’une crème battue. Il y avait des lys triomphants, répandant des effluves de parfum enivrant et suave, pareils à une troupe dissipée d’anges qui souffleraient dans leurs trompettes, dans la tiédeur et l’émerveillement d’un magnifique soir de Mai ; des œillets champêtres, aux senteurs épicées de muscade ; des petites roses aux couleurs de chairs tendres qu’on appelle en Provence caprices de dames ; des violettes en leur élégance discrète ; des pensées, masquées de dominos de velours ; des gueules de loup piquetées de rousseurs et des iris voilés de soie tigrée ; des narcisses ouvrant des yeux ahuris ; des jacinthes belliqueux dressant leurs hampes opalines ; des tulipes sauvages, aux teintes flammées et aux contorsions baroques ; des clématites grimpant en grappes et des crocus dardant leurs fers de lance ; des jasmins en berceaux capiteux et des tubéreuses aux touffeurs entêtantes ; des genêts s’élançant en boutons jaune et blanc ; des pois de senteurs, légers et transparents comme ces voiles parfumés qu’on ramenait d’Orient ; des amaryllis ; des anémones des bois et leurs bourgeoises parentes des jardins ; des campanules aux clochettes violettes ; des angéliques en longues tiges enroulées ; des digitales pourprées (plus connues sous le nom de gants de la Vierge) ; des réséda, écœurants de fadeur et des véroniques avec leurs cornes courbes ; des orchidées sauvages encapuchonnés comme des carmélites ; des aubépines effeuillant leur neige d’argent ; la fleur timide du fraisier qui blêmit sous son abri de feuilles. Car il y avait des espèces plus familières comme des pâquerettes, des marguerites, des coquelicots sanglants et des bleuets martiaux, des myosotis et du muguet, des primevères ; mais aussi très modestes, comme le liseron, la lavande et même des fleurs d’orties blanches et des capitules mauves du chardon, et des fleurs du seigle, du blé, du basilic (qu’on appelle aussi l’oranger du savetier) ; et ces clochettes bleu pâle dont il ne connaissait pas le nom, mais qu’on aurait dit soufflées dans le verre de Venise… Pourtant, elles ne s’épanouissaient pas toutes dans la même saison : il y en avait de mai et d’août, d’octobre et de juillet, même de Noel ou de la semaine de Pâques. Mais, elles étaient toutes rassemblées dans ce pré, pour en faire un tapis parfumé et multicolore sur lequel Perejil émerveillé n’osait pas porter la main. Car, elles lui semblaient aussi vivantes que si ce fût des milliers de petits êtres dont l’haleine chaude serait venue peupler ce lieu désert. C’est alors que l’air s’anima soudain et qu’un souffle léger descendit des montagnes pour agiter doucement la nature et toutes se mirent à sonner comme un immense carillon. Et, de même qu’on pouvait voir sur leurs tiges des calices et des corolles, des ombrelles et des bulbes, des pétales séparés et en grappes, en forme de mitres ou de dés à coudre, en toits de pagode, en lanternes ou en chapeaux chinois ; de même on entendait sonner en accord des cloches de village et tinter des grelots, clamer sourdement des campanes et retentir funèbre le bourdon, trembloter des clarines et s’égrener des sonnailles. Il y avait des appels graves de tocsin au milieu d’accords légers pour annoncer le bénédicité ; des volées de cloches déchaînées et d’autres qui battaient la mesure ; des timbres fêlés à côté d’un airain très pur ; des tintements joyeux mêlés à des notes claires, comme des brindisi qu’on aurait portés avec des flûtes de cristal ; des effleurements de doigts sur les lamelles d’un rideau de jade et des frémissements du vent entre les feuilles d’argent du prunier. Et autant de sons différents, au lieu de donner un vacarme épouvantable, formaient au contraire un accord parfait . Ce n’était qu’un seul chant d’allégresse qui s’élevait dans cet étroit vallon, montait haut, haut, toujours plus haut, à l’assaut des collines, des flancs escarpés des montagnes, laissait derrière lui des chaînes puissantes que l’homme n’avait pas encore franchies, des plaines fertiles peuplées de cités prospères, et les étendues mystérieuses des mers qui déversent leurs eaux aux confins du monde ; dépassait le vol planant de l’aigle, la couronne vespérale des glaciers et l’aérien trésor de rêves des nuages, pour remplir la coupe céleste de sa divine harmonie. **** Pedro Jil se réveilla comme le cortège ducal débouchait dans la clairière. Les palefrois, les mules et les haquenées, piétinaient son tapis verdoyant en agitant les pompons de laine et les glands colorés de leurs harnais. Plus exactement, il rouvrit les yeux pour voir deux jeunes seigneurs qui s’emparaient de ses jambes pour le traîner jusqu’au devant de la noble assemblée. Ce qui provoqua un grand éclat de rire. Il avait l’air plus idiot que jamais, tandis qu’il frottait son dos endolori en secouant ses boucles brunes qui s’étaient dans sa chute débarrassées de leur béret. S’il n’avait jamais souhaité d’être remarqué par ce beau monde, son vœu en ce moment venait d’être exaucé. En effet, tous le regardaient, curieux d’entendre comment il allait expliquer qu’on l’ait surpris en train de dormir au milieu d’un pré, au lieu de cueillir, comme il l’avait promis, des fleurs pour la petite princesse Beatrix. - « Alors, drôle ! » lui cria un jeune chevalier de la suite du duc : « Voilà donc comment tu sers ta maîtresse ? » Pedro Jil était tellement envahi par le spectacle qu’il venait de quitter, qu’il ne trouvait pas de mot pour justifier son embarras. Pour toute réponse, il branlait sa tête et regardait ahuri l’herbe tout autour de lui. - « Allons, réponds ! » gronda un autre seigneur : « Si tu ne veux pas que je vienne frotter ta bosse avec mon bâton ! » - « Oui, parle, bouffon ! » déclara à son tour un jeune garçon blond, qui était debout auprès de son père. - « Parle donc, Perejil ! » dit le vieux duc de Mantoue. Alors Pedro Jil se mit à parler et il leur raconta, en n’omettant aucun détail, sa rencontre merveilleuse et le pré aux mille fleurs qui tintaient en concert jusqu’au ciel. Et, quand il eut fini, tous les yeux le fixaient gravement et l’on entendait seulement le vent souffler dans les bannières. - « Tu mens, comme un coquin que tu es ! » s’écria alors Cecilia Pia, la première demoiselle d’honneur de la duchesse Eleonora : « Il n’y a pas plus de fleurs dans ce pré, que sur le rocher d’Orgasolo ! Et, à part ta grotesque figure et tes jambes torves de nain galeux, nous n’avons croisé âme qui vive en ces parages ! » Cette réponse fut trouvée divertissante et elle provoqua un nouvel éclat de rire. L’aventure rappela à un gentilhomme, une histoire qu’il tenait d’un moine dominicain, lequel était, à l’en croire, un saint homme qui n’avait pour défauts que d’aimer trop le vin et les bonnes histoires. Il conta qu’un curé exemplaire vivait au milieu de son petit peuple, attentif à dispenser avec indulgence les saints sacrements, à bénir le seuil des maisons, les récoltes dans les granges, les agneaux dans les bergeries, les veaux dans les étables et les nouveaux nés dans leurs berceaux. Toujours prêt à prêcher la bonne parole et à tonner contre le Diable, aussitôt que l’occasion s’en offrait. Ce qui devenait de plus en plus rare, car le brave homme était écouté et admiré en toutes choses, comme un modèle de vertu. Mais voilà qu’un jour, une jeune montagnarde venue remplir son seau à la fontaine du village, réveilla sa concupiscence. Notre curé se mit à sonner la cloche de son église tout en s’époumonant pour effrayer ses fidèles : - « Vous êtes menacés des pires malheurs ! Un oiseau griffon va fondre sur vous pour la punition de vos péchés ! » La foule alarmée aussitôt autour de lui se rassemble : - « Que devons-nous faire, de grâce mon père ? - « Dès qu’il apparaîtra, je cesserai de sonner la cloche. Vous couvrirez alors vos têtes de vos sarreaux et vos jupes et resterez silencieux et immobiles jusqu’à ce que vous entendiez de nouveau la cloche sonner. Et surtout, ne vous avisez pas de jeter un regard sur lui, même si vous vous sentez fort malmenés : le monstre exterminateur ne connait pas la pitié ! On fit comme il l’avait dit. Personne ne broncha et n’ouvrit les yeux jusqu’au deuxième appel de cloche. On fut quitte pour la peur et bien heureux d’en être sorti sans mal. Il n’y eut qu’une demoiselle qui avoua en rougissant que le griffon était un rusé animal, qui prenait à revers les places qu’il trouvait bien défendues. Si certains s’en offusquèrent, l’histoire fit beaucoup rire la plupart des dames et surtout celles qui ne s’étaient pas manifestées jusqu’ici. On la traduisit pour un marchand juif de Nuremberg, qui voyageait avec la noble compagnie. C’était la première fois qu’il venait en Italie. Il la trouva fort à son goût. Entre-temps, on avait oublié le conte de Pedro Jil et l’absence de fleurs. D’ailleurs cela n’avait plus d’importance, la princesse Beatrix s’était rendormie. Quant à la fin de notre conte. Plus David Olive regardait le tableau et plus il se disait que tout cela était complètement absurde : qu’un tableau du Louvre ne pouvait se mettre à respirer, et un visiteur à y entrer et sortir tel un oiseau qui sauterait de branche en branche ; que deux bohémiennes ne pouvaient être deux dames nobles, et de surcroît se tenir sur les genoux l’une de l’autre pour former un corps à deux têtes ; l’attaque d’un cygne par un aigle ne pouvait devenir une famille jouant avec un enfant, et un pré se couvrir de fleurs et sonner comme un carillon dans l’immensité du ciel… que tout cela était impossible, irréel, mensonger ! Qu’essayer de le décrire eût été aussi absurde que ridicule. Et pourtant il l’avait vu par les yeux de l’esprit. Alors, il sentit une force inconnue, une certitude apaisante descendre en lui : puisqu’il avait vécu tout cela, que des choses irréelles lui étaient apparues, que des êtres sans vie s’étaient mis à bouger, à vivre pour lui, qu’ils lui avaient parlé de bonheur et de souffrances (il eut une pensée attendrie pour le destin du nain Pedro Jil), de beauté et d’épreuves, il ne pouvait s’être trompé sur son compte : il n’était pas fait pour travailler à la Poste ! Et le lendemain, il appelait Wlado. La conversion de Pascal : « Vers octobre ou novembre 1654, étant allé, selon sa coutume, un jour de fête, se promener dans un carrosse à quatre ou six chevaux, au pont de Neuilly (comme qui dirait au bois de Boulogne), son fringant attelage prit le mors aux dents à un endroit du pont où il n’y avait pas de garde-fou. Les deux premiers chevaux furent précipités ; mais les rênes et les traits rompant heureusement, le reste, chevaux et carrosse, s’arrêta court. L’impression que reçut Pascal de cet événement fut extraordinaire ; on en peut juger par le petit papier et le parchemin (deux copies pareilles, pliées ensemble) qu’on trouva, après sa mort, dans la doublure de son habit et qu’il décousait et recousait soigneusement lui-même chaque fois qu’il en changeait, tant il tenait à les garder constamment sur lui ! » (Note extraite de Port-Royal de Sainte-Beuve, tome 1, livre III).
Moonlight Sonata
De tous les appartements à louer que nous avions visités, Catherine et moi, c'était le premier qui nous plaisait vraiment. Nous aurions aimé rester à Paris mais, depuis la naissance de Benoît, la vie à trois au dernier étage d'un immeuble sans ascenseur de la rue de la Convention, nous posait trop de problèmes. Aussi, avions-nous décidé d'habiter en banlieue. Fini le slalom pour se faufiler avec la pous-sette entre les voitures, Catherine pourrait enfin promener tous les jours le bébé dans un vrai parc, et non dans un de ces jardins rabougris où les chiens ont plus de droits que les enfants, loin du dioxyde d'azote et du choléra des pigeons. En plus, mon métier me laissait assez de temps libre pour que nous puissions nous offrir le luxe de vivre au vert, sans être quand même trop éloignés de Paris, autant en profiter.
C'était un beau trois-pièces, au premier étage d'une villa datant de l'époque où Le Vésinet ressemblait à une petite ville anglaise. Son architecture n'avait rien en soi d'origi-nal ou même d'inattendu. C'était une grosse bâtisse, en briques jaunes et en pierres de taille, composée d'un entresol surmonté de deux étages (le dernier étant coupé par la corniche d'un toit à forte déclivité), et flanquée d'un jardinet qu'il fallait traverser pour atteindre, sur la droite, un perron surélevé de quelques marches.
Comme la plupart des villas qui l'entouraient, elle avait été certainement construite pour quelque gros notable qui avait voulu prendre des distances avec l'agitation de la capitale. Un militaire à la retraite qui voulait convoler en secondes noces ? A moins, qu'il ne se soit agi plus simple-ment d'une maison secondaire, où quelque négociant avait l'intention de couler bourgeoisement « une retraite bien méritée ». Auquel cas, elle témoignait d'une situation maté-rielle des plus confortables. Ce « monsieur » avait incontes-tablement réussi dans les affaires. Malheureusement, la maison n'était pas restée longtemps dans sa famille, comme il l'avait sans doute espéré. Vendue et maintes fois transfor-mée, elle avait fini par être divisée en appartements dont la location avait été confiée à une agence parisienne. Malgré ces revers de fortune, qui avaient obligé les propriétaires successifs à sacrifier une partie du jardin pour construire la villa voisine (moins élégante mais plus fonctionnelle), à empiéter sur son escalier Renaissance pour séparer les appartements par des cloisons, la maison avait conservé intacte la belle verrière arrondie qui ornait sa façade, et les dimensions imposantes des pièces d'habitation. Cela concerne bien sûr l'appartement qui nous intéressait, puisque nous n'avions pas vu les autres. Alors que l'entresol était certainement, à l'origine, réservé aux salons et autres pièces de réception, comme le montrait l'ampleur de l'escalier, le premier étage avait dû être occupé par les chambres. En effet, les cent quinze mètres carrés annoncés sous la rubrique immobilière du Figaro, étaient équitablement répartis entre les trois pièces principales, avec une cuisine et un w.c.-salle de bains réduits à deux tubes allongés sous quatre mètres de plafond. Mais, il y avait aussi une petite chambre noire, attenante au grand salon, qui pouvait servir de garde-robe ou de débarras, et une pièce vitrée entre le balcon et la cuisine, où l'on pourrait manger lorsqu'on n'avait pas d’invités. En fait, malgré ces quelques inconvénients pratiques, l'appartement nous avait plu immédiatement. Je dois ajouter que son loyer était un peu plus élevé que ce que nous avions prévu dans notre budget, mais la situation de la maison justifiait la dépense supplémentaire. Elle se trouvait en bordure d'un bois qui encadrait son architecture avec ses grands arbres sombres, juste en face du parc dont nous avions rêvé pour promener le bébé, en attendant qu'il use ses fonds de culottes sur ses allées. Et puis, entre l'appartement et nous, il s'était passé autre chose : une chose qui nous avait décidé à le prendre envers et contre tout. Nous suivions d'une pièce à l'autre l'employé de l'agence chargé de nous le faire visiter, lorsqu'un piano s'était mis à jouer à l'étage du dessous. Et, je dois dire que ce détail nous avait totalement conquis. Il y a des locataires que cela dérange, la proximité d'un musicien. Pour qui c'est synonyme de bruits de toutes sortes, comme le supplice des gammes et des sons disharmonieux, pour peu que votre voisin donne des leçons. Et puis, il y a des gens que la musique classique plonge dans des pensées mo-roses, voire suicidaires, et qui n'auraient loué cet apparte-ment pour rien au monde. Pas nous. Cette présence musicale nous parut immédiatement positive, comme de bon augure pour les années que nous allions passer dans ce nouveau domi-cile... Le lendemain, nous nous empressions de remplir toutes les formalités d'usage et, quelques jours plus tard, nos meubles – les « meubles de monsieur Doucet » ! – et nos affaires empruntaient l'escalier Renaissance qui, il faut le dire, même rogné par la spéculation immobilière, avait encore fière allure. Il n'y avait pas trois semaines que nous avions emménagé que déjà le piano faisait partie de notre existence. Au début, nous n'avions pas prêté beaucoup d'attention à la musique, étant trop occupés par ces riens qui font une installation. Pourtant, le jour où elle fut enfin terminée, le piano était là, sournoisement vautré dans nos pensées, ponctuant de son clapotement nos gestes quotidiens, présidant de ses accords à nos premières agapes familiales (car il avait bien fallu pendre la crémaillère) et aux rares moments de répit que nous laissaient nos rôles de jeunes parents inexpérimentés. Nous avions constaté qu'on jouait tous les jours, aux mêmes heures. Le matin, de onze heures à midi. Puis l'après-midi, de seize à dix-sept heures. Enfin, pendant une courte demi-heure en soirée, de dix-sept heures trente à dix-huit heures. L'exercice se déroulait en trois temps, avec la régularité d'une pendule. Quel que soit le temps ou la saison, on répétait inlassablement le même morceau. Il s'agissait, comme notre culture musicale nous le fit très vite remarquer, de la sonate nº 19 pour piano de Beethoven, plus connue sous le nom de Sonate du clair de lune. On entendait les notes s'égrener, légères, cristallines, lentes d'abord, comme l'exigeait l'introduction du morceau, puis s'accélérant imperceptiblement, à mesure que le musicien avançait dans la partition. Du bel instrument, sans doute un Steinway ou un Bösendorfer, s'envolaient des sons qui, comme des formes vaporeuses, nous entouraient pour nous plonger dans un monde magique, peuplé de visions étranges. En l'écou-tant, on se voyait transporté dans une barque glissant à la clarté de l'astre sur le lac d'Enghien. Ce dernier était notre unique expérience des joies du canotage, témoin de l'époque où nous étions, Catherine et moi, insouciants et heureux. Sortilège de la musique. L'Adagio prolongeait sa modulation en ut mineur, annonçant l'entrée de la basse qui reprend le thème. C'est alors que cela se gâtait. En effet, tout en poursuivant son ascension chromatique, le mouvement commençait à se précipiter. De toute évidence, l'interprète l'accélérait par peur, parce qu'il n'arrivait pas à maîtriser suffisamment son jeu. Une erreur que font souvent les mauvais pianistes. Vous me direz qu'Arthur Schnabel le faisait aussi. Oui, mais lui, il la provoquait pour surmonter brillamment la difficulté. Que dis-je? Il la sublimait, en faisait une véri-table jouissance pour l'esprit et les sens. Tandis que là, visiblement, la difficulté devenait une montagne. Les doigts hésitaient, dérapaient sur les touches, comme les pieds d'un randonneur mal chaussé sur les pierres glissantes d'un sen-tier de montagne, s'accrochaient aux notes, les écorchaient, trébuchaient, dévalaient les pizzicati, entraînées par leur course haletante, remontaient péniblement, s'arrêtaient pour reprendre leur souffle, avant d'essayer une autre manière, en les jouant staccato, les unes après les autres, puis enchaî-naient legato, dans le temps de la musique, et, n'y arrivant pas davantage, s'arrêtaient de nouveau. Il y avait alors un court silence, fait de concentration lasse et d'impuissance étouffée. Alors, la sonate recommençait du début, sur une cadence peut-être plus lente cette fois, mais à peine. Elle se déroulait de nouveau, belle, constante, fidèle à ce que nous en espérions, et puis elle grandissait, dépassait leste-ment les premiers obstacles, atteignait des accords plus compliqués, les surmontait sans encombres, s'accélérait et, une fois de plus, venait buter sur la difficulté. Elle s'interrompait alors une nouvelle fois. On l'entendait répé-ter les accords isolés. Les doigts reprenaient les notes en les jouant à mains séparées, une, deux, trois, quatre fois, avant de les rejouer ensemble. Hélas, le résultat n'était guère plus brillant. Alors, la musique s'arrêtait définitive-ment, et nous imaginions qu'une main refermait l'instrument avec un claquement sec. L'heure de la leçon était sans doute passée. Installés face à face dans les fauteuils de notre salon, juste au-dessus du piano, nous nous disions, pleins d'indul-gence pour le musicien, qu'il ne manquerait pas de faire des progrès, à en juger par son opiniâtreté. Du moins, nous l'espérions... Comme la maison n'avait que trois appartements (quatre avec celui qui se trouvait entre la cave et le rez-de-chaussée, mais il avait une entrée séparée), ses habitants devaient finir tôt ou tard par faire connaissance. C'est ainsi que nous sûmes bientôt que c'était une dame qui jouait. Au début, nous nous contentions de la saluer, lorsque nous la croisions dans l'escalier; et puis, peu à peu, on prit l'habitude d'échanger quelques phrases, qui concernaient généralement le temps, son chien, notre bébé ou encore l'entretien du jardin. Ce dernier étant confié — tout comme la propreté de l'escalier — aux bons soins des locataires, il va sans dire, vu notre statut de nouveaux arrivants dans l'immeuble, que ces deux épreuves allaient décider de l'ave-nir de nos relations de voisinage. Comme nous nous montrions pleins de bonne volonté, nous fûmes rapidement en assez bons termes avec tous les occu-pants, de la cave au grenier. Et, plus particulièrement, avec la dame du dessous, laquelle s'avérait aussi bien informée des progrès de notre ménage, que nous de ceux de son piano. Au début, elle poussa même les manœuvres d'ouverture, jusqu'à nous demander si la musique ne nous dérangeait pas trop. Elever une plainte au sujet de la monotonie du morceau, nous aurait engagé un peu loin sur le terrain des familiarités. Il aurait fallu lui retourner la question à propos des hurlements du bébé, qui réclamait habituellement son biberon vers trois heures du matin ou de l'odeur des couches-culottes débordant de la poubelle qu'on ne vidait que le vendredi matin, sans parler du problème de la poussette : cette chose chromée, entre la chaise roulante et le coin-parasol, que nous n'avions trouvé à loger que dans la partie large de l'escalier Renaissance... c'est à dire, pratiquement devant sa porte. Aussi, nous nous contentâmes de secouer la tête, en souriant d’un air niais. Depuis ce jour, il ne fut plus question du piano entre nous. Je crois qu'elle dut nous en être secrètement reconnaissante. C'était une grande femme blonde, approchant de la soixan-taine, dotée d'une poitrine imposante et d'un long visage mélancolique. Elle portait des nattes enroulées en macarons autour des oreilles et des chaussettes blanches, courtes, serrées dans des sandales d'enfant. Elle avait l'air sagement inspiré d'une choriste luthérienne. Nous l'avions surnommée Mélisande, peut-être à cause de la musique ? Elle avait dû être jolie, malgré un léger strabisme qui mettait comme un point d'interrogation dans ses grands yeux bleus. Un défaut qui pouvait expliquer ses difficultés au piano. Nous imagi-nions qu'elle jouait parce qu'elle venait d'une bonne famille où cela faisait partie de ces choses qu'on jugeait indis-pensable dans l'éducation d'une jeune fille. Peut-être en avait-elle longtemps négligé l’exercice, pour se consacrer à des devoirs matrimoniaux, lesquels lui laissaient aujourd'hui davantage de libertés. Ou bien, elle avait récemment hérité un piano et cela l'avait incitée à se remettre à la musique ? Une chose était sûre, elle s'était imposé là une discipline, et rien ne semblait pouvoir l'en détourner. Avec le temps, le piano était devenu notre horloge. Nous attendions, sans même nous en rendre compte, l'instant fatal où surgirait la fausse note, pour mettre fin à une sieste, aller chercher notre fils à la sortie de l'école, nous arracher à une douce rêvasserie, pour passer l'aspirateur dans l'escalier ou mettre un poulet dans le four si nous voulions qu'il soit à point pour le déjeuner. Nous avions fini d'ailleurs par connaître la partition par cœur. Tout au moins les premières mesures, puisque notre voisine n'était jamais encore allée plus loin que l'introduction. Nous savions par exemple, que l'exercice du matin se déroulerait sans interruption. Mis à part, bien sûr, l'obstacle habituel. Par contre, celui de l'après-midi serait dérangé à dix-sept heures tapantes, par le coup de sonnette annonçant l'arrivée de monsieur. Lequel rentrait de son bureau avec la même ponctualité que le piano. Le chien émettait alors quelques grognements, et l'exercice était interrompu pour une demi-heure. C'était un teckel à poil ras, répondant au nom de Bunny. Il avait été remplacé, certainement après qu'il eut rendu son âme de chien, par un bichon frisé qui fut également nommé Bunny et qui l'avait exactement relevé dans les mêmes mauvaises habitudes. A savoir : japper furieusement quand nous passions devant sa porte et essayer de nous mordre les mollets lorsque nous nous arrêtions pour bavarder avec sa propriétaire. En dehors de ces deux occasions, il se faisait aussi discret que possible, sinon pour annoncer par trois sons, brefs comme trois éternuements, le pas de son maître dans l'escalier. En réponse à cette joie animale, celui-ci marquait son arrivée d'un sonore "Bonjour!" qu'il devait accompagner, bien que nous n'ayons jamais été témoins de la scène, d'une tape affectueuse sur l'arrière-train frétillant du cabot. Une demi-heure plus tard, le calme étant revenu, les notes recommençaient vers nous leur ascension. Cette fois pourtant, elles étaient accompagnées par l'odeur du tabac. Car monsieur Pélika fumait, après une journée bien remplie, à faire des calculs sur son ordinateur. Nous étions bien forcés de le constater, puisque nous héritions les égarements de la fumée par le placard du salon, lequel avait dû être à l'origine un monte-plats. Monsieur Pélika fumait donc, sans doute confor-tablement installé dans un vieux fauteuil en velours, un peu usé aux accoudoirs, son cigare (car nous supposions à l’odeur, qu'il fumait le cigare) négligemment penché au bout de ses doigts rendus calleux par les écritures, la nuque appuyée sur un coussinet qu'une épouse attentive n'oubliait jamais de glisser au bon endroit, connaissant trop bien la faiblesse des cervicales de sa laborieuse moitié. Sur la table basse, une tasse de thé reflétait la flamme d'une bougie vespérale se consumant lentement sur son chandelier, tandis que madame jouait au piano, pour son mari, pour lui tout seul, la Sonate du clair de lune. Moment sacré, où le couple retrouve des forces vives dans le bonheur domestique ! Vitamines C de l'amour conjugal ! Les notes s'épanchaient, douces, caressantes, ondoyantes comme les volutes de fumée qui sortaient des lèvres de monsieur, pour monter vers le plafonnier, apaisantes, après la rude bataille d'une journée de fonctionnaire. Tandis que les mains de madame effleuraient à peine les touches, plus légères que le souffle qui s'échappait du museau assoupi de Bunny, la musique se déroulait majestueuse, grandissait, remplissait l'espace clos de la pièce, enveloppait dans ses accords mystérieux les êtres, les objets, les formes, tissait entre eux d'étranges correspondances, jouait sur les cordes de l'âme comme avec la flamme de la bougie. Ah, s'il est un compositeur dont le regard plein d'amour a plongé jusqu'au fond de l'âme, c'est bien toi, Beethoven! Après avoir esquivé généreusement les premières difficul tés, la pianiste s'attaquait à des accords plus subtils. Les notes éveillaient à la vie mille couleurs chatoyantes, des images, des apparitions merveilleuses que le génie du compositeur avait enfermées dans son œuvre, et leur envol décrivait autour de nous des cercles qui enflammaient notre imagination, embrasaient notre esprit, l'emportaient d'une aile rapide vers ce pays lointain, ce pays féerique qu'est le royaume des sons... Lorsque, soudain, à l'endroit où nous l'attendions, avec une impatience teintée (il faut bien le dire) d'une jubilation secrète, surgissait le fameux passage. Alors, les doigts hésitaient, trébuchaient, s'emmêlaient avant de s'arrêter, recommençaient deux, trois fois, le même accord, faisaient une jolie gamme, comme pour s'excuser de cette interruption momentanée de l'harmonie, et se perdaient enfin, dans un pianotage lamentable, auquel succédait un silence pesant. Nous imaginions que l'homme devait rester impassible. Un mot de trop, un signe déplacé, auraient déclenché les hosti-lités. Peut-être, comme le chien, s'était-il assoupi sur son coussin, endormi du sommeil du juste avant le repas du soir? Peut-être, rêvait-il que là-haut, l'orchestre des anges jou-ait pour lui tout seul (et dans son intégralité) la Sonate du clair de lune, car il souriait la bouche entrouverte, dans un ravissement béat. Alors, madame baissait doucement le cou-vercle du piano et, sur la pointe des pieds, elle regagnait sa cuisine. Bientôt, une odeur de chou remplaçait celle du tabac. Via, toujours, le placard du salon. Les années passaient, et la dame ne faisait pas de progrès. Le chien mourut. Un autre chien le remplaça, Bunny III, un caniche abricot aussi bien synchronisé que les précédents, aboyant lorsque nous passions devant sa porte et au coup de sonnette de dix-sept heures. Les hivers succédèrent aux au-tomnes, et les étés resplendissants à des printemps maussades où, au milieu de nos arbres dégoulinants de pluie, on se serait cru dans un aquarium. Et, le piano recommençait inlassablement le même morceau. Brillant d'abord, puis hésitant, avant de venir échouer sur la note fatale et de terminer dans un informe clapotis... Nous avions fini par ne plus y attacher d'importance. De temps en temps, nous ne pouvions nous empêcher de faire un commentaire, mais il traduisait moins la lassitude ou une désobligeance, que notre surprise devant pareil acharnement. Nous en avions parlé à des amis qui nous avaient expliqué que, d'après une célèbre théorie psychanalytique d'obédience freudienne, la musique serait le moyen de défense d'une « paranoïa ménageante.» L'idée ne nous avait pas complètement convaincus. Mais, après tout, c'était peut-être ça l'explica-tion. Ma foi! — nous disions-nous — qui sait ce qui se passe dans la tête de nos voisins ? De toutes façons, nous étions tellement habitués à entendre notre voisine du dessous écor-cher la Sonate du clair de lune, que cette dernière était parfaite, pour nous, dans son inachèvement. Peut-on regretter ce qu'on ne connaît pas? Ou du moins, ce qu'on a fini par oublier? Beethoven l'avait composée ainsi. C'est tout! Jouée convenablement, elle nous aurait déçus. Il lui aurait manqué la fameuse petite hésitation, qui existait latente dans notre mémoire et sans laquelle le morceau perdait toute matéria-lité. Et, tous les jours, attentifs et résignés, nous atten-dions la note fatale qui venait l'annoncer. Notre fils, qui allait maintenant à l'école, grimpait lestement l'escalier Renaissance. Par contre, les pas de notre voisin se faisaient de plus en plus lourds sur les marches. Un jour, nous n'entendîmes pas de coup de sonnette. Il n'y eut pas d'aboiements, pas plus de piano ni d'odeur de tabac... Quelques temps plus tard, nous apprîmes que monsieur Pélika était mort. Un cancer du poumon, aggravé par un état de neurasthénie endémique résultat d'une existence monotone et sédentaire. « Le cigare ! » soupira Catherine, fataliste. Nous n'osions dire : « le piano ! » A partir de ce jour, on ne l'entendit plus jouer. La dame habitait toujours l'appartement du dessous. Nous remarquions parfois sa présence, lorsqu'elle sortait son chien. Mais, elle n'avait plus le cœur au piano. Cela se comprenait. Ce laps de temps fut curieux pour tout le monde. Il coïncida pour nous avec l'arrivée d'un tas de petits ennuis. Catherine fut souvent malade et notre fils confirmait sa ferme intention de ne rien faire en classe. Nous nous escri-mions pour endiguer ce flot croissant de paresse qu'il opposait à tous nos arguments. Rien n'y faisait: sermons, brimades, cours particuliers... Au fond, le silence musical nous arrangeait bien. Le vol d'une mouche suffisait à dis-traire notre rejeton de ses devoirs. Nous oubliâmes qu'il y avait eu autrefois une musicienne malhabile dans la maison. C'était assez d'un cancre ! Enfin, un différent larvé à propos de nos meubles empoisonnait peu à peu notre couple. Un an s'était écoulé (peut-être deux ?) lorsqu'un jour, on entendit de nouveau le piano. Pour être plus exact, je devrais dire qu'on sentit d'abord, monter par le placard du salon, une bonne odeur de pâtisserie. Et puis, tout à coup, les notes s'élancèrent, joyeuses et aériennes, frétillantes comme un jet d'eau qui s'éveille soudain au milieu d'un bassin endormi. Elles s'élevaient, libres, toniques, faisant vibrer l'air de leurs accords sonores, si fortes et pourtant si fragiles. Le thème principal fut d'abord décliné dans la tonalité majeure, avant de glisser, par une modulation rapide en ré mineur, tonalité dans laquelle le thème était répété encore une fois, puis passer en mi-bémol majeur, annonçant l'entrée de la basse chantante. Et c'était pour nous un bonheur, d'entendre notre voisine en jouer sur toute l'ampleur, en dévoiler les trésors cachés. Sous ses doigts, l'instrument revivait. Sa musique nous débarrassait soudain de tous nos soucis quotidiens, pour nous plonger dans une quiétude trop longtemps oubliée. La joie que nous éprouvions à l'entendre était si grande, qu'elle réveilla instinctive-ment en nous le regret de savoir que, bientôt, tout cela serait fini : que la fausse note viendrait fatalement mettre fin à cet état de grâce. D'ailleurs, elle n'allait pas tarder… Elle vint! Mais, ô surprise ! les doigts glissèrent avec l'aisance d'un acrobate exécutant son saut périlleux avec une légèreté néanmoins maîtresse d'elle-même, enfonçant les touches d'ivoire avec toute la force contenue dans leurs muscles bandés. Ils passèrent, la note fière, le fa dièse insolent, la croche tendue et le triolet nerveux. Et voyant que l'instrument, docile, obéissait complètement à leur volonté, ils s'enhardirent. Ils se livrèrent à des vibratos puissants, à des tierces tournantes, à des sixtes spiralées et à des octaves cascadantes qui sont au piano ce qu'est au patinage artistique le quadruple Rittberger. Et non seulement ils achevèrent brillamment la première partie du morceau, mais ils le poursuivirent avec le bref mouvement médian, calme et vigoureux, comme l'exige la partition, avant d'atta-quer un presto agitato, dans la même tonalité en ut mineur que l'adagio, comme doit l'être ce grand morceau de virtu-osité, c'est à dire à une allure vertigineuse, d'une sauvage-rie qui renvoyait tout entière à l'état d'âme de son inter-prète. La musique vibrait, tourbillonnait, s'estompait pour repartir de plus belle, s'élançait dans une course effrénée, où les images et les formes passaient en vol pressé, bril-laient et s'éteignaient dans un crépitement d'éclairs, tel l'ouragan pourchassant les nuages dans l'alternance préci-pitée de l'ombre et de la lumière, pour s'achever enfin dans une plainte qui nous laissa sans voix. Nous avions beau nous interroger sur les raisons de ce prodige, nous n'en trouvions pas une qui satisfît pleinement notre étonnement. Je faisais remarquer à Catherine combien on sentait dans cette sonate, les élans d'une intuition pré-schubertienne, dans la façon dont la musique insistait et mettait en valeur l'insistance de l'élément phonétique « heim » (qu'on pourrait presque traduire ici par âme), préfiguration d'un climat wagnérien. Plus prosaïque, Cathe-rine, préférait inscrire la victoire musicale de notre voisine au palmarès de la condition féminine. Au passage, elle m'asséna quelques « vérités » bien senties sur l'égoïsme des hommes, la présence inhibitrice d'un époux et les dures réalités de la vie conjugale. Elle me cita des mots comme « liberté », « femme-esclave », et revendiqua le droit au bonheur pour toutes les veuves du monde, avec une ardeur à les défendre qui ne me laissait rien présager de bon pour l'avenir. Après ces propos amers, chacun essaya de s'occuper dans son coin. Notre dîner fut moins bavard que d'habitude. Nos pen-sées revenaient constamment sur l'incident qui avait déclen-ché cette discussion. La table desservie, Catherine s'enferma dans la chambre avec notre fils pour l'aider à faire ses devoirs. Comme il n'était pas question d'allumer la télé-vision pendant qu'il travaillait, je me mis à mon ordinateur, en attendant l'heure d'aller au lit. Soudain, dans le silence qui avait envahi la maison, j'eus l'impression qu'on ouvrait la porte de l'appartement du dessous. Des voix chuchotaient sur le palier. Il me sembla même distinguer des signes de bonne humeur. Notre voisine aurait-elle des invités? Le fait était assez exceptionnel pour que la curiosité me pousse à le constater. J'enfilai un vieil imperméable sur mon pyjama et je sortis en me donnant comme prétexte qu'il fallait bien que quelqu'un descendît la poubelle. Dans l'escalier, je tombai sur notre musicienne en train d'arroser les plantes vertes qui ornaient le seuil de sa porte. Je ne pus m'empêcher de lui témoigner mon admiration pour le morceau qu'elle avait joué dans l'après-midi. Au fond, n'était-ce pas là la véritable raison pour laquelle j'étais descendu? — Bonsoir, monsieur Olive ! — Bonne soirée, madame Pélika ! répondis-je, pour aussitôt m'exclamer : C’est très beau, ce que vous avez joué tout à l'heure. Bravo ! Magnifique ! Et je lui pris la main avec un empressement sincère que justifiait mon enthousiasme de connaisseur. La vieille dame fut tellement surprise, qu'elle en lâcha presque son arrosoir. Je sentis glisser entre mes doigts une petite main, fragile et chaude comme un moineau tombé du nid. Elle recula d’un pas, tout en balbutiant des excuses, se pencha pour cacher son ustensile derrière ses pots de fleurs, avant de se redresser pour montrer, sous les verres-loupes de ses lunettes, deux grands yeux bleus qui louchaient à donner le vertige. C’est à ce moment qu’apparut, dans l’ouverture de sa porte, un jeune garçon blond, tout rougissant, auprès de qui elle alla se réfugier : — J’ai enfin trouvé un professeur de piano ! fit-elle avec un petit sourire. Un sourire qui en disait plus long sur ses leçons que tous les discours de voisins désobligeants.
Oscar
Je n’ai jamais été sérieusement malade, du moins depuis que j’ai atteint l’âge adulte. Et là, brusquement, tout m’est tombé dessus en même temps. Cela a commencé comme une mauvaise grippe, qui refusait de guérir. C’est vrai que je fumais trop. Mais c’est mon métier qui veut ça. Vous croyez que c’est facile de s’arrêter ? En tous cas, l’alerte a été chaude. L’opération s’est bien passée. Il ne devrait pas y avoir de séquelles, à condition que je fasse attention. Le docteur du service cardiologie de la Salpêtrière a été formel : fini les petits « calva » et les cigares après les repas. Il m’a donné un régime, que je dois suivre très sérieusement. Au fond, je crois que ça me fait presque plaisir, d’en être arrivé là. Cela ne pouvait pas durer éternellement. Dix ans que je rame à faire ce boulot. Dix ans de nuits à se crever les yeux devant les écrans, dix ans de stress et de frustration... Voilà, je viens de récolter la facture.
— Plus de tabac, plus d’alcool, plus de bons petits plats. Une vie saine, du calme, beaucoup de repos... Je revois le jeune toubib si clean derrière son bureau en imitation Louis XVI, très « jeune cadre dynamique » avec ses fines lunettes d’écaille et, j’imagine, certainement aussi une Porsche noire garée à quelques centaines de mètres de son cabinet, rue Boissière. — Et pour commencer, vous allez vous arrêter trois mois. — Trois mois ? Je le regarde interloqué. Mais c’est impossible ! on a besoin de moi a journal. Il esquisse un sourire. — Ne vous en faites pas. Je vous revois dans quinze jours. A bientôt, monsieur Olive. Il m’avait raccompagné jusqu’à la porte, et je lui avais serré une dernière fois la main avant de confier mon corps convalescent à la descente hoqueteuse d’un ascenseur vétuste. Au sujet du boulot, il avait raison. On se passe très bien de moi à la rédaction. Cela doit faire six semaines que je suis arrêté. Et, j’ai presque tout oublié. J’occupe mes journées à bricoler à la maison ou à me balader dans Paris. La plupart du temps, j’essaie de concilier les deux. Une virée au BHV, pour acheter de l’outillage, est prétexte à flâner dans le Marais. Je me suis découvert une passion pour l’histoire depuis que j’ai déniché à Saint-Ouen un vieux bouquin sur Paris à l’époque de Louis XIV. C’est formidable ce qu’on peut apprendre en suivant le tracé des vieilles rues. Par exemple, je cherche depuis des jours à quel endroit précis pouvait se trouver le gibet de Montfaucon. A croire qu’il a disparu sans laisser de trace. J’ai d’abord cru le localiser entre la gare de l’Est et le canal Saint-Martin. Pourquoi là ? Eh bien, parce qu’une surélévation de terrain, occupée par des immeubles relativement récents, me paraît capable d’avoir supporté, en d’autres temps, les fourches patibulaires de la capitale. Pour guider mes recherches, je me base sur la description qu’en donne l’auteur de mon bouquin. Voyons ce qu’en dit Auguste Maquet : Nous ne voudrions pas quitter le quartier de Saint-Martin, sans parler d’un autre genre d’établissement public, tristement mais universellement célèbre, le sinistre Montfaucon, le grand charnier patibulaire, l’amphithéâtre d’infamie où se traitaient impitoyablement par le fer et par le feu, par l’horreur des tortures et des supplices, par l’épouvante des exemples, les plaies honteuses, les ulcères, les gangrènes morales de la ville. Mais devant une pareille exhibition, la plume recule. Allons bon, voilà qu’il s’arrête juste quand cela devenait intéressant. Rideau ! Couvrez ce sein, Madame. Heureusement qu’un peu plus loin, il revient sur le sujet, pour décrire l’endroit : Montfaucon était un gibet de forme quadrangulaire, construit sur une éminence située hors la ville, entre le faubourg du Temple et le faubourg Saint-Martin. Seize piliers de pierre, hauts de trente-trois pieds et reliés entre eux par des traverses de bois et de fer garnies de chaînes, formaient une vaste cage à claire-voie. On accrochait entre ces piliers les cadavres des suppliciés qui demeuraient là, suspendus dans le vide, livrés aux corbeaux, et dont les débris infects finissaient par tomber dans une cave ouverte sous eux et s’y confondaient avec leurs immondes prédécesseurs. Stop ! L’horreur... Il va sans dire que ce genre d’endroit devait se voir de loin. Et surtout se sentir… Ne serait-ce que pour l’exemple. Une rue sinistre, bordée d’une rangée de maisons noires aux façades rongées par l’humidité du canal, évoquerait assez bien, en contrebas du boulevard Saint-Martin, ce qu’auraient dû être les abords d’un tel lieu — s’il y avait eu des maisons dans le coin. Mais, à l’époque, la ville ne s’étendait pas jusque là. Elle s’arrêtait beaucoup plus bas, autour de la porte Saint-Martin. Il n’empêche que la proximité du gibet devait donner à ce coin de campagne un aspect macabre. On devait y croiser, après le passage du tombereau reconduisant au palais le bourreau de Paris, les besogneux de la mort : les détrousseurs de cadavres, ceux qui venaient la nuit pour voler les frusques à revendre, couper les cheveux, récupérer ce qui pouvait encore servir, amputer un membre qui irait alimenter le cours d’anatomie ou la leçon de peinture. Sans compter tous les brigands que la mort et son odeur putride attiraient en ces lieux. Et, bien sûr, les filles qui fréquentaient les gargotes comme le rappelle, à quelques mètres de là, la rue de la Grange-aux-Belles, dont le nom sent encore l’endroit mal famé. Pourtant, un détail me disait que Montfaucon devait se trouver plus loin, vers l’est. Sur le plan de Paris qui accompagnait mon bouquin, le gibet était situé — vous m’excuserez de me répéter — presque à la hauteur des anciens bâtiments de l’hôpital Saint-Louis. Ceux-ci existant toujours, il était facile de se repérer sur un plan moderne et de comparer avec le tracé ancien. Seulement voilà, dans ce coin, c’était beaucoup moins évident de trouver le lieu que je cherchais, vu que les hauteurs ne manquent pas. Celle de la place du Colonel-Fabien, qui se prolonge avec l’élévation portant l’immeuble du PC ; celle du monticule de la rue des Ecluses Saint-Martin ou encore celle de la place Robert Desnos. Comme je n’ai rien d’autre à faire, je parcours les alentours du quai de Jemmapes. Sur la carte, c’est pourtant très clair. Je vois bien, dessinée à droite de l’hôpital Saint-Louis, une petite butte surmontée d’une croix coupant en deux le mot : Montfaucon. Mais sur le terrain, là, ce n’est pas la même chose. Les rues sont extensibles ; chacune se présente comme l’amorce d’un monticule. Dans quelque direction que j’aille, j’ai impression de monter par rapport à l’endroit que je viens de quitter. Je n’ai pas franchi cinquante mètres vers l’est qu’il me semble que la chaussée s’élève sensiblement en direction du nord. Je me dirige donc par là, pour m’apercevoir que je suis descendu, sans m’en rendre compte, par rapport au point sud. Je reviens donc sur mes pas, et me retrouve sur le bord du canal. Je longe la rive est sur une centaine de mètres. La promenade n’est pas désagréable. On ne se croirait pas à Paris. En tous cas, c’est un aspect de la ville que je ne connaissais pas encore. A hauteur des écluses, il y a un square où des gamins s’amusent autour d’une table de ping-pong. J’observe le manège d’un gosse qui emprunte le faîte des vannes, fermées en amont, pour s’assurer que l’éclusier ne le voit pas… et hop ! Il est de l’autre côté. Je pense à Benoît et quelque chose me fait mal, comme si c’était lui qui était en ce moment en danger. Je me surprends à crier : « Attention ! », mais l’enfant s’est envolé. Je prends la prochaine rue à gauche, pour poursuivre mes recherches. Au bout d’un moment, il est clair que je tourne en rond. J’en ai marre de marcher au hasard, aussi, j’ai envie d’abandonner, me disant que mon gibet pourrait être partout et nulle part et que d’ailleurs cela n’a aucune importance. C’est alors que j’avise, à l’angle de la rue Vicq d’Azir, un café donnant sur une petite place occupée par trois arbres disposés en triangle autour d’une fontaine Wallace. La première chose qui me frappe en entrant, c’est la couleur du lieu. C’est vert, marron, violet et rose… avec des rideaux de dentelle blanche relevés sur les vitrines. Un vrai boudoir. Je connais ce genre d’endroit, pour avoir souvent traîné dans le quartier de la gare du Midi, à Bruxelles. Une publicité vente les mérites d’une bière, à côté d’un calendrier des postes montrant un village savoyard sous la neige. Au bout du comptoir de bois verni, qui coupe la salle en deux, un poêle en fonte, relié au plafond par un tuyau noirci, sert de support à une fougère. Un percolateur flambant de tous ses chromes, trône au milieu des pyramides de verre et des colonnes de bouteilles. Le lieu tient à la fois du salon de charme et de la salle à manger alsacienne, avec un zeste de vitrine d’Amsterdam dans les rideaux en dentelle drapés sur la rue. Je sens qu’il va falloir revenir plusieurs fois, pour se rendre compte de tout ce que renferme ce café. Il y a un yucca dans un coin, et une lampe en gros verre de bouteille qui diffuse une lumière aquatique. Un portemanteau tarabiscoté et un vieux lampadaire en fonte surmonté de globes blancs, et plein de choses encore. Un cheval de bois domine le tout, tel un cheval de Troie perché sur la cloison qui sépare le bar de l’arrière-salle. Il n’y a pas une minute que je suis accoudé au zinc, que je m’aperçois, en voyant le patron s’approcher pour prendre ma commande, que je me trouve dans l’endroit que je cherchais. Le cou épais, le cheveu dru, planté bas, le front saillant du primate, le sourcil charbonneux donnant à son regard cette ineffable mélancolie de la charolaise qui regagne son étable. Bref, il ne lui manque qu’un anneau dans les naseaux. Pas de doute, je suis bien devant le descendant de l’homme qui pendait, empalait, strangulait, rouait vif, essorillait, tenaillait et faisait subir à ses contemporains moultes autres raffinements de ce genre, il y a quatre cents ans, en ces mêmes lieux. — Pour monsieur, qu’est-ce que ce sera ? La question me ramène sur terre. — Un double allongé. Avant de s’éloigner, son gros mufle esquisse un sourire qui me fait découvrir les remparts de Carcassonne (avant leur restauration). Je l’observe en buvant mon café. La première surprise passée, je dois dire que l’homme n’est pas si terrible que cela, il serait même plutôt sympathique. Sous ses airs de bourreau de Béthune, il dégage une certaine bonhomie. Son visage affiche en permanence un sourire de commerçant bienheureux. Je suis attentivement ses gestes, tout en épiant les expressions de sa physionomie. Je ne crois pas qu’il s’en aperçoive. L’idée qu’il est un sujet intéressant à observer ne doit pas pouvoir l’atteindre. Ses gros battoirs s’activent entre les bouteilles, les verres, l’évier. D’où peut venir ce type ? Il ne présente aucune des particularités du Parisien. Je pencherais pour l’est. Le côté brutal du physique, l’aspect pimpant du bistrot. Il porte un gilet noir ouvert sur son gros ventre maintenu par une ceinture de satin. Un nœud papillon au sommet de la chemise blanche, à petits plis, lui donne une allure impeccable. L’uniforme des garçons de tous les cafés de Paris, me direz-vous. Oui, mais tellement naturel sur lui, qu’on a l’impression qu’il n’est là que pour le remplir. Je connaissais un type dans ce genre dans un café à Laon, juste devant la cathédrale. Quand j’y suis retourné, on avait complètement retapé l’endroit, et le serveur faisait figurant d’opérette. Embarqué dans mes pensées, je n’ai pas encore vu la chose noire qui sautille dans une cage, à trois mètres de moi. Il est vrai qu’on ne la remarque pas tout de suite, car elle est posée sur une chaise derrière le comptoir. Pourtant, le jeu des habitués a fini par attirer mon attention. Il s’agit d’un corbeau apprivoisé à qui chacun à son tour vient jeter un morceau de pain, un bout de couenne ou une pelure de saucisson. Il est conseillé d’éviter les noyaux d’olives et les mégots si l’on veut rester en bons termes avec le patron. D’un coup de bec, l’oiseau attrape au passage les dons, et les avale à la grande joie des clients. Aussitôt, le patron ordonne : — Oscar, qu’est-ce qu’on dit ? Le corbeau saute alors sur son perchoir et, écartant ses ailes d’encre, il ouvre son bec pour laisser échapper une série de cris rauques, brefs et répétés, si hauts qu’ils couvrent les rires. Lorsqu’il s’arrête enfin, le brouhaha reprend. Chacun y va de son commentaire sur l’intelligence de l’animal. Ce qui est directement perçu comme un compliment à son égard, par le patron de l’établissement, comme le montre le sourire béat qu’il adresse à la cantonade. Oscar est la vedette du café. On se lève pour le voir pousser entre ses pattes un quignon, avant de le saisir avec son bec pour le lancer droit dans la mangeoire. But ! crie alors la salle. Et l’oiseau salue l’exploit en poussant de nouveau ses croassements. Je suis tellement fasciné par la scène que je n’ai pas vu entrer un gamin d’une douzaine d’années qui arrive probablement de l’école, avec son sac à dos. Il passe de l’autre côté du comptoir, s’arrête un instant devant la cage pour glisser ses doigts entre les barreaux. Oscar les mordille amicalement, puis il les laisse glisser sur son plumage de satin noir en clignant ses paupières bleues. Le père s’approche alors du gamin et lui colle un baiser sur chaque joue, avant de l’envoyer vers l’arrière-salle. Quelques minutes plus tard, il le rejoint avec un plateau portant une tasse de café au lait accompagnée de deux tartines beurrées. J’attends qu’il soit revenu pour régler ma consommation et m’en aller. Le lendemain, vers la même heure, je retourne dans mon petit café, plus par goût pour cet endroit que par curiosité. Je n’aime pas être témoin de la vie des gens que je ne connais pas. D’ailleurs, lorsque je suis assis, dans le métro, à côté d’un couple qui bavarde, je change de place ou je me plonge dans mon journal, pour ne pas les écouter. Je dois m’avouer pourtant que je suis fasciné par le patron. C’est le genre de type dont on aime se dire qu’il est bon père, bon mari, bon ami et bon troquet... Cette fois, je ne reste pas au comptoir. Mais je passe dans l’arrière salle où il y a, comme de l’autre côté, un gros poêle hors d’usage, qui fait également office de jardinière. Je m’installe dans la partie « fumeurs » et je commande un double allongé. Le gosse est déjà là, à trois mètres de moi, sur la banquette qui jouxte la vitrine. Les coudes sur la table, immobile, ses yeux baissés, absorbés, sur son cahier. En face de lui, une jeune femme donne des signes d’agacement. Elle a le nez retroussé, un peu canaille, des cheveux courts, blondis à la teinture, qui montrent des racines foncées. Ses formes provocantes, moulées dans un corsage en tricot rouge, accentuent son côté vulgaire. Elle est plutôt jolie. Visiblement, elle est en train de l’aider à faire ses devoirs. — Quinze pour cent de deux cent vingt, combien ça fait ? L’enfant reste immobile, les yeux rivés sur la page ouverte. — Tu as entendu ma question. Qu’est-ce que ça fait quinze pour cent de deux cent vingt ? Silence. Le gamin n’a pas sourcillé. Il est là, immobile. Son visage buté entre les poings, attendant que ça passe. La femme explose : — Bougre d’âne ! Tu comprends au moins ce qu’on te demande ? Elle lui arrache violemment le cahier. — Même pas fichu de lire ! On te donne l’exemple, six lignes plus haut : tu divises ton chiffre par cent, là, (elle écrit) et tu le multiplies ensuite par quinze. Ça fait trente trois ! C’est vraiment pas sorcier. L’enfant a levé la tête. — C’est fini ? — Mets tout ça au propre, au moins. L’enfant pousse un grand soupir. Quelque chose entre eux montre que ce n’est pas sa mère. Le sourire aguicheur qu’elle coule vers moi, en remarquant ma présence, ou la brusquerie un peu forcée qu’elle adopte envers l’enfant ? Je ne saurais dire quoi exactement. Sa façon de lui parler, comme à un petit frère difficile, avec qui on joue à l’école. Le patron, par contre, c’est bien son père. Le même front buté, la même plantation de cheveux, juste au-dessus de la ligne des sourcils. Il n’y a que les yeux du gamin, de grands yeux noirs comme le jais, perçant tout, sauf les hiéroglyphes tracés sur ses cahiers. Quelques minutes ont passé. L’enfant a fini de recopier ses devoirs. Il lève de nouveau la tête pour demander : — Voilà. Je peux partir maintenant ? Sans attendre la réponse, il s’est levé. De l’autre côté de la cloison, j’entends le corbeau qui sautille d’impatience dans sa cage. La femme acquiesce, résignée. L’enfant disparaît, en la laissant ramasser ses affaires. Elle se tourne alors vers moi. — Quelle tête ! fait-elle en poussant un soupir. Aujourd’hui, il n’y aura pas eu de croassement. Seulement deux ou trois couacs très brefs pour saluer l’enfant, lorsqu’il s’est approché de la cage. Je me sens un peu déçu d’avoir raté l’événement. On s’est habitué à me voir arriver tous les jours vers la même heure, aux alentours de cinq heures. Aussi, quand je m’installe dans la deuxième salle, le patron ou la serveuse me gratifie d’un sourire ou de quelques paroles aimables, avant de prendre ma commande. Le baromètre est brusquement descendu, ces temps derniers. Il fait jusqu’à moins huit, le matin. Le froid a d’abord mis une taie opaque sur le canal Saint-Martin et aujourd’hui, en faisant ma promenade, j’ai pu constater que sa surface est entièrement blanche, et d’aspect aussi ferme que la rive. Par prudence, on s’est pourtant dépêché de remplacer les panneaux « Pêche interdite », par des « Interdiction de marcher sur la glace ». Les quais sont déserts. Un petit vent sec, qui pique le visage, a dégagé le ciel. Entre les vannes fermées des écluses, deux grosses gerbes de glace pendent sur le bief d’aval, comme deux cascades congelées. A hauteur de la rue des écluses Saint-Martin, je dirige mes pas vers mon bistrot. En m’installant dans l’arrière salle, je n’ai pas tout de suite remarqué le couple, dans le renfoncement à côté du poêle. Maintenant que j’ai commandé, j’hésite à changer de place. D’autant plus qu’ils m’ont souri, lorsque nos regards se sont croisés. Ils sont attrapés par l’épaule, les yeux dans le vague devant deux tasses vides, confondant les jacquards de leurs gros pulls marrons, qu’on croirait tricotés dans le même vieux stock de laine, datant de l’après-guerre. Leurs manteaux sont posés à plat sur les deux chaises, en face d’eux. A leurs pieds, tourné contre le mur, un châssis de tableau. Un couple d’artistes, sans doute. Je sors un livre de la poche de ma veste, et j’allume ma première cigarette. Cinq heures sonnent. Le gosse n’est pas encore rentré de l’école. Je me plonge dans la lecture et bientôt, plus rien n’existe autour de moi. J’oublie le va-et-vient des consommateurs, le couple muet qui rêvasse dans son coin et le clignotement des lumières de la rue scintillant en myriades d’étoiles derrière les vitres. Combien de temps suis-je resté ainsi ? Presque une heure, puisqu’il est six heures moins dix, lorsque je lève enfin le nez de mon bouquin. Les amoureux sont toujours là, aussi silencieux. Ils ne s’embrassent même pas. On les croirait de cire, si parfois ils n’échangeaient un regard plein de sollicitude. Dehors, la rue est passée du bleu à la nuit. Les voitures jettent sur la chaussée humide des zigzags de lumière rouge. Sur la petite place, les arbres découpent encore leurs branches noires sur un ciel orangé. Soudain, je sens qu’il se passe quelque chose de grave autour de moi. L’atmosphère n’est plus la même dans le café. Apparemment, le gamin n’est toujours pas rentré et ses parents sont inquiets. Je remarque la mine soucieuse du père, lorsqu’il passe devant moi pour se rendre à la cuisine. A plusieurs reprises, le visage de la femme blonde s’encadre dans la porte, pour interroger la salle du regard. Je l’entends dire : — Mais qu’est-ce qu’il fout ? Derrière son comptoir, le patron peste contre son rejeton, ce qui incite les clients à y aller de leurs histoires, et à raconter leurs frasques quand ils étaient gamins. Il n’y a qu’Oscar qu’on n’entende pas. Le corbeau est très silencieux dans sa cage. Même pas un couac discret. Vous me direz, qui songe en ce moment à jouer avec lui ? Sept heures ont sonné. Le patron du bistrot passe quelques coups de fil, et je vois de minute en minute sa mine s’allonger. Le couple d’amoureux est parti. La plupart des clients aussi. Aux dernières nouvelles, il fait de plus en plus froid dehors. Pourtant, la femme sort à plusieurs reprises sur le trottoir, sans prendre le temps d’enfiler un manteau. Il est huit heures moins le quart, et je me décide aussi à partir, si je veux encore trouver ouvert le kiosque à journaux devant la gare de l’Est. Le lendemain, au moment de pousser la porte, je suis surpris de constater que mon bistrot est fermé. A travers les carreaux, je regarde à l’intérieur. Personne. La salle est obscure, le comptoir désert, pourtant rien n’indique que c’est aujourd’hui le jour de fermeture. Pas de panneau accroché derrière la vitre. Les chaises sont restées autour des tables, dans l’ordre où je les ai laissées hier soir. Je réfléchis quelques minutes, planté sur le trottoir, indécis. Et comme je n’aime pas beaucoup voir bousculer mes habitudes, je me dirige vers le café PMU d’en face. Cela tombe bien, il fait aussi tabac. Comme j’ai renoué avec mes mauvaises habitues, j’en profite pour m’acheter des cigarettes avant de m’approcher du comptoir. Je suis là depuis un quart d’heure, dans cet état de bienheureuse hébétude qui vous prend lorsqu’on est bien au chaud et que dehors il fait très froid, indifférent aux propos des clients qui échangent des commentaires avec le garçon, quand je réalise qu’on parle du bistrot d’en face. D’après le serveur, c’est une locataire des immeubles neufs, en bordure du quai de Valmy, qui a alerté les pompiers. Elle aurait vu, vers trois heures de l’après-midi, un vol de corbeaux se poser sur la surface gelée du canal. Qu’est-ce qui les attirait en ce lieu ? Rien de particulier, sinon qu’ils avaient envie de se poser là, pour se réchauffer et se chamailler, dans les rayons du soleil qui déclinait dans l’axe. Une demi-heure, peut-être une heure plus tard, elle a remarqué qu’un gosse cherchait à s’approcher d’eux, en s’aventurant sur la glace. Elle a alors ouvert sa fenêtre pour lui crier que c’était interdit. Le gamin a rebroussé chemin sans insister. Un moment après, lorsqu’elle est ressortie sur son balconnet pour ranger des affaires dans un petit placard, le canal était désert. Les corbeaux étaient repartis et le gamin aussi. Elle ne sait pas pourquoi elle a pensé de nouveau à tout cela avant d’aller se coucher. C’est vers deux heures du matin que l’immeuble a été réveillé par le bruit. Dans la lumière des gyrophares, on distinguait un car de police et les deux voitures de pompiers. Un homme grenouille encordé avançait prudemment sur la glace. Quelques minutes plus tard, on repêchait le gamin. Voilà. Depuis cette histoire, je suis passé une fois ou deux devant le bistrot, mais il est toujours fermé. Je n’ai pas envie de retourner au PMU, car le café y est vraiment dégueulasse. De toute façon, j’ai dû bientôt abandonner mes promenades, puisque c’est vers cette époque que j’ai repris mon boulot. Des semaines, des mois se sont écoulés. J’ai oublié le bistrot et le drame qui est venu mettre fin à mes après-midi de flânerie. Pourquoi suis-je repassé aujourd’hui dans ce coin ? Je crois que c’est après l’opération de Franck. On m’avait dit à la rédaction qu’il était à Bichat. Les malades sont souvent solidaires entre eux. Je suis allé lui rendre visite au pavillon de stomatologie. En sortant, j’ai dû remonter la rue de la Grange-aux-Belles, pour prendre le métro place du Colonel-Fabien. Lorsque je suis passé devant sa vitrine, ce sont les rideaux en dentelle qui ont attiré mon attention. Mon bistrot était donc toujours là ! La clarté du jour m’a d’abord donné l’impression qu’il était fermé. Mais, en regardant à l’intérieur, j’ai vu que les lampes étaient allumées. J’ai alors poussé la porte, sans me demander pourquoi je le faisais. C’était comme un mouvement instinctif. Peut-être le besoin de retrouver cette atmosphère de quiétude qui avait accompagné ma convalescence. Tout cela était si loin, à présent. Le cadre n’avait pas bougé. Même le cheval de Troie était toujours à sa place. Avec le patron, nous nous sommes tout de suite reconnus. Ou plutôt, j’ai vu dans son regard qu’il se souvenait de moi. Il avait beaucoup changé. Ce n’était plus la brute souriante d’autrefois, mais un pauvre type apathique et maussade, qui a posé devant moi le double allongé que je n’avais pas commandé. Nous n’avons pas échangé une parole. Je crois qu’il n’a même pas répondu à mon salut. Je l’ai observé pendant qu’il s’activait derrière son comptoir. Deux ou trois consommateurs bavardaient autour de la grosse lampe verte qui diffusait la même lumière aquatique qu’autrefois. Ce n’étaient plus les vieux habitués, avec leurs commentaires à propos de tout et de rien, mais des gens de passage, heureux de trouver là un coin tranquille pour se reposer, avaler un crème avant de poursuivre leur chemin. Quelques touristes, qui consultaient leur guide, et qu’on aurait dit paumés dans ce quartier où il n’y avait rien à voir. La femme ne tarda pas à apparaître. Elle, par contre, n’avait pas changé. Elle allait et venait entre la salle et la cuisine, maugréant contre le temps, la lenteur de la cuisson, la rareté des clients. Quelle ne fut pas ma surprise en découvrant qu’Oscar aussi était là. Des trois, d’ailleurs, c’était lui qui avait le plus changé. Comment décrire l’épouvantail qui gîtait dans la cage ? Ce n’était plus le corbeau d’autrefois, qui égayait la salle avec ses pitreries, mais une pauvre créature déplumée, sur qui pleuvaient les brutalités du patron. Chaque fois qu’il passait devant la cage, il lui flanquait des coups de torchon. Ou bien, avec son journal, il tapait contre les barreaux pour l’effrayer. Et je voyais, au bout de son perchoir, la boule de plumes noires pointer sa tête décharnée à chaque accalmie, puis disparaître au passage d’une nouvelle attaque. L’absence d’une autre réaction chez sa victime excitait d’ailleurs la fureur du type, qui se fichait bien du regard réprobateur que lui lançaient les clients. Il grommelait en approchant sa grosse trogne rougeaude : — Qu’est-ce qu’elle a, cette sale bête ? Hein ? Tu vas te bouger, oiseau de malheur ! Et, comme l’oiseau ne remuait plus de frayeur, il s’emparait d’une fourchette, qu’il glissait entre les barreaux pour le piquer. Le corbeau poussait un croassement plaintif en sentant les pointes de métal contre sa carcasse. Ce qui apparemment mettait en joie son bourreau. Le jeu était assez insupportable pour me faire rapidement quitter ce lieu. Je devais pourtant revenir, des mois plus tard, poussé par la curiosité. Je m’installai dans l’arrière salle, dans le renfoncement où les deux amoureux rêvassaient, voilà plus d’un an. Il n’y avait pas un chat dans le bistrot. Seulement le patron, qui me jeta un regard d’assassin. Je compris que la femme était partie. Tout le monde était parti, en le laissant seul avec son corbeau. Sa haine pour lui était devenue son unique raison de vivre, le seul lien qui le rattachait à la réalité, dans ce bar qu’il ouvrait par habitude, parce qu’il y avait passé la plus grande partie de sa vie, et qu’il ne s’imaginait pas qu’il puisse vivre sans lui, comme sans son corbeau. L’oiseau avait perdu l’usage des pattes et il restait tout le temps roulé en boule au fond de la cage, les yeux clos. Il ne croassait même plus quand le type le tourmentait. Il ne bougeait plus quand il secouait sa cage. On aurait cru qu’il était mort. De temps en temps, il ouvrait vaguement un œil, pour le refermer aussitôt. Je m’empressai de payer et je partis. Depuis, je ne suis jamais retourné là-bas. Je n’en ai aucune envie.
The Gate
Je suis chargé de la surveillance dans un club parisien dont je préfère taire le nom. Appelons-le The Gate. Mon travail consiste à surveiller les entrées, afin qu’il ne se présente pas d’individu de trop mauvaise apparence, ou au comportement qui me semblerait incompatible avec l’ordre et la sécurité qu’est en droit d’attendre un public qui vient pour s’amuser, boire et danser, écouter de la musique, fêter entre amis un événement… que sais-je encore ? Et qui y met le prix:à mille euros la bouteille de champagne, on peut attendre que soient éloignés de vous les ploucs, les rabat-joies, tout ce qui peut ressembler, de près ou de loin, à Tante Odile ou à l’oncle Janòsz ; mais aussi, plus sérieusement, toute personne qui pourrait présenter un danger pour le bon déroulement de la soirée et, par les temps, ce ne sont pas les amateurs qui manquent : terroristes, maniaques sexuels ou autres, détraqués mentaux de toutes sortes, malades sous l’effet conjugué et pervers de l’alcool et des drogues, violents par nature ou -du moins- en ayant trop l’apparence, voyeurs importuns au nombre desquels je range les photographes de presse, qui alimentent les magazines people en images croustillantes, pas toujours du goût d’une clientèle qui est là pour se détendre, parfois avec quelques excès, mais dans le parfait respect de son anonymat. Aussi, les prises de vues sont-elles formellement interdites dans notre établissement.
Mais, comme tout est devenu très compliqué de nos jours avec les produits dérivés de l’informatique, on ne peut pas toujours distinguer un professionnel en activité illicite d’un client qui clique innocemment sur son iphone ou la tablette de son ipad pour garder le souvenir d’un bon moment. Nous avons ainsi fini par savoir qu’une personne des plus engageantes ayant ses habitudes chez nous, une authentique altesse royale, de surcroît fortunée, propose à la presse les clichés les plus chauds de nos soirées privées. Elle fait cela très discrètement avec un minox monoculaire subminiature, un tube de rouge à lèvres, comme au bon vieux temps du Rideau de fer. Nous ne réagissons pas pour le moment, car elle est très entourée et par des gens importants qui compensent largement son indélicatesse. Disons que nous gérons les fuites, en attendant que la princesse n’égare un jour malencontreusement son jouet. En ce qui concerne les handicapés, la direction a pensé judicieusement, et non sans une intention réellement artistique, en jouant sur le nom The Gate, qu’une passerelle s’imposait entre les ascenseurs réglementaires et l’accès à l’établissement ; aussi a-t-elle fait dresser une succession de poutrelles supportant une piste en tôle perforée dont le relief très saillant, mais aussi très moderne, suffirait à lui seul, s’il ne montait en plus en pente raide vers l’entrée, à décourager les tentatives les plus audacieuses des usagers de fauteuils roulants, déambulateurs ou béquilles. Mais, comme il faut bien, malgré tout, le respect d’un certain quota, les plus sportifs de ces derniers (souvent aussi les plus jeunes) sont invités, lorsqu’ils ont passé cette épreuve, non sans risques pour leur matériel, à entrer dans le lieu sans faire la queue, après juste le coup d’œil d’usage de la sécurité et le rangement de l’accessoire paramédical dans un endroit où il ne gêne pas le passage. C’est ici que je joue mon rôle. En compagnie d’un, plus souvent de deux collègues, je me tiens habituellement à l’extérieur, sur le côté droit du cadre de la porte, en face des marches conduisant au bureau, où je contrôle le contenu des sacs et autres effets personnels des gens qui veulent entrer. Je fais jeter la canette de bière ou de Red Bull par trop mauvais genre, ôter les rollers ou le casque audio (on n’est pas à l’école), éteindre la cigarette ou le cigare (on ne fume pas à l’intérieur, seulement sur les terrasses), laisser au vestiaire les affaires encombrantes qui peuvent parfois accompagner un client au demeurant d’excellente mouture (vous ne pouvez pas vous figurer combien viennent dans les tenues les plus ridicules, comme s’ils s’apprêtaient à prendre un avion pour l’Alaska ou à affronter le versant nord de l’Aiguille du Midi). Jamais de fouille au corps ! A moins que l’individu me paraisse suspect, voire se montre agressif et, dans ce cas, la fouille au corps est l’étape qui précède immanquablement l’expulsion pure et simple du local. Cette opération étant souvent un peu remuante, la présence de deux collègues n’est pas de trop pour raccompagner un indésirable jusqu’à la voie publique. Il était tombé sur le pavé de la capitale, cinq ans auparavant, comme un ballot de linge sale du camion de la laverie. Venant d’où ? Cela n’avait aucune importance. Il avait travaillé de droite et de gauche, ce qui lui avait permis de s’inscrire au chômage et de toucher une maigre allocation, qui lui permettait de traverser les périodes difficiles. Il allait ainsi, au hasard des rendez-vous qu’on lui donnait, de remplacements en intérims, en petits boulots qui n’étaient le plus souvent que des arnaques organisées pour exploiter les gens comme lui. Son temps se passait à chauffer les sièges des services d’aide sociale, ou à attendre dans le couloir d’un bureau pour le travail temporaire qu’un employé se décide à le recevoir quelques minutes, pour s’entendre dire qu’il n’avait pas la qualification requise, le niveau, l’âge, la personnalité, le physique, la voix… que sais-je encore ? Ou, tout simplement, qu’il venait trop tard. Et lui, il n’oubliait jamais, avant de repartir, de laisser une photo, un numéro de portable, une lettre de motivation, quelques lignes manuscrites qui constituaient son cv, un maigre dossier qui perdait de sa consistance avec le temps, en échange d’un vague espoir pour la prochaine fois. Il aurait pu entrer dans l’armée (il y avait souvent pensé), s’il n’avait largement dépassé l’âge de s’engager. Pour une activités humanitaire, ce qui ne lui aurait pas déplu – au contraire ! Il ne possédait le gabarit, ni l’énergie nécessaire, le goût de l’aventure et surtout la force de caractère… en un mot : la trempe. Il était grand, maigrichon, pas de mauvaise constitution mais de bonne santé non plus, un peu bilieux à cause de ses nerfs, jaunasse de teint, avec quelque chose comme un point d’interrogation (d’autres disaient d’angoisse) au fond des yeux, une tristesse un peu navrée d’être là, qui avait dû consterner les témoins de sa venue au monde. Avant d’être agent de sécurité, il avait travaillé dans une troupe de théâtre dont le directeur, Wlado Boiffin-Durant (avec un t), s’était lui aussi longtemps cherché avant de trouver sa voie. Il avait même passé plus de la moitié d’une vie d’homme ordinaire à exercer des professions aussi diverses et variées que : courtier d’assurance, professeur d’espagnol, éditeur de bandes dessinées érotiques, gérant d’un bouge auvergnat, mime, acteur, journaliste à ses heures… auteur d’articles sur des sujets toujours assez cocasses, qu’il plaçait dans les rédactions où il avait quelque appui, parfois présent sur des plateaux de télévision, pour des débats qui se passaient généralement assez mal. Avant de devenir le directeur d’une petite troupe de théâtre, qu’il avait baptisée Les Vagants, peut-être pour conjurer le sort qui l’avait condamné à vaguer jusque-là. Il n’avait jamais joué, avant que le hasard lui fasse rencontrer le directeur de la troupe en question Elle était composée d’un noyau de six comédiens (quatre garçons et deux filles) qui pouvait s’agrandir à l’occasion au-delà d’une dizaine. David y tenait, en tant que dernier venu, un rôle des plus modestes. Il n’avait aucune expérience de la scène (je le répète) ; il ne s’était jamais mis dans la peau d’aucun personnage, hormis le triste corbeau qui roulait des idées noires sous la sienne depuis sa naissance. On l’avait engagé parce qu’il avait un physique qui convenait avec les petits rôles qu’on devait lui confier. Sa discrétion était sa force comme leur physique avenant, leur enjouement, la fraîcheur qui auréole leur personnalité comme un fruit dans sa primeur sur les étalages du marché, le sont pour d’autres sur les planches. Une apparence de longue complicité, qui semblait exister entre les membres du petit groupe, l’avait fait d’abord hésiter à s’y agréger ; mais il avait senti, qu’au-delà de cette intimité, quelque chose d’exceptionnel les liait ensemble. Il n’aurait su dire quoi. Cela tenait peut-être à la personnalité de leur directeur ; à sa façon de faire travailler ses élèves ; de mettre l’accent -à une époque où l’on se préoccupait davantage de découvrir des têtes nouvelles pour l’écran ou le théâtre, que de former de bons comédiens, - sur les rapports entre le mot et le geste, la pulsion contrôlée et l’improvisation, l’équilibre entre le rythme respiratoire et le mouvement. Il traînait, dans sa méthode pédagogique, un vieux fond d’anthroposophie, des savantes théories d’un Rudolf Steiner, des conceptions spacio-scéniques d’un Mike Norton. Tout cela était considéré comme « réactionnaire » par la plupart des journalistes chargés de la rubrique dramatique des grands quotidiens. Ils employaient alors cet adjectif pour qualifier tout ce qui leur semblait remettre en question le point de vue d’un quarteron d’intellectuels, qui s’étaient arrogé le pouvoir de faire la pluie et le beau temps dans les milieux artistiques. Si l’uniforme, quel que soit le métier, était alors jugé par eux comme « réactionnaire » ; il n’en allait pas de même pour celui qu’ils étaient en train d’imposer aux esprits. Sous prétexte de développer des personnalités originales, la plupart des institutions artistiques sous leur néfaste influence fondaient le talent de leurs élèves dans le même moule, qui s’appelait X ou Y, selon la mode du moment. Quoi qu’il en soit, il avait flairé qu’il y avait pour lui, auprès de ce groupe, sinon un enseignement à suivre –il était alors trop tôt, pour qu’il puisse en juger -, du moins une expérience intéressante à partager. Qui sait (lui disait une voix intérieure) si, à travers elle, il ne se passerait pas enfin quelque chose dans sa vie ? Et cette impression encore diffuse se traduisait par un irrépressible envie de pleurer. Il n’oublierait jamais les angoisses de sa première audition. Les sept membres (les six élèves permanents et leur directeur), pareils aux Sept Sages gardant le seuil du temple dans les contes orientaux, investis du pouvoir extraordinaire de lui refuser l’accès du seul lieu, où il aurait pu trouver ce réconfort que son esprit et son corps réclamaient ardemment. Ce moment lui fut bien plus impressionnant que la plus redoutable épreuve d’examen qu’il aurait pu affronter dans sa trop brève carrière d’étudiant, si de mauvaises dispositions intellectuelles et surtout une paresse naturelle ne l’avaient détourné très tôt de toute ambition dans ce domaine. Face à leur solidarité dogmatique, d’autant plus sélective qu’elle ne reposait sur aucun dogme mais uniquement sur la volonté de ne se laisser infiltrer par aucun élément étranger -volonté, dont il ne pouvait encore percer le mystère -, il voyait son sort perdu d’avance. A sa grande surprise, il fut accepté à l’unanimité. On l’initia dans la bonne humeur aux coutumes du cours, en se montrant compréhensif devant ses défauts et encourageant pour ses débuts. Il pensait avoir enfin trouvé sa voie. Ce n’était pas que ce fût facile : son directeur imposait à la troupe une discipline, qu’on aurait pu attendre dans un couvent ou d’une secte. Wlado ne vivait que pour son théâtre. Il lui avait fait don de sa personne. Ses élèves trouvaient en lui, à toute heure du jour et de la nuit, un esprit attentif à leurs problèmes et aux questions qu’ils pouvaient se poser. Qu’elles soient d’ordre privé ou professionnel, il y répondait avec sagesse, allant toujours dans le sens de la tâche commune et du sacrifice absolu de sa personne qu’elle exigeait de chacun. Sacrifice qui excluait, bien entendu, toutes les considérations personnelles. Quand ce n’était pas le cas et qu’il se montrait conciliant, voire désinvolte, avec un élève ; c’était qu’il cherchait à l’écarter, comme l’aurait fait un éleveur d’une bête malade qui risquait de contaminer le reste du troupeau, ou le vigneron d’un grain touché par la moisissure au milieu d’une belle grappe de raisin. Dans ce cas, il encourageait sa faiblesse ou fermait les yeux sur ses défauts, ce qu’on aurait pu considérer comme une injustice révoltante vis-à-vis des autres, mais explicable par le fait qu’il pensait, en toute bonne foi, que l’aspect négatif avait pris le dessus dans la personnalité de cet élément et qu’il le considérait comme perdu définitivement, du moins pour son théâtre. L’effort constant, qu’il exigeait de ses comédiens, relevait davantage de la compétition sportive que de la scène. Il jouait sur leurs nerfs comme un athlète sur les barres fixes qui vont porter sa tension physique ; ou un musicien sur les cordes d’un instrument, dont il voudrait éprouver la souplesse avant d’attaquer le morceau de bravoure. Avec lui, les répétitions n’en finissaient pas de longueur. Elles retardaient d’autant l’heure du travail scénique- la chose la plus importante quand on prépare une pièce - ; lequel s’achevait très tard dans la nuit, presque au petit matin. On avait encore du temps pour dormir ! Le cours ne reprenait qu’au début de l’après-midi. A ce régime de fer, nul besoin de prêcher le renoncement aux plaisirs de la vie. Ses élèves étaient envahis, imprégnés, absorbés, par le théâtre. On mangeait, respirait, rêvait pour lui. Avec eux, il avait connu pour la première fois de grandes émotions ; surmonté sa peur du public et savouré le miel des éloges. Tout le monde le trouvait bon dans ses « petits » rôles. « Il n’y a pas de petits rôles », lui répétait d’ailleurs leur directeur : « tous les rôles sont grands si tu les joues bien, un point c’est tout ! » On lui avait fait remarquer qu’il avait pris de l’assurance ; qu’il avait un jeu intéressant, une présence, une « belle expression gestuelle » affirmait Wlado… Il lui arrivait de croiser un gentil sourire sur les lèvres de la jeune assistante à leurs répétitions. Lorsqu’elle fut donnée enfin, leur pièce connut pourtant moins de succès qu’ils l’avaient espéré. Elle fut même superbement ignorée de la critique. Ce qui était pire qu’un éreintement ; lequel aurait eu au moins l’avantage de faire parler d’eux dans les journaux. Il y eut -il est vrai -quelques réactions enthousiastes de la part des adolescents d’un collège voisin, qu’on avait gratifiés dune ristourne pour occuper les quatre rangées du fond. Quelques vieux habitués du petit théâtre de quartier, où elle se donnait, se montrèrent également bienveillants ; comme ils l’auraient été peut-être pour toute autre occasion de sortie ? A quoi aurait servi de se le cacher : de soir en soir, le nombre des spectateurs diminuait. Les derniers venaient sans doute, parce qu’un lien d’amitié ou de parenté les liait à un membre de la troupe ; peut-être par charité, par désœuvrement ou par une curiosité malsaine. On payait bien autrefois le moindre coin de fenêtre pour assister à une exécution capitale ? Enfin, un jour, les représentations cessèrent, faute de spectateurs. La pièce fut retirée de l’affiche, sans que son fauteur s’en émeuve. Wlado avait disparu depuis une semaine, laissant fournisseurs et employés du théâtre en plan avec leurs factures. Il ne fallait même pas songer à régler des avances, puisqu’il avait emporté la caisse avec le maigre bénéfice des dernières représentations. Privée de sa tête, la troupe n’avait plus de raison d’exister. Elle se défît, le jour même de la visite des huissiers, venus pour constater que Monsieur Boissé-Durant, directeur de la troupe théâtrale « Les Vagants », avait abandonné celle-ci à son funeste destin. On saisit quelques nippes, un vieux piano désaccordé, deux ou trois pièces de mobilier qui n’auraient pas démérité dans un musée de l’habitat rustique, avant d’apposer des scellés sur la porte de l’atelier. Ainsi, sortait brutalement de l’existence de David Olive, le lieu où elle s’était presque exclusivement déroulée durant plus d’un an. Le cordon ombilical tranché, chacun était renvoyé à son problème particulier, lequel, par une ironie du sort, restait celui du groupe. En effet, le chômage devenait leur lot à tous. D’un accord tacite, ils décidèrent de vivre, chacun de son côté, cette nouvelle épreuve. Ils se séparèrent devant l’adversité, comme ils avaient été unis dans l’effort. °°°° J’avais traîné pendant plus de six mois, avant de me décider à me mettre en quête d’un nouveau boulot. L’agence où je m’étais inscrit m’avait indiqué qu’une boîte de surveillance cherchait du personnel. C’est comme ça que je me suis retrouvé employé par The Gate. S’il est bien luné, on peut tout se permettre avec mon boss et pas qu’en privé, devant tout le monde, à l’entrée du club : lui dire tu d’emblée sans qu’il te connaisse, tirer sur sa barbe en queue-de-vache, palper ses tatouages, admirer ses piercings et même davantage, si l’animal est content il te laissera lui tapoter familièrement la croupe ou soulever son kilt pour savoir s’il est partisan du slip ou du boxer, ou bien un authentique highlander. Mais ne t’avise pas de l’appeler Le Phacochère. Son nom, c’est Björn : B,j – Bj, o tréma (qui se prononce eu en Suède), r, n – Bjeurn. Björn tout court ! Ce n’est pas parce qu’il est court de taille, mais bâti d’un bloc, qu’il a le poil roux et dru qui lui fait une longue crinière sur le haut du dos, deux canines bien visibles qui pointent dans sa barbe hirsute (sans qu’il daigne y prêter attention d’ailleurs), vers les trous d’un gros nez rivé d’un anneau, un front convexe sous lequel roulent deux petits yeux verts plutôt inexpressifs, qu’il te faut associer son nom à celui du porcidé sauvage susmentionné, plus répandu dans les savanes de l’est de l’Afrique que sous nos climats. Et bien que ce soit sous le surnom de Björn le Phacochère que tout le monde le connaît ici, tu t’exposerais, en le lui disant en face, à voir sortir de sa poche (parfois c’est d’un manchon en vison) le poing qui t’enverra à trente pieds de l’endroit où tu es, jusqu’à l’autre bout de la passerelle, avec un assaisonnement d’hémoglobine et peut-être le supplément d’une dent cassée. Mais surtout, vois-tu, tu te verrais définitivement interdire l’accès de la plus belle boîte de nuit du monde : des back-rooms dès l’entrée, des pistes de danse à tous les niveaux, des lounges offrant mets et boissons délicieuses dans tous les coins, un plafond qui s’ouvre -lorsque le temps le permet- sur le ciel enfiévré, des terrasses pour s’accouder au-dessus d’une galaxie d’étoiles artificielles, des mecs superbes, dans des habits que vous n’imaginez pas, des filles à vous dégoûter d’être fauché… Lorsqu’elles sont vraiment réussies, nos soirées se combinent avec un feu d’artifice, des lâchés de ballons gonflés à l’hélium auxquels nos clients ont accroché un bijou, une montre de prix, des coupures de banque, un message personnel, et même des rodéos sur de vrais chevaux fougueux ou des jeunes taureaux camarguais qu’on a fait monter sur le toit. C’est devant moi que passent, de minuit à six heures du matin, tous les gens qui veulent entrer dans ce lieu magique. Tout le monde n’a pas la chance d’être sélectionné. Vingt-cinq étages plus bas, au pied de la colonne de verre des ascenseurs, a lieu un premier tri au faciès. C’est là que sont généralement écartés les individus douteux. Il y a aussi, plus bas encore, au niveau des garages, un poste de contrôle pour tout ce qui nous arrive en limousines, grosses motos, voitures de luxe, etc. Et un dernier, uniquement formel, tout en haut, sur la piste pour les hélicoptères. Nous excluons d’entrée, et par principe, tout ce qui porte de la couleur et aussi -et surtout !- tout ce qui s’est vêtu de blanc et qui n’est pas DiCapprio, Lady Gaga ou Conchita Wurst, prince saoudien ou ressortissant du Moyen-Orient accompagné de gardes du corps. Manteaux, vestes, costumes, doudounes, anoraks, tailleurs blancs, blanc cassé, blanc crémeux, mousseux, savonneux ou neigeux… Passez votre chemin ! The Gate n’est pas un bateau de croisière. La boîte est pleine à craquer. C’est une soirée privée… On a récemment refusé Daniel Radcliffe, à cause d’une tenue blanche de bobsleigh. Le gars de la porte a prétendu qu’il l’avait pris pour un type faisant de la publicité Michelin sur le trottoir. « Le pape, tu le reconnaîtrais ? » lui hurlait Björn. Mais je crois que c’était perdu d’avance et ne pouvait contribuer qu’à le déstabiliser davantage : il n’avait pas l’air du tout de savoir à quoi pouvait bien ressembler ce personnage. Il y a également un pourcentage d’hommes et de femmes à respecter. Je leur dis toujours, lorsque ce sont des gosses biens, qui veulent s’amuser gentiment, et qu’ils ont passé la première épreuve d’en bas : « Rentrez vite, sans discussions ! Ne vous cassez pas la tête pour les filles ou je ne sais d’autre, vous trouverez tout dedans ! » Mais, ils ne veulent pas me croire et ils s’en vont pour revenir, une heure plus tard, avec tout ce qu’il leur faut. Seulement, nous avons des ordres de ne plus laisser entrer de garçons, et ils ont beau dire, expliquer, supplier, négocier, on leur prendra les filles et eux ils s’en retourneront, comme devant. C’est la vie ! Malgré tout, il nous arrive, et plus fréquemment qu’on ne le croit, d’avoir plus de mille personnes qui dansent, boivent et s’agitent en une même soirée, sous le même toit. Aussi, cela ne va pas toujours sans problèmes pour la sécurité. Les cas les plus fréquents se présentent avec des individus (en majorité masculins) qui se sont vus refuser l’entrée de notre établissement. Soit que le poste d’en bas nous ait signalé l’intrus parce qu’il a forcé le barrage, ou qu’il lui a trouvé un comportement suspect sur les images que nous transmettent les caméras dans les cabines des ascenseurs. Dans ce cas, nous ne prenons pas de risques en haut. Quelques paroles échangées avec la personne en question nous suffisent pour nous en faire une idée : le petit coq agressif qui va chercher la bagarre pour jouer son intéressant devant la fille qui l’accompagne ; le type qui a son compte de drogues et de médicaments sur une alcoolémie anormalement élevée ; ou simplement celui (plus rarement celle) dont le visage ne nous revient pas… et là, il n’y a pas d’explications. On éconduit gentiment sous un prétexte quelconque, toujours en rapport avec la sécurité, le confort de nos clients, le caractère privé de la soirée... « Vous êtes dans un club! Pouvez-vous me montrer votre carte de membre ? » La plupart rebroussent chemin sans trop insister ; mais il y en a qui ne se démontent pas, exigent de voir la direction, se réclamant de Pierre ou de Paul, et même qui se montrent franchement violents, nous saisissant au col ou nous jetant à la tête la canette de bière ou la bouteille de vodka qu’ils ont à la main. J’ai même vu une fois un type démolir à coups de poing la double porte en verre coulissante de l’entrée. Autant vous dire qu’une escouade de vigiles attendait tranquillement derrière qu’il ait fini pour passer à l’action. Les problèmes qui surviennent à l’intérieur sont plus variés. Il y a, bien sûr, les types qui importunent un peu trop lourdement les filles. Ce sont les interventions les plus courantes pour nous les videurs, et les plus aisées à régler. Il y a aussi les malaises, les évanouissements provoqués par l’alcool en excès ou les stupéfiants : la cliente qui s’oublie au milieu d’un trip, et qu’il faut accompagner aux toilettes et parfois même nettoyer avant de la confier à un taxi. Il vaut mieux cela que l’aventure des deux tête-en-l’air de l’autre soir, qui sortent passablement éméchées, s’aident l’une de l’autre pour franchir le parapet et traverser la voie en contrebas de l’immeuble, oubliant que si elle est moins fréquentée pendant la nuit elle n’est pas moins une autoroute (à plus forte raison à quatre heures du matin, quand il n’y a pas de contrôle), et elles sont fauchées par la première voiture qui passe. Une Jaguar à 200 km/h d’après un témoin de l’accident. Dommage, elles étaient toutes les deux très jolies. Dans le registre du comique graveleux, il y a les joyeux drilles de la promotion Y. ou de la classe Z., qui se débraguettent au moment de partir pour pisser en chœur sur la table, les reliefs d’une soirée bien arrosée (c’est le cas de le dire), l’addition et le pourboire. On ne fait rien alors, nous, la surveillance -c’est aux gens du service de protester- sinon les accompagner ostensiblement jusqu’à la sortie, en leur montrant, par une attitude calme mais déterminée, qu’ils n’ont pas intérêt à changer d’avis. La plupart du temps, on laisse quelques minutes nos silhouettes noires se profiler devant la porte, à la fois pour nous assurer qu’ils ont bien repris l’ascenseur et faire durer l’illusion que cela pourrait devenir chaud pour eux, tant qu’ils n’auront pas passé le seuil. On est en sous-effectif : de quatorze qu’on était au début, on n’est plus que six pour assurer la sécurité. Il y a aussi les disputes entre clients, les accrochages inévitables quand on a autant de monde dans un même lieu, et qui se finissent le plus souvent par des verres cassés, une compresse sur un œil tuméfié, un bout de sparadrap. Les filles qui entrent en compagnie de vraies têtes de lard, ou de crapules de la pire espèce qui vont se saouler et chercher des noises au premier venu. Plus graves pour nous sont les vols, parce qu’ils nous font perdre un temps fou en paperasses, constats, factures, déclarations à la police, requêtes auprès de nos assurances, etc. Tiens ! le mois dernier, je surprend deux gamines en train de dérober en douce des bouteilles de gin, dans la réserve du lounge Zen. Pas n’importe quoi ! Du Bombay Sapphire en 175 cl, qui va chercher autour de 700 euros l’unité. Malignes, elles les glissaient dans les poches de leurs manteaux, avant de sortir en les emportant négligemment sous le bras. Je les prie poliment de bien vouloir me suivre au bureau de contrôle. Elles sont toutes confuses d’abord, mais l’une des deux (apparemment la plus jeune) ne se démonte pas : elle se précipite dans les bras du premier vigile qu’elle voit, en réclamant de l’aide. J’aurais essayé de la violer après l’avoir attirée dans un coin tranquille du club Elle montre des traces d’ecchymoses sur le bras et le cou, saigne du nez, pleure à gros sanglots, est secouée de tremblements nerveux… On appelle la police : constat, témoignages, interrogatoires au poste central, on parle d’ouvrir une instruction. La bouteille qu’elle tenait encore à la main, selon les déclarations de témoins ? C’est ce qu’elle a trouvé pour se défendre dans le cagibi où je l’ai poussée, avant de me jeter sur elle comme un forcené. Pendant ce temps, et profitant de la confusion, sa copine a eu tout loisir de vider les poches des manteaux. Elles sont outrée, toutes les deux, outragées par mes allégations ; elles ricanent que les juges ne se laisseront pas abuser par une ruse aussi grossière, exhibent leurs bras, leurs épaules, leurs cous, se laissent toucher avec des petites mines effarouchées. Je ne me serais pas montré violent qu’avec l’une. Depuis qu’elle s’est débarrassée de l’objet du délit, la seconde est plus dure encore dans le récit des faits qu’on m’impute. Lorsqu’on s’est croisés, à la porte du bureau de l’inspecteur, elle m’a murmuré en esquissant un petit sourire : « On va foutre ta vie en l’air ! » Heureusement qu’elles n’avaient pas eu le temps de se concerter, avant de passer les interrogatoires, et qu’il y avait des contradictions évidentes dans leurs deux versions. Pour la police cela a été un jeu d’enfant, en approfondissant un peu les questions et en les mettant en garde devant les conséquences pénales d’un faux témoignage, de les embrouiller tant et si bien qu’elles ont fini par avouer la vérité. Du coup, c’était moi la victime et l’on m’a demandé si je voulais déposer une plainte dans ce même commissariat, en vue de leur intenter un procès en diffamation que j’aurais certainement gagné. J’étais épuisé, à l’ouest de tout ce qui m’arrivait, sans avoir mangé ni pris une minute de repos depuis plus de vingt-quatre heures. Je n’ai pas donné suite à l’affaire. Salut ! Je suis rentré me coucher. Trois heures plus tard, je reprenais le service. Je me répète : nous sommes en sous-effectif ! Avec la clientèle gay, ce n’est pas du tout la même chose. Elle est plus tranquille. Généralement, elle ne boit pas (ou peu) d’alcools, ne cherche pas la bagarre pour se produire devant le copain, ne fait pas d’excès, encore moins des saletés, se montre soucieuse de la bonne tenue, du service, et laisse de gros pourboires au personnel. Il est fréquent, lorsque vous avez plu à l’un d’eux, qu’il vous glisse dans la ceinture un billet de cinquante euros. Aussi, je sais toujours que les soirées qui leur sont consacrées, une fois dans la semaine, se passeront très bien. Il faut, bien sûr, se montrer vigilant car ils peuvent soudain avoir des petits moments de folie s’ils se sentent seuls, ou qu’on les a plongés dans le noir : surveiller l’affluence dans les back-rooms, tourner régulièrement dans les toilettes, allumer les lumières, ouvrir les portes, inspecter les lieux dérobés, les coins trop calmes, les placards... Leur truc à eux, c’est la drogue et le sexe. Il n’y a pas longtemps, je les ai surpris à vingt dans les pissoirs, en train de défoncer un gosse qui n’avait pas l’air de s’en plaindre d’ailleurs. Il s’en est violemment pris à moi lorsqu’on l’a dégagé de la mêlée et, une fois rhabillé, il a demandé à parler au responsable de la direction. Je vous épargne les détails scabreux. Le remugle quand ils sont tous partis et qu’on a rallumé les lumières, le mélange de sueurs, d’odeurs des pieds et de poppers, combiné au pet foireux, les traces de merde sur les murs et jusque au plafond, les kleenex à foison, pareil pour les emballages de préservatifs dont les membranes déroulées me font l’effet de méduses flottant sur un bassin d’excréments. Un vrai bouillon de culture. C’est à l’occasion d’une de ces soirées hebdomadaires, pas même spécialement violente, comme peuvent l’être certaines sadomasochistes ou agrémentées de luttes au corps-à-corps, lorsqu’elles dégénèrent en soif de sang, que s’est passé mon fâcheux accident. Le type est arrivé vers deux heures du matin, tenu en laisse par son maître. Je me souviens que j’ai dit en boutade, lorsqu’ils sont passés à ma hauteur : « Alors ? Pas de muselière, ce soir ? » Ma remarque, à ce qu’il paraît, ne lui aurait pas plu. Bref, ils entrent tous les deux, celui qui a la position verticale en grande tenue de cuir, avec bottes, casquette et cravache ; son compagnon devant, à quatre pattes, sur les genoux et les mains, dans un harnachement de courroies, de clous et d’anneaux, à même le poil. Pas même un slip. La panoplie, direct sur la peau. Ce sont des habitués de ce genre de soirée. Pas comme celui qui s’est pointé, l’autre soir, dans une tenue assez sobre, même austère, sinon largement échancrée au niveau de la braguette, en un large balcon doublé de satin fuchsia qui laissait apparaître, rasé de frais, huilé et sans doute aussi parfumé, un appendice (je dois dire) impressionnant. Le type avait beau avoir un bon gros visage joufflu de bébé, trois cheveux blonds dressés en houppette au sommet du crâne, des yeux clairs qui roulent ahuris derrière les verres ronds de ses lunettes... je ne le connais pas, c’est une soirée hétéros ordinaire pas même La Nuit des Records, et je m’étonne qu’en bas on ait laissé monter sans m’en avertir un exhibitionniste. A moins, qu’il n’ait caché le « détail » en question en passant devant l’équipe de contrôle. Je lui demande de se couvrir, car il y a des dames à l’intérieur. Il me rétorque qu’il a l’habitude de sortir comme ça ; qu’il est connu d’ailleurs pour ça, célèbre même ; qu’il s’appelle Dante Mathis et qu’il est le plus gros sexe de la scène porno internationale. La direction ne m’ayant pas avisé de la venue d’un éléphant rose, je le prie de ranger son engin ou de partir. Un scandale ! Il me reproche de vouloir lui enlever son label, sa marque déposée, ce qui fait sa particularité, ce avec quoi il gagne sa vie, de lui interdire une publicité que nous laissons bien s’étaler sans vergogne sur nos monitors, et même sur nos tee-shirts. En deux mots, de prétendre le séparer de son « outil de travail ». Prétention d’autant plus injuste qu’il s’agit d’un « outil » naturel, qu’il n’a pas demandé à venir au monde aussi bien pourvu, que c’est comme si j’avais demandé à Pavarotti, du temps où il était encore des nôtres, de laisser sa voix au vestiaire, à Maeva Yolo de couvrir sa poitrine, à Holly Burt de cacher ses jambes. Heureusement, mon boss, est passé à ce moment et, comme il semblait bien le connaître, je les ai laissés s’arranger. J’en reviens à l’histoire qui fut la cause de mon accident. Les deux types en cuir entrent donc dans le club, celui qui fait le chien balançant fièrement ses accessoires naturels, encensoir et goupillon, comme on le voit faire -sans qu’on s’en offusque -au premier dogue venu ; quand soudain ils se retrouvent, dans le vestibule, en face du même cas de figure, un maître tenant en laisse son compagnon, tel le reflet de leur image dans un miroir. Personne n’a compris ce qui s’est passé. On a entendu un cri féroce, suivi de piétinements désordonnés, de vociférations, de sifflements, de coups... Les laisses ont filé entre les doigts et les deux silhouettes accroupies se sont jetées, l’une sur l’autre, avec la rage aveugle de deux fauves en rivalité pour la possession d’une femelle. Rien n’a servi ! Les coups de cravaches, tout au plus à faire jaillir des gémissements de la mêlée. Les deux types se battaient aux crocs ! Ils étaient horribles à voir : l’un avec une oreille arrachée qui lui couvrait de sang le cou et une partie du visage ; l’autre, les dents plantées dans la cuisse de son adversaire, lui arrachant la chair. C’est en essayant de les séparer que j’ai été mordu plutôt salement à l’avant-bras. Les canines ont traversé la manche de mon tricot pour me blesser assez en profondeur. Mais, ce n’est pas tout ! Une formidable ruade m’a envoyé, en même temps, valdinguer contre la rampe en fer de l’escalier qui conduit à la mezzanine, m’entaillant pour le coup la lèvre inférieure et le menton, et me cassant deux dents supérieures sur le devant. On a appelé les secours, pompiers, ambulances, etc. qui m’ont conduit sur Georges Pompidou, peut-être parce que c’est le CHU le plus près. On s’est d’abord occupé de ma plaie au bras parce que -m’a-t-on dit- les bactéries humaines sont extrêmement agressives et pourraient me transmettre toutes sortes de virus. Par sécurité, on m’a fait une piqûre antitétanique et l’infirmier m’a dit de prier pour que mon agresseur n’ait pas une maladie grave. J’ai pensé au sida. Il a ajouté, certainement pour me rassurer, que cela se soignait très bien de nos jours, quand on avait détecté le VIH à temps, et il m’a cité des chiffres de statistiques, ce qui montrait qu’il s’était sérieusement penché sur la question. Après qu’on ait soigné ma lèvre, et fait les points qui s’imposaient sur le menton –pour les deux dents, elles n’étaient pas tombées mais n’étaient pas moins mortes et bougeaient fort dans ma gencive endolorie. Il faudrait penser ultérieurement à entreprendre quelque chose : des soins ? des implants ? une opération ? un maquillage ? Le médecin qui m’ausculta aux urgences n’a pas su m’en dire davantage. On m’a laissé allongé sur un lit, dans une sorte de box long et étroit, isolé des regards par des cloisons en toile blanche, seul mais à même de me faire entendre si la douleur soudain se réveillait. On m’avait administré, je l’ai su par la suite, un puissant calmant. Je reprends lentement mes esprits. Tout s’est déroulé si vite, que je n’ai pas compris les derniers événements. On doit être au matin… Je n’ai pas une idée de l’heure. Je vois seulement qu’une raie bleue illumine le coin supérieur du drap qui me cache l’activité de la salle. Aussi, je suis assez surpris, lorsqu’une main le soulève, de découvrir qu’il s’agit de la lumière d’un plafonnier tubulaire. C’est un jeune médecin, en blouse blanche et sabots de plastique réglementaires, qui tient une radio à la main, plus exactement une succession de clichés de mon crâne examiné au laser. Quand ? Je n’en ai gardé aucun souvenir. A un moment, j’ai dû perdre connaissance. Il est à peine plus âgé que moi, ce qui n’enlève rien à son sérieux, même ajoute à la confiance qu’il me prie d’accorder aux faits qu’il va m’expliquer. Voilà, c’est grave ! Très grave ! Non, pas ce qu’on voit : les plaies, les bosses… Je suis mal tombé, sur le dos si l’on en croit les radios. Les deuxièmes et troisièmes vertèbres supérieures, ce qu’on appelle communément « les cervicales », ont pris le coup. Il me montre deux ou trois petites aiguilles dans l’opacité luminescente des os sommitaux de ma colonne vertébrale. Ce sont des petits fragments de cartilages qui se sont dispersés dans les tissus, à la base de la nuque… - C’est très embêtant, ajoute-t-il, car ils peuvent bouger, à l’occasion d’un effort ou d’une chute, toucher les nerfs moteurs -ils se rejoignent tous en faisceau à cet endroit, très sensible parce que très étroit -en quel cas, vous courriez le risque d’être paralysé. - Pardon ? - Oui ! Paralysé pour le restant de vos jours. Et alors ? Et bien, il faut m’opérer et au plus vite, afin de les extraire avant qu’ils aient eu le temps de se noyer dans la masse, de se perdre dans la nature, ce qui compliquerait la tache du chirurgien. Mais encore ? Puis-je avoir plus de détails sur cette intervention ? Savoir comment l’on va procéder ? Est-ce sans danger, pour moi ? Absolument ! Vous êtes parfaitement en droit d’être informé sur ce qu’on va vous faire. Et il m’explique que, les fragments osseux étant très mal placés, on ne peut pas les atteindre par derrière : - On va devoir y aller de face, en sectionnant la trachée artère, les muscles du cou, quelques tendons et quelques nerfs… - Les cordes vocales ? Il me considère, scandalisé : - C’est un détail ! Ça se recoud très bien, les cordes vocales. Vous perdrez peut-être à peine les tonalités extrêmes. Généralement, ce sont les graves.... Voilà ! Et il me quitte en me laissant sur le ventre la feuille de la décharge, que je dois remplir et signer avant qu’on m’apprête pour l’opération, et un stylo bille blanc portant le nom d’un laboratoire. Je suis atterré. On va, ni plus ni moins, me trancher le chef. La peine capitale, à l’époque où la peine de mort existait encore dans notre pays. Je vais être la dernière victime d’une mesure barbare et rétrograde, à laquelle j’aurais eu le tort de trop m’intéresser au cours de mes lectures et recherches diverses sur la Révolution française. Une passion qui a notablement régressé depuis mon accident. Que fera-t-on de ma tête, pendant l’opération ? On la posera peut-être sur les cartons qui encombrent le coin de mon réduit, en face de mon lit. J’espère qu’on aura au moins l’attention de me fermer les yeux ou de détourner ma vue vers la cloison, pour m’éviter le spectacle affligeant de mon corps décapité. Je préfère d’ailleurs la deuxième solution, si d’aventure un réflexe nerveux, un tic, une quelconque contraction d’un muscle du visage, venait à me soulever une paupière, je préfère ne pas imaginer ma consternation… et le traumatisme. La rétine continue-t-elle d’envoyer des images à notre cerveau, après un sectionnement de la tête ? Si le système s’arrête, le cœur, les organes… enfin tout ! On est mort. Mais là, on va tout maintenir au frais pendant que le chirurgien travaille, tout recoller lorsque ce sera fini… Qui me dit que ces images iront au rebut ? Je préfère ne pas y penser. Si, justement, il faut y penser : les minutes sont précieuses. Et cette décharge qu’il faut signer pour qu’on passe à l’action. Est-il préférable de se retrouver un jour paralysé, handicapé des bras ou des jambes, ou des deux, jusqu’à la mort ? En fauteuil roulant ou cloué sur un lit médicalisé. Qui veillerait sur moi ? Catherine ? Benoît ? C’est un cauchemar ! Je suis dans un cauchemar ! Mon jeune docteur a pris son petit air scandalisé, lorsque je lui ai rendu sa décharge comme il l’avait laissée, en ajoutant que je ne voulais pas qu’on m’opère. Il m’a regardé avec beaucoup de tristesse, mais n’a pas insisté. Avant de me quitter, il m’a bien recommandé d’éviter tout effort violent, toute situation susceptible de provoquer une chute et de ne sortir qu’avec une minerve, du moins pendant les prochains mois. J’en ai profité pour prendre un arrêt de maladie prolongé. Je ne ressens aucune douleur, je n’éprouve aucune gêne dans le cou ou la nuque, aucun signe d’une quelconque cassure des vertèbres ; mais j’ai besoin de faire le point, comme on dit, après ce qui s’est passé. Les incisives branlent encore un peu… Est-ce que je veux retourner dans cette galère ? A jouer les gros bras ? Observer les clients, regarder comment ils s’amusent -pour certains se défoulent-, sans qu’il y ait pour moi une raison quelconque de prendre ma part de leurs jeux? Sans plaisir et aussi sans jugement (je me défends de juger ce qu’ils font. Au nom de quoi ? Même si je me dis parfois qu’ils se détruisent), sans états d’âme : l’approche scientifique d’un ethnologue face à un milieu mal connu, un groupe ethnique menacé de disparition : les badjos des îles de la Sonde, les jarawas de la Grande Andaman. Quelle perspective? Aucune! La solitude d’un vieux veilleur de nuit. Pour le gardien de phare, je doute qu’il y en ait encore beaucoup dans le monde… °°°° Le beau temps habillait de neuf les façades, tendant au-dessus des rues un toit serein qui dissuadait le promeneur de penser à autre chose qu’au plaisir de flâner et de jouir d’une belle journée. Avec l’arrivée de la saison estivale, elles étaient devenues paresseusement longues, pareilles à elles-mêmes, sans rien qui vînt déranger leur cours. Paris ne s’était pas encore vidé de ses habitants, mais on sentait qu’il commençait d’en escamoter le nombre ; ce qui lui donnait une allure étrange, comme si elle s’apprêtait à passer en d’autres mains. Un parfum de capitulation flottait dans l’air. Les passants souriaient, indifférents à ce qu’il adviendrait d’eux après cette parenthèse de bonheur. Dans l’ouverture des portes cochères, les immeubles montraient des courettes pimpantes, parées de verdure, lavées au grand jet par des concierges jaloux d’accueillir dignement leur nouveau maître. Juillet s’installait. Tout était frais aux yeux, et il aurait pu se croire en vacances. Il avait vaguement entendu dire que La Poste recrutait à la rentrée. Bien qu’il ne se fît pas, là encore, beaucoup d’illusions sur ses chances d’être pris, cela lui laissait un peu de temps pour constituer un dossier. Il songeait avec un certain cynisme qu’après avoir été videur dans une boîte de nuit, il serait un employé modèle derrière un guichet postal. Il avait également appris, en tombant par hasard sur un ex-collègue de la troupe des Vagants, que Wlado, Boiffin-Durant était revenu et qu’il s’apprêtait à reprendre ses cours. A moins que ce ne soit déjà fait ! La nouvelle l’avait laissé parfaitement indifférent. Par courtoisie, il avait noté sur son portable le numéro qu’il lui avait donné. Contrairement aux autres élèves qui s’étaient montrés très agressifs à la fin, critiquant ses méthodes autoritaires et sa gestion fantaisiste de l’école ; il n’en voulait pas à leur ancien directeur. Tout comme il n’éprouvait aucun regret, en pensant à tous ces mois passés qui échouaient lamentablement. Mais, il ne l’appellerait pas, comme il n’appellerait pas Björn non plus. Tout était devenu très lointain pour lui, aussi plat et vide que cette Place Saint Sulpice écrasée de soleil, depuis la terrasse du Bistrot de la Mairie où il venait de déjeuner d’un sandwich avec un café allongé. Que faire par une telle journée ? Il avait marché jusqu’à la Passerelle des Arts qui, de sobre et légère qu’elle lui avait semblé, les premiers temps de son séjour à Paris, était devenue une machine de guerre sous le caparaçon des cadenas qui l’amarraient à la Seine. Il en était presque parvenu au bout, lorsqu’il se souvint avec un petit sourire de plaisir du cadeau qu’il s’était fait à lui-même, et qu’il avait fourré dans une poche de son blouson. Il y porta instinctivement la main, pour vérifier qu’il était toujours là. C’était une chose molle et brunâtre, plutôt claire, qui avait la forme et la taille d’un bouchon de champagne, bien que ce soit plus mou, presque un peu flasque, comme il le remarqua avec une pointe de dégoût, en ôtant délicatement la pellicule de cellophane qui la protégeait. Une crotte ! Pour tout autre que lui, une merde de chien (du moins, faut-il l’espérer !), de la famille du toutou d’appartement, bien nourri avec de bonnes boîtes recommandées par le vétérinaire. D’un petit coup de dents, il en détacha un bout qu’il se mit à mâchonner avec précautions. Il s’agissait en fait d’un échantillon de psilocybe belizensis (également appelé le dernier rêve du Quetzalcóatl), une espèce rare de champignon hallucinogène, qu’il avait acheté la veille chez Youssef, son fournisseur de miels à fumer ou à renifler, en haut de la rue Lafayette. (Entre parenthèses : je me réserve de raconter un jour l’étrange commerce de ce Copte, chez qui David achetait – de plus en plus cher d’ailleurs – ces substances qui firent longtemps ses délices sur sa chicha). Une odeur rebutante de vieux bouquin, qui aurait pris l’humidité lors d’un séjour prolongé dans une cave ou dans une pièce mal chauffée, vint lui agacer les narines. Il hésita un instant avant d’y mordre à nouveau, en se disant qu’il ne devrait pas faire cela à un moment difficile, comme celui qu’il traversait -il se sentait las et découragé, si loin de tout ! -Au moins, qu’il ne devrait pas le faire seul, mais avec un proche, une amie avec qui il se serait senti en confiance, qui en aurait pris avec lui. En compagnie de Lou ou de Manuelle, cela aurait été différent. Mais il était seul ! Il arracha un troisième morceau du champignon, qu’il mâchouilla avec plus de conviction. Un goût doux-amer le fit spontanément rétracter les muscles de la face. Il se répandit dans sa bouche au bout de quelque secondes, plus agressif que ne l’aurait laissé penser la blettissure apparente du végétal. Appuyé en amont au parapet du pont, il l’avala ainsi tout entier en observant, à une vingtaine de mètres en diagonale, par-delà le quai du Louvre, le petit manège d’un couple qui s’essayait sur des rollers. Sans doute des amoureux. Lui, plus adroit, et apparemment plus expérimenté, le torse sanglé d’un sac à dos qui devait porter leurs affaires, se lançait dans des figures compliquées, qu’elle tentait gauchement de refaire, une main écartée de son corps pour garder l’équilibre, tirant de l’autre sur un tee-shirt trop court qui lui remontait sur les seins. Sans le bruit des voitures qui filaient sur ce tronçon du bord de Seine, il aurait pu entendre ses petits cris effarouchés quand son compagnon venait lui prendre la taille pour l’embrasser dans le cou. Il les vit qui s’arrêtaient un instant, avant de repartir : lui, penché en avant, balançant avec souplesse son corps serpentin ; elle, mal assurée sur ses roulettes, raidie par l’effort pour empêcher que son derrière généreux n’aille rejoindre le sol. Il était loin de se douter alors, qu’il venait d’apercevoir, pour la première fois, celle qui allait plus tard jouer un rôle important dans sa vie, sous le nom explicite de « Déesse de la Fécondité ». Il suivit des yeux leurs silhouettes, jusqu’à ce qu’elles disparaissent vers la Rue de Rivoli. Il n’a aucune idée de la manière dont il traversa la voie sur quai, toujours assez dangereuse à cet endroit car les voitures n’y trouvent plus de feux avant la bretelle du Pont-Neuf, pour se retrouver sur le terre-plein qui longe les anciennes douves du palais. Normalement, pour aller d’un point déterminé à un autre –en l’occurrence, le trottoir du Quai du Louvre au guichet qui s’ouvre sous la colonnade, en face de l’église Saint-Germain l’Auxerrois –on doit franchir une certaine distance. Là, ce ne fut pas le cas : il était sous la voûte du passage en question sans avoir fait un mouvement, sans en avoir exprimé une quelconque volonté, même inconsciente. Et pourtant il y était et, de la même façon inexplicable, il fut dans le plan suivant de son déplacement involontaire, au milieu de la foule qui piétinait dans les salles du musée. Si j’en crois la topographie du lieu, il avait franchi d’ouest en est l’espace assez vaste de la Cour Carrée, le passage du Pavillon de l’Horloge et la partie occidentale de la Cour Napoléon, pour emprunter l’escalator sous la Pyramide en verre de l’architecte Peï, à savoir l’accès souterrain aux salles d’exposition… Tout cela, sans s’en rendre compte. De la même façon, sans bien comprendre où il se trouvait et ce qu’il faisait là, il parcourut des salles longues et hautes, plongées dans la pénombre, où le mouvement des visiteurs et le bruit des voix amplifiés par la hauteur des murs, formaient un brouhaha incessant. Il s’égara tout de suite dans ce dédale de passages et de salles. Il ne savait par où commencer, vers quel endroit diriger ses pas, dans quelle partie de ce vaste dédale de couloirs, d’escaliers, de niveaux, d’étages, d’entresols. Le sol lui paraissait extraordinairement lisse et plat -ce qui n’avait rien de surprenant pour le sol d’un musée -, un peu mou même, comme si les carreaux bruns de marbre avaient été une coulée de caramel à laquelle ses semelles adhéraient en marchant. Puis, la coulée de caramel se mit à glisser, d’abord lentement puis vite, de plus en plus vite, à mesure qu’il progressait, ce qui lui donnait la sensation bizarre et nauséeuse d’avancer sur le couloir roulant de la station Châtelet. C’était exactement la même impression de roulis… Ce qui le fit rire –assez bêtement, je dois dire ! Les mêmes passants qu’il croisait, entraînés dans la même course folle, pressés, les mêmes visages tendus, les mêmes gestes saccadés, mécaniques. Il se sentait lui-même pris dans ce mouvement convulsif : ses mains, ses bras s’agitaient dans tous les sens ; ses jambes piétinaient sans qu’il puisse les maîtriser. Tout se mit alors à tourner, les murs, les objets, la foule… Pris de vertige, il fit un effort nerveux pour retrouver le contrôle de ses esprits. « Paix ! Paix ! » se répétait-il d’une voix posée et, en même temps, il voyait les yeux mornes, fatigués de sonder le capharnaüm de sa boutique, les yeux couleur d’huître au vinaigre, de Youssef, au moment où il avait empoché l’agent pour sa camelote : « Good ! Good…but dangerous, my friend! » Cinquante euros. Brunes comme des truffes, il en avait un sac plein. Il n’avait aucune idée de ce pouvait coûter des truffes. Peu à peu, le calme était revenu en lui. Où était-il ? Que faisait-il au Louvre ? Il voulait voir de la peinture. Oui, c’est cela ! Il voulait voir de la peinture… Il s’accrochait à cette idée, se la formulait dans sa tête, se rassurait en s’y tenant ferme, comme il l’aurait fait d’une rampe offrant providentiellement son appui pour descendre un escalier raide et au giron très étroit. En même temps, qu’elle se débattait avec un reste de fou-rire, qu’il s’efforçait gêné de réfréner. Le tremblement de ses membres avait cessé et, apparemment, personne ne l’avait remarqué. Son agitation semblait être passée complètement inaperçue. Rassuré sur ce point, il reprit sa visite. Il entra dans une pièce étroite et longue qui donnait sur une autre, puis une autre et ainsi de suite, sur une distance qui lui parut ne pas finir. Autour de lui, c’était une succession de formes étranges, en pierre, en bois, en argent, en or et autres matériaux bizarres, dont il n’aurait su dire le nom, l’origine ou l’histoire ; pourquoi ils étaient là, posés dans des vitrines, accrochés aux murs, placés en hauteur ou carrément suspendus au plafond. Tout cela le déroutait et l’ennuya rapidement. Il aurait voulu faire demi-tour. Mais comment, dans ce labyrinthe ? Une flèche verte, au passage de la salle suivante, lui montrait seulement qu’il devait aller de l’avant. Après quelques détours, les premières peintures lui apparurent. Bientôt, il en fut tout envahi. Il y en avait partout, de toutes sortes, montrant des paysages de toutes les couleurs, sauf celles de vrais paysages, des figures humaines de toutes les espèces, avec toutes les expressions possibles, toutes les manières imaginables, toutes les positions et contorsions qu’un artiste avait pu inventer, sans qu’elles soient jamais pour lui des figures humaines. Pas la moindre étincelle de vie, se disait-il : Mort, tout cela est mort ! Jamais la peinture ne lui avait paru aussi morte et enterrée que là. Il avait entendu parler de chefs-d’œuvre. Etait-ce ce qu’il voyait? Il était en face du vide. Tous ces gestes, ces scènes, ces histoires, ces millions de choses répétées (en songeant à tous ces musées à travers la planète, toutes ces galeries de peintures, ces antiquaires, ces brocantes, ces églises, ces châteaux au fin-fond de la province) ; cette hystérie des formes qui se voulaient la traduction de quelque chose de noble, de grand, d’élevé, lui donnait envie de vomir… A peine jetait-il un regard sur une œuvre plus connue, en pensant : Ah, c’est elle ? Elle est ici, celle-là ? d’un air d’en douter, comme on hésite à reconnaître une personne célèbre, dans une silhouette qu’on vient de croiser sur son chemin. N’était-ce pas Catherine Deneuve, cette passante qu’un gamin a failli heurter avec son vélo ? N’osant pas trop se retourner sur elle, peut-être parce qu’on se sent un peu gêné de découvrir qu’elle n’est pas plus belle ni plus élégante qu’une passante ordinaire ; qu’elle ressemble à s’y méprendre à la pharmacienne de la Rue du Cherche-Midi, qu’elle trottine comme elle, la tête entortillée dans un foulard vert-olive, toutes choses dont la comédienne (si c’est elle) se fiche bien, tandis qu’elle se rend par la rue de Lille, douloureuse et pressée, au chevet de son ami Serge Moati dont l’état, depuis le petit matin, ne laisse plus guère d’espoir. Il était surpris par le nombre de gens qui visitaient le musée. Il se disait que la plupart s’y trouvaient, parce qu’il fallait bien sacrifier à ce genre d’activité culturelle si l’on voulait dire à son retour qu’on avait vu Paris ; ou encore, parce que le Louvre faisait partie du forfait que leur avait vendu l’agence qui avait arrangé leur voyage ; ou qu’on ne savait quoi faire avec les enfants un jeudi après-midi ; ou qu’on avait une heure à tuer avant un rendez-vous dans le quartier… Cela n’avait aucune importance. Il trouvait que cet empressement autour de tableaux avait quelque chose d’émouvant. Il n’aurait su dire pourquoi. Il le ressentait ainsi. Quant à lui : il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait. Le savait-il d’ailleurs ? Il n’en éprouvait aucun regret. Il se souvenait seulement (c’est peut-être pour cette raison qu’il était entré dans ce musée) que dans ses cours Wlado faisait souvent allusion à la peinture, pour leur conseiller de puiser en elle des « énergies constructives ». Qu’est-ce qu’il entendait par là ? Est-ce ce que recherchaient ces gens qui stationnaient devant les peintures ? Il constatait -mais c’était sans doute là encore un effet de ce qu’il avait absorbé avant d’entrer -, que le public se déplaçait autour de lui comme une suite d’images fractionnées, une succession synchrone de clichés qui venaient décomposer les mouvements. Il avait sous les yeux la silhouette d’une personne précise, qu’elle passait en même temps dans son dos à gauche, devant lui à droite, entre lui et l’image du tableau qu’il regardait à gauche, pour revenir du côté droit à son point de départ, comme si elle n’avait pas quitté le champ de sa rétine. Et il aurait pu le croire, en effet, si une longue traînée lumineuse formée d’autant de fractions d’images imbriquées qu’il y avait de plans dans le déplacement de cette ombre inconnue, n’était venue lui signaler son mouvement rotatoire comme l’auraient fait des traces de pas sur la neige. Il se mit à suivre un groupe de visiteurs, qui le mena dans une grande salle rouge, imposante, éclairée d’en haut par une clarté diffuse, épaisse, presque fluide, qui la rendait plus irréelle encore. Tout lui parut en ce lieu beaucoup plus calme. Les visions synchroniques avaient disparu et il put flâner tranquillement. Du moins le pensa-t-il un moment, lorsqu’il remarqua qu’elle était occupée dans toute sa profondeur par une toile immense, sombre, remplie de lumière et de vie, chatoyante comme un aquarium, un aquarium aux dimensions imposantes, dont on aurait pu penser qu’on n’avait construit une salle aussi vaste que pour lui donner un cadre plus digne de lui. Dans son eau trouble, que la lumière du plafond avait du mal à pénétrer, des centaines de figures bougeaient, s’affairaient, gesticulaient en peinture, s’interpellaient avec des gestes amples, des écartements de bras et de jambes, des mains qui brassaient en vain l’élément liquide dans lequel elles baignaient, en un grand mouvement de panique. En regardant mieux, il s’aperçut que tous ces corps, ces visages, ces yeux, ces mains, s’organisaient autour d’actions plutôt triviales qui requéraient son attention. Il y en avait qui hachaient de la viande, pour en charger des plats portés par les bras vigoureux de colosses ; d’autres qui servaient à boire en inclinant des jarres mirifiques ou distribuaient des pains dans des corbeilles ; récuraient des bassines sous l’œil mélancolique des chiens, toujours en quête d’un morceau. Il y en avait qui faisaient de la musique ; d’autres qui parlaient, mangeaient, buvaient, parlaient en buvant ou en mangeant, s’extasiaient d’une telle abondance de mets, rêvaient ou observaient en silence la scène, se penchaient pour faire part de quelque chose à leur voisin de table, à tomber hors du cadre s’il n’avait été là pour les contenir de son balustre doré, comme s’ils avaient oublié qu’ils étaient des choses peintes, des convives irrémédiablement voués à l’immobilité. Tout cela se bousculait devant ses yeux, lui donnait une impression déroutante de confusion, de désordre, qui se traduisait par des contractions violentes dans sa poitrine. Il avait beau se dire que c’était-là de nouveau les effets de ce maudit champignon mexicain, que cela allait passer comme le sol en caramel qui filait sous ses pas, les transportations involontaires de personne, les silhouettes qui se délayaient tout à l’heure en code-barres ; il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il allait s’effondrer au milieu de cette foule, terrassé par une attaque cardiaque. Il se jeta sur une banquette qui lui offrait opportunément une place libre. Il n’y était pas depuis une poignée de minutes (il avait perdu la notion de temps), rencogné entre un accoudoir et la haie mouvante des dos des visiteurs du musée, qu’il entendit un petit bruit indiscret, léger mais néanmoins modulé, insistant, d’une régularité qui le lui rendait presque agaçant à l’ouïe, néanmoins simple et naturel comme pourrait l’être un signe de vie, sa propre respiration, les battements de son cœur dans sa poitrine, qu’il comprit être un ronflement. Il l’attribua d’abord à son voisin de siège, que la fatigue d’une longue journée de visites aurait fait sombrer dans un sommeil réparateur. Un rapide coup d’œil lui montra qu’il n’en était rien. A sa droite, une petite dame en bonnet de ski était occupée à griffonner des cartes postales. Il se mit à chercher d’où cela pouvait venir ; d’autant plus que personne –lui mis à part –ne semblait avoir remarqué ce bruit importun. Il n’eut pas à chercher longtemps, ni très loin : le tableau en face de lui était l’auteur du ronflement. Sans que nul d’ailleurs ne s’en inquiétât. Profond et grave, un souffle régulier animait la toile, la distendait avec son cadre comme une armoire normande pour revenir, l’instant d’après, à sa forme initiale. Avec la régularité d’une pendule hydraulique marquant le temps sur la tapisserie purpurine de la salle, elle se gonflait comme une membrane élastique avant d’expulser l’air d’une façon continue, avec un doux ronronnement qui laissait aisément comprendre qu’il l’eût pris d’abord pour un signe de sommeil paisible. Sur le mode le plus naturel, la toile suivait ce rythme régulier, aspirant et expirant, convexe et concave, aigu puis grave, flûte et orgue… Intrigué, il s’en approcha pour observer de plus près ce phénomène unique, et sans aucun doute un peu surnaturel, d’un tableau qui respire. A deux mètre environ de la toile, il sentit un souffle frisquet, pas désagréable du tout par la température étouffante qui régnait dans cette salle du Louvre, lui caresser le visage, comme l’aurait fait une brise légère qui serait descendue des montagnes pour apporter un peu de fraîcheur à une nature qu’il voyait, sevrée de soleil et de chaleur, par une fin de bel après-midi d’été dans un pays du sud. L’Italie ? L’Espagne ? L’Afrique peut-être ? Car il devait, ce souffle léger, venir des hauteurs que montrait, dans un fond lointain et vaporeux, un paysage pittoresque servant de cadre à une scène assez singulière : le combat d’un aigle avec un cygne. Sujet probablement tiré de la mythologie grecque ou d’une légende quelconque, peu propice d’ailleurs à une représentation picturale -et l’artiste avait dû le ressentir ainsi, si l’on en croit la façon maladroite dont il avait traité le corps-à-corps des deux oiseaux, fondus en une seule masse : le plumage sombre du rapace et le col blanc, flexueux, du palmipède se portant en avant pour protéger sa couvée. En même temps qu’il regardait la scène, il suivait avec un petit mouvement de tête le léger courant d’air qui déplaçait autour de lui des parcelles infimes de la matière liquide qu’il respirait ; quand soudain, sans comprendre comment, comme s’il était installé sur le trampoline à bascule ou s’il avait enfourché le piston à ressorts de la Foire de Chatou… Hop ! il fit un bond dans la toile pour en revenir immédiatement de la même façon. L’expérience lui sembla tellement excitante, lorsqu’il eût recouvré ses esprits, qu’il voulut aussitôt la recommencer. De nouveau, hop ! il sauta dans le tableau pour en ressortir la seconde d’après, et ainsi de suite… Et à chaque saut, il voyait quelque chose de nouveau : un vieux rouvre qui semblait vouloir lui raconter une histoire et qui portait, sur l’écorce de son tronc tordu, l’empreinte d’un visage, la forme d’un corps qu’il aurait connus ; le cirque lointain des glaciers, sur lesquels il mettait des noms : Monte Negro, Cime du Gélas, le Grand Capelet, Pointe de l’Argentière… tous au-dessus de 3.000 mètres, gneiss vert, glaces, neiges éternelles et granits gris ; dans ce silence grandiose, la puissance victorieuse de l’aigle, maître et bientôt dévastateur du nid sur lequel il avait fondu, le sacrifice inutile du cygne se jetant entre les deux, dans un élan de dévouement maternel… autant de détails qui augmentaient son excitation. Il s’attacha au prochain saut, à découvrir une vieille maison en ruine, qui penchait tellement sur ses bases qu’on avait l’impression qu’elle cherchait à s’enfuir vers le bois tout proche ; au saut suivant, il s’aventura dans ce bois, en empruntant un sentier de chevreuil qui se frayait un passage entre les branches basses. De découverte en découverte, il faillit plus d’une fois oublier de revenir, notamment lorsqu’il s’attarda pour admirer, lors d’un remarquable bond doublé d’un vol plané, la campagne qui entourait la scène, toute plantée de vignes et d’oliviers avec par-ci par-là quelques cyprès noirs. Et toujours avec une facilité déconcertante, il allait et venait, tel un oiseau d’une branche à l’autre, au gré de son doux zéphyr. Et il se serait amusé longtemps à ce petit jeu, si le va-et-vient ne s’était soudain arrêté. Pour quelle raison ? Je l’ignore. Mais le mouvement inverse ne se produisit pas : il y eut bien une inspiration et le souffle léger passa de nouveau sur le visage de David Olive, mais pas d’expiration et donc pas de bond de retour. Il resta coincé dans un tableau du XVIe siècle. °°°° Le cortège de Ludovic le More allait depuis un certain temps par un sentier escarpé qui, suivant son caprice, s’enfonçait dans l’épaisseur de la forêt ou pointait son oreille jaune au débouché d’une clairière ; tout en prenant bien soin de rester toujours sous le couvert du feuillage car le soleil brillait fort, bien qu’on fût en octobre, passé le midi d’une belle journée. Il avait atteint un vallon encaissé, le long duquel courait un ruisseau. Les cavaliers le traversèrent sur leurs montures en remontant son cours. Les mules et les haquenées, chargées de sacoches et de coffres, pataugèrent un moment sur ses rives mouillées, conduites par des valets qui leur faisaient éviter des grosses pierres plates où s’accrochaient des mousses et des bouquets de pariétaires. Le cortège reprit sa marche pour gravir un raidillon qui disparut sous la végétation, plus confuse et plus dense à partir de là, avant d’arriver au sommet d’une petite butte et la redescendre, par le même sentier étroit qui s’était pris de nonchalance sur la pente plus douce du versant opposé. Là, il découvrit un second vallon, moins sauvage, au fond duquel une poignée de gros chênes, répandant leur ombre sur un pré avenant, offrait un spectacle que chacun, du tréfonds de ses membres, n’espérait. On décida d’y faire halte. C’est à ce moment que Pedro Jil, plus familièrement surnommé Perejil (« brin de persil » en Castillan) car, comme cette herbe potagère, il était modeste mais se glissait partout, humble mais entreprenant sujet de son Excellence le comte de Villahermosa, l’envoyé du roi d’Espagne à la cour de Milan, quittait la noble société pour satisfaire un désir de la petite princesse Béatrix. Son maître l’avait cédé à son service, un soir qu’elle s’était beaucoup amusée de ses grimaces, tours et autres facéties. Ce qui n’était pas une moindre affaire car, dernière d’une bonne dizaine d’enfants (dont elle avait clôt la nichée en coûtant la vie à sa pauvre mère), elle avait été extrêmement gâtée par sa nourrice et par ce qui était resté de ses nombreux frères et sœurs. A son réveil, l’enfant qui avait dormi la plus grande partie du voyage, avait réclamé des fleurs, beaucoup de fleurs, afin qu’on tresse des couronnes pour l’en coiffer ainsi que ses suivantes. Où en trouver dans ces solitudes ? Le pré, sur lequel on s’était arrêté, n’en offrait guère et en nombre de surcroît. Son père, le duc, était très embêté. Elle aurait pu demander autre chose : que ses singes par exemple se livrassent à toutes sortes de diableries pour l’amuser ; ou qu’on commande à la troupe de musiciens qui les accompagnait de sonner flûte, tambourin, psaltérion et mandole, pour improviser un branle, une saltarelle, une pavane… enfin, ce qu’elle voudrait ! Ou qu’on ouvre le coffre aux poupées qui chantent. Non ! La noble demoiselle voulait des fleurs. Rien d’autre. Et elle menaçait par ses larmes de tourner en cauchemar une partie de campagne. Perejil, qui avait bon cœur (même un peu trop !) mais surtout un optimisme à toute épreuve, se vanta haut et fort qu’il lui serait facile de courir en chercher. C’était-là ce que chacun attendait. On le remit aussitôt en selle et notre jeune Sévillan s’éloignait au galop par le même sentier qui recommençait à grimper sur la colline d’en face. Derrière elle, se disait-il tout en chevauchant, il allait certainement trouver assez de fleurs pour en ramener un gros bouquet -plusieurs même, à sa petite maîtresse. Qu’est-ce qui l’autorisait à penser cela ? Nous n’en savons rien. Son bon cœur, sans doute, et cet optimisme à toute épreuve qui ne le quittait jamais. Passé le sommet, les arbres s’étaient de nouveau rapprochés. Entremêlant leurs branches, ils formaient au-dessus de sa tête un vitrail aux couleurs changeantes, passant du vert acide au jaune, du roux au brun sombre, du bleu au violet, sous les reflets du soleil qui brillait à travers les feuilles. Il allait depuis près d’une demi-heure et (il ne voulait pas se le dire) il commençait à regretter sa témérité. Pas une fleur autour de lui, pas un endroit à sa vue qui fût susceptible d’en offrir, ne serait-ce qu’un maigre bouquet. Tout n’était qu’arbres, fougères, lichens et rochers. Encore, s’il avait rencontré quelqu’un ! Mais, il n’avait croisé âme qui vive sur son chemin. Dans le silence mystérieux et profond, il n’entendait que le murmure du vent dans les branches et l’appel monotone d’un pinson à gorge blanche. Une tristesse à faire pleurer les pierres lui serra le cœur. Tristesse qu’il n’avait jamais connue jusqu’alors, et qu’il s’efforçait de combattre en pensant à ses fleurs. Comme il était agile, il grimpa sur un arbre pour essayer de s’orienter à travers ce désert. En effet, il aperçut au loin une trouée dans l’épaisseur des bois, parsemée de taches claires qui pouvaient être des maisons. Cette découverte lui redonna du courage. Comme il était loin à la tête du cortège et qu’il avait l’œil vif et le tempérament fougueux, il serait le premier à rapporter à ses compagnons de route, bientôt plongés dans les bras de la nuit qui tombe vite en cette saison sous ces denses futaies, la bonne nouvelle qu’on n’était pas loin d’une ferme ou d’un village, en même temps qu’un bouquet à la princesse Béatrix. S’il y avait là-bas des gens qui vivaient, ils sauraient bien lui dire où trouver des fleurs ? Quelques sols ne seront pas inutiles. Que diable ! ces gens sont certainement pauvres, se disait-il : mais ils ont des jardins ! Certes, il l’avait vu la clairière ; ou plutôt il l’avait devinée au loin à un reflet de lumière, une ombre plus claire dans le feuillage changeant. Mais aussitôt qu’il s’était remis en route, elle avait disparu. Il avait beau se dire qu’elle arriverait bientôt. Rien ! Était-ce à cause du fait que son sentier, sans qu’il s’en rendît compte, suivait un cours sinueux ? Ou bien parce que terrain était devenu plus difficile et donc plus long à parcourir ? Sa bête soufflait bruyamment et lui montrait à chaque pas qu’elle n’en pouvait plus. Lui-même était harassé de fatigue. Si bien qu’au bout d’un moment, il commença à s’interroger si cette brève apparition d’une clairière n’était pas un tour du Malin, pour mieux lui faire sentir sa tête lourde et ses reins endoloris. Et voilà qu’elle lui apparut soudain de nouveau. Elle lui cligna un instant de l’œil à travers les feuilles et disparut aussitôt. Mais cela lui redonna du courage. Il savait à présent qu’elle était bien là et qu’il finirait par l’atteindre. Et, en dépit de la sueur qui lui coulait dans la nuque et des grosses mouches bleues qui tombaient des arbres pour lui saigner les bras et le cou, il sourit à cette perspective et arqua tous ses efforts pour y parvenir. Là, se disait-il, il reprendrait son souffle sur un tas de troncs blancs que les bûcherons alignent en bordure des bois, ou bien il se coucherait dans une meule de foin, en veillant à ne pas s’endormir. L’appel monotone du pinson, comme un crissement métallique, bref et saccadé, l’invitait à continuer. Comme il la trouvait belle sa clairière, quand il y arrivait enfin, à bout de forces mais fier d’avoir surmonté le découragement et la fatigue. Elle s’étendait là sous ses yeux, éblouissante de lumière, brisant sa pente douce et verdoyante pour livrer passage au lacet poussiéreux du chemin. Elle semblait dormir -qu’elle l’attendît en dormant comme la belle dans le conte, d’un sommeil de cent ans au moins, qu’il allait interrompre. Avec elle, ils vivraient ici jusqu’à la fin des temps, entre les cimes dentelées des sapins qui escaladaient les montagnes, leurs escarpements sauvages qu’on apercevait au loin, remplis de la fureur des torrents, l’ombre paisible des noyers et des hêtres, le tapis profond des prairies et des champs. Il aurait bâti leur maison au milieu de toute cette beauté. Cette pensée le remplissait de bonheur. Il les imaginait régnant sur ce royaume de quelques arpents. Ils commanderaient aux escargots, aux merles et aux hannetons. Il rêvait hélas ! Et il put vite s’en rendre compte, en approchant de ce qu’il prenait avec la distance pour un séjour enchanteur. Il donnait bien en effet sur des collines verdoyantes et des forêts sombres résonnant du fracas des eaux sauvages ; l’azur impeccable découpait bien au loin le cirque majestueux des montagnes, coiffées d’une couronne étincelante de glaciers ; sans mal, on aurait cru d’ici qu’on dominait le monde, comme la buse ou l’épervier qui planaient là-haut dans le bleu infini. Mais il n’y voyait hélas aucune fleur, pas la moindre trace d’une campanule, un calice, une corolle, qu’il eût pu cueillir pour un bouquet ; et cette absence donnait à ce pré une tristesse poignante, comme lorsqu’une campagne riante en été est soudain obscurcie par le passage d’un nuage… Et il voyait aussi deux ou trois chaumières, frileusement blotties dans le creux d’un vallon, qu’il prit pour des étables, comme on les trouve parfois en ces contrées reculées, quelques abris de fortune où se serrent, la nuit, hommes, bêtes et fourrages ; ce que lui confirmait l’écho mélancolique d’un troupeau. Il poussa sa monture dans leur direction. A mesure qu’il approchait de ce pauvre et triste lieu, une apparence de vie s’en détachait. Deux femmes, vêtues de laine brune, assises à l’ombre d’un arbre (ce qui expliquait qu’il ne les ait pas vues d’abord), semblaient occupées à des taches domestiques. Des bergères, peut-être quelques bohémiennes, pensait-il, en voyant leur teint bistre et la toison de leurs grasses chevelures, largement étalées sur leurs épaules. Il était fréquent que des bohémiennes se louent dans la saison pour ces activités pastorales. Leurs corps lourds et sans grâce, leurs hanches épaisses, leurs bras vigoureux hâlés par les travaux des champs, leurs pieds nus parlaient pour la misère de leur condition. Auprès d’elles se tenait un petit être nu, sale comme elles, qui se débattait avec des cris joueurs contre leurs efforts pour épouiller ses cheveux. Une de ces scènes banales de la vie quotidienne, comme on peut les croiser partout dans les cours des palais et sur le pas de porte des maisons, paisibles et familières, n’offrant rien de remarquable pour mériter l’attention d’un passant, sinon qu’elles sont plus grossières chez une population encore mal christianisée. « Elles doivent savoir en ces montagnes, qu’elles parcourent tous les jours avec leur troupeau, un champ, un coin de terre, un jardin où le lys sauvage pousse entre les touffes de thym et la ciste », se disait-il, en se dirigeant vers elles pour leur poser la question, ou plutôt pour essayer de la leur faire comprendre, car il jugeait combien elle était absurde à des êtres aussi simples… Cependant, Perejil voyait en se rapprochant qu’il n’en était rien. Si ces deux femmes étaient des pauvres bohémiennes, elles n’avaient pas moins l’air noble et l’allure altière de leur race. Surtout la plus âgée qui, droite et fière telle une statue de marbre, une main posée sur sa hanche comme la duchesse Leonora quand elle recevait l’hommage de ses sujets, offrait sa robuste prestance à l’autre, plus jeune et aussi plus joueuse, assise sur ses genoux, qui se penchait en avant, dans un mouvement de tendresse maternelle, pour saisir un enfant. Est-ce le geste de celui-ci, qui échappait à son étreinte pour serrer contre lui un agneau ? La crainte exprimée par le petit animal, surpris par son geste brusque ? La beauté du bambin, aussi blond et bouclé que son compagnon de jeu, qui offrait un contraste troublant, presque merveilleux, avec la pauvreté de ces deux femmes ? (Il est fréquent dans les campagnes que des modestes paysans aient des enfants plus beaux que des enfants de roi). Le paysage grandiose et minéral qui, dans le lointain, semblait écarter les bras pour protéger cette humble scène ? Le sourire étrange, et qu’il ne pouvait définir, sourire clos, sourire de l’âme, qui ceignait le contour délicat des lèvres de ces deux femmes ? Perejil tomba à genoux et ferma les yeux, saisi à la fois de respect et d’admiration, comme quand, dans la Semaine Sainte, bercée sur les épaules violettes des pénitents, passe la Sainte Patronne de sa ville. C’est alors que, dérangées sans doute par la présence importune d’un inconnu, bien qu’à aucun moment elles n’aient tourné vers lui leurs regards bienveillants, les deux femmes se levèrent pour partir avec l’enfant et son agneau, lequel gambadait déjà loin d’eux ; et, dans le geste qu’elles firent en ouvrant leur manteau, une pluie de fleurs tomba sur le pré. Jamais Perejil n’en avait vu en tel nombre. Il y en avait de toutes les sortes et de toutes les couleurs : des nuées de roses, bien sûr, des blanches, rondes et plates comme des hosties odorantes, mais aussi en guirlandes rouges sombres montrant dans leur éclosion pontificale les pointes d’or de leurs pistils, des mauves, gracieuses et pâles, et d’autres, aux cœurs veloutées et tendres, qui lui faisaient penser à une infante sombrant dans les paniers de sa robe, telle une branchée de framboises dans la douceur vanillée d’une crème battue. Il y avait des lys triomphants, répandant des effluves de parfum enivrant et suave, pareils à une troupe dissipée d’anges qui souffleraient dans leurs trompettes, dans la tiédeur et l’émerveillement d’un magnifique soir de Mai ; des œillets champêtres, aux senteurs épicées de muscade ; des petites roses aux couleurs de chairs tendres qu’on appelle en Provence caprices de dames ; des violettes en leur élégance discrète ; des pensées, masquées de dominos de velours ; des gueules de loup piquetées de rousseurs et des iris voilés de soie tigrée ; des narcisses ouvrant des yeux ahuris ; des jacinthes belliqueux dressant leurs hampes opalines ; des tulipes sauvages, aux teintes flammées et aux contorsions baroques ; des clématites grimpant en grappes et des crocus dardant leurs fers de lance ; des jasmins en berceaux capiteux et des tubéreuses aux touffeurs entêtantes ; des genêts s’élançant en boutons jaune et blanc ; des pois de senteurs, légers et transparents comme ces voiles parfumés qu’on ramenait d’Orient ; des amaryllis ; des anémones des bois et leurs bourgeoises parentes des jardins ; des campanules aux clochettes violettes ; des angéliques en longues tiges enroulées ; des digitales pourprées (plus connues sous le nom de gants de la Vierge) ; des réséda, écœurants de fadeur et des véroniques avec leurs cornes courbes ; des orchidées sauvages encapuchonnés comme des carmélites ; des aubépines effeuillant leur neige d’argent ; la fleur timide du fraisier qui blêmit sous son abri de feuilles. Car il y avait des espèces plus familières comme des pâquerettes, des marguerites, des coquelicots sanglants et des bleuets martiaux, des myosotis et du muguet, des primevères ; mais aussi très modestes, comme le liseron, la lavande et même des fleurs d’orties blanches et des capitules mauves du chardon, et des fleurs du seigle, du blé, du basilic (qu’on appelle aussi l’oranger du savetier) ; et ces clochettes bleu pâle dont il ne connaissait pas le nom, mais qu’on aurait dit soufflées dans le verre de Venise… Pourtant, elles ne s’épanouissaient pas toutes dans la même saison : il y en avait de mai et d’août, d’octobre et de juillet, même de Noël ou de la semaine de Pâques. Mais, elles étaient toutes rassemblées dans ce pré, pour en faire un tapis parfumé et multicolore sur lequel Perejil émerveillé n’osait pas porter la main. Car, elles lui semblaient aussi vivantes que si ce fût des milliers de petits êtres dont l’haleine chaude serait venue peupler ce lieu désert. C’est alors que l’air s’anima soudain et qu’un souffle léger descendit des montagnes pour agiter doucement la nature et toutes se mirent à sonner comme un immense carillon. Et, de même qu’on pouvait voir sur leurs tiges des calices et des corolles, des ombrelles et des bulbes, des pétales séparés et en grappes, en forme de mitres ou de dés à coudre, en toits de pagode, en lanternes ou en chapeaux chinois ; de même on entendait sonner en accord des cloches de village et tinter des grelots, clamer sourdement des campanes et retentir funèbre le bourdon, trembloter des clarines et s’égrener des sonnailles. Il y avait des appels graves de tocsin au milieu d’accords légers pour annoncer le bénédicité ; des volées de cloches déchaînées et d’autres qui battaient la mesure ; des timbres fêlés à côté d’un airain très pur ; des tintements joyeux mêlés à des notes claires, comme des brindisi qu’on aurait portés avec des flûtes de cristal ; des effleurements de doigts sur les lamelles d’un rideau de jade et des frémissements du vent entre les feuilles d’argent du prunier. Et autant de sons différents, au lieu de donner un vacarme épouvantable, formaient au contraire un accord parfait . Ce n’était qu’un seul chant d’allégresse qui s’élevait dans cet étroit vallon, montait haut, haut, toujours plus haut, à l’assaut des collines, des flancs escarpés des montagnes, laissait derrière lui des chaînes puissantes que l’homme n’avait pas encore franchies, des plaines fertiles peuplées de cités prospères, et les étendues mystérieuses des mers qui déversent leurs eaux aux confins du monde ; dépassait le vol planant de l’aigle, la couronne vespérale des glaciers et l’aérien trésor de rêves des nuages, pour remplir la coupe céleste de sa divine harmonie. Pedro Jil se réveilla comme le cortège ducal débouchait dans la clairière. Les palefrois, les mules et les haquenées, piétinaient son tapis verdoyant en agitant les pompons de laine et les glands colorés de leurs harnais. Plus exactement, il rouvrit les yeux pour voir deux jeunes seigneurs qui s’emparaient de ses jambes pour le traîner jusqu’au devant de la noble assemblée. Ce qui provoqua un grand éclat de rire. Il avait l’air plus idiot que jamais, tandis qu’il frottait son dos endolori en secouant ses boucles brunes qui s’étaient dans sa chute débarrassées de leur béret. S’il n’avait jamais souhaité d’être remarqué par ce beau monde, son vœu en ce moment venait d’être exaucé. En effet, tous le regardaient, curieux d’entendre comment il allait expliquer qu’on l’ait surpris en train de dormir au milieu d’un pré, au lieu de cueillir, comme il l’avait promis, des fleurs pour la petite princesse Béatrix. - « Alors, drôle ! » lui cria un jeune chevalier de la suite du duc : « Voilà donc comment tu sers ta maîtresse ? » Pedro Jil était tellement envahi par le spectacle qu’il venait de quitter, qu’il ne trouvait pas de mot pour justifier son embarras. Pour toute réponse, il branlait sa tête et regardait ahuri l’herbe tout autour de lui. - « Allons, réponds ! » gronda un autre seigneur : « Si tu ne veux pas que je vienne frotter ta bosse avec mon bâton ! » - « Oui, parle, bouffon ! » déclara à son tour un jeune garçon blond, qui était debout auprès de son père. - « Parle donc, Perejil ! » dit le vieux duc de Mantoue. Alors Pedro Jil se mit à parler et il leur raconta, en n’omettant aucun détail, sa rencontre merveilleuse et le pré aux mille fleurs qui tintaient en concert jusqu’au ciel. Et, quand il eut fini, tous les yeux le fixaient gravement et l’on entendait seulement le vent souffler dans les bannières. - « Tu mens, comme un coquin que tu es ! » s’écria alors Cecilia Pia, la première demoiselle d’honneur de la duchesse Eleonora : « Il n’y a pas plus de fleurs dans ce pré, que sur le rocher d’Orgasolo ! Et, à part ta grotesque figure et tes jambes torves de nain galeux, nous n’avons croisé âme qui vive en ces parages ! » Cette réponse fut trouvée divertissante et elle provoqua un nouvel éclat de rire. L’aventure rappela à un gentilhomme, une histoire qu’il tenait d’un moine dominicain, lequel était, à l’en croire, un saint homme qui n’avait pour défauts que d’aimer trop le vin et les bonnes histoires. Il conta qu’un curé exemplaire vivait au milieu de son petit peuple, attentif à dispenser avec indulgence les saints sacrements, à bénir le seuil des maisons, les récoltes dans les granges, les agneaux dans les bergeries, les veaux dans les étables et les nouveaux nés dans leurs berceaux. Toujours prêt à prêcher la bonne parole et à tonner contre le Diable, aussitôt que l’occasion s’en offrait. Ce qui devenait de plus en plus rare, car le brave homme était écouté et admiré en toutes choses, comme un modèle de vertu. Mais voilà qu’un jour, une jeune montagnarde venue remplir son seau à la fontaine du village, réveilla sa concupiscence. Notre curé se mit à sonner la cloche de son église tout en s’époumonant pour effrayer ses fidèles : - « Vous êtes menacés des pires malheurs ! Un oiseau griffon va fondre sur vous pour la punition de vos péchés ! » La foule alarmée aussitôt autour de lui se rassemble : - « Que devons-nous faire, de grâce mon père ? - « Dès qu’il apparaîtra, je cesserai de sonner la cloche. Vous couvrirez alors vos têtes de vos sarreaux et vos jupes et resterez silencieux et immobiles jusqu’à ce que vous entendiez de nouveau la cloche sonner. Et surtout, ne vous avisez pas de jeter un regard sur lui, même si vous vous sentez fort malmenés : le monstre exterminateur ne connait pas la pitié ! On fit comme il l’avait dit. Personne ne broncha et n’ouvrit les yeux jusqu’au deuxième appel de cloche. On fut quitte pour la peur et bien heureux d’en être sorti sans mal. Il n’y eut qu’une demoiselle qui avoua en rougissant que le griffon était un rusé animal, qui prenait à revers les places qu’il trouvait bien défendues. Si certains s’en offusquèrent, l’histoire fit beaucoup rire la plupart des dames et surtout celles qui ne s’étaient pas manifestées jusqu’ici. On la traduisit pour un marchand juif de Nuremberg, qui voyageait avec la noble compagnie. C’était la première fois qu’il venait en Italie. Il la trouva fort à son goût. Entre-temps, on avait oublié le conte de Pedro Jil et l’absence de fleurs. D’ailleurs cela n’avait plus d’importance, la princesse Beatrix s’était rendormie. Quant à la fin de notre conte. Plus David Olive regardait le tableau et plus il se disait que tout cela était complètement absurde : qu’un tableau du Louvre ne pouvait se mettre à respirer, un visiteur à y entrer et sortir tel un oiseau qui sauterait de branche en branche ; que deux bohémiennes ne pouvaient être deux dames nobles, et de surcroît se tenir sur les genoux l’une de l’autre pour former un corps à deux têtes ; l’attaque d’un cygne par un aigle ne pouvait devenir une famille jouant avec un enfant, et un pré se couvrir de fleurs et sonner comme un carillon dans l’immensité du ciel… que tout cela était impossible, irréel, illusion, mensonge ! Qu’essayer de le décrire eût été aussi absurde que ridicule. Et pourtant il l’avait vu par les yeux de l’esprit. Il pensa encore à une foule d’idées, je ne sais trop bien lesquelles… Jusqu’au moment où il sentit une force inconnue, une certitude apaisante descendre en lui : puisqu’il avait vu tout cela, que des choses irréelles lui étaient apparues, que des êtres sans vie s’étaient mis à bouger, à vivre pour lui, qu’ils lui avaient parlé de bonheur et d’épreuves (il eut une pensée pour le destin du nain Pedro Jil), de beauté et de souffrance, il ne pouvait s’être trompé sur son compte : il n’était pas fait pour travailler à la Poste ! Pas plus qu’il n’était fait pour nettoyer l’arène, afin que les jeux continuent. Le lendemain, il appelait Wlado.
Un conte de Noël
J’ai remarqué qu’il y a de plus en plus de clochards dans Paris. J’ai même compté environ une personne sur trois. Si j’en juge sur la mine, bien sûr ! Je ne crois pas que toutes soient sans toit ou réduites à la mendicité, mais l’aspect y est. Je me dis que l’hiver, le sale temps, y sont pour quelque chose : les couleurs sans timbre, les gris fumée, les noirs chinés, les marrons-crotte, les tapenades qui font plutôt « tapés dans la panade » que « flambeurs flamboyants ». Leurs vêtements sont moches, usés, démodés de coupe – il y a des coupes démodées qui peuvent être belles ! Tandis que là, elles accentuent la tendance naturelle des corps à se régler sur la forme que Perrier a donnée à ses bouteilles : vestes trop courtes, épaules étroites, bustes cintrés au-dessus du ventre… On a l’impression que des générations de mauvais goût se sont donné rendez-vous pour arriver à ce résultat. Et je parle du sixième arrondissement, limite septième… Qu’est-ce que ça doit donner à la Fourche, ou du côté de la Porte de Saint-Ouen ? Non ! Je suis injuste ! J’ai remarqué que les Blacks sont souvent très bien mis. Même très élégants, et avec naturel. Pour les Beurettes, lorsqu’elles sont jeunes et jolies : des poupées ! Maquillées, coiffées, laquées… un peu trop même, je trouve – ça fait un peu beurré parfois -, mais cela vaut mieux que les gens de mon quartier, entre l’Hôtel Lutetia et le Bon Marché, qui ont sur eux des choses qu’on a envie de se dépêcher d’oublier. Comme des anoraks (qu’ils appellent affectueusement des doudounes) vert-broccoli ou pisse-vinasse, qu’on croirait piqués dans les fagots de linge qu’on avait récupérés, à un moment, pour aider les Roumains en détresse. Ils n’en ont pas voulu. Et pour cause ! Fanés, blanchis par les lavages, avachis… des pantalons sans forme, trop courts, trop larges ou trop étroits, comme s’ils n’étaient pas à eux. Des pull-overs qu’on dirait tricotés dans des vieux stocks de laine, restés en rade depuis la guerre. Des manteaux étriqués, qu’ils serrent frileusement autour de leurs cols de chemises élimés, d’une main sans gant ou pire, sous des vieux gants sales. Diable, c’est qu’il fait froid ! Je l’ai déjà dit. Et je ne parle pas de leurs pieds ! Des grolles cuites et recuites d’avoir été portées et qui exhalent, d’en bas, des effluves suspectes de Munster bien fait et de caoutchouc brûlé. Ce sont les toutous de luxe qui devraient se plaindre. Mais rien ! Ils continuent leur petite existence tranquille, comme si de rien n’était : un pipi par-ci, un caca par-là, que leurs clochards de maîtres ramassent avec une dignité qui sent la crise. (On ne rigole pas avec l’ordre en temps de crise). Entre parenthèses : Si crise il y a - au vu de ce qu’ils déposent dans les rues - elle ne touche pas encore les chiens.
Les jeunes gens ne sont pas mieux lotis : des mines égarées ; une certaine façon de marcher en titubant, comme s’ils allaient se jeter sur le premier banc public (il y en a carrément le cul par terre qui se reposent, effondrés à même le macadam ou sur le bord d’un trottoir, fatigués d’avoir déjà tiré vingt ans de cette minable existence). J’ajoute, à leur crédit, que certains se soucient en général encore un peu de sauver les apparences. Oh ! Pas beaucoup. Un reste d’amour-propre les retient de grappiller leur pitance, de droite et de gauche, comme leurs parents lorsqu’ils font leurs courses. J’ai observé leur petit manège chez Ahmed, l’épicier de la rue Jean-Ferrandi. Une mandarine ici, pour s’assurer qu’elles sont douces avant d’en prendre une demie-livre ; quelques amandes par là, négligemment, en passant. On goûte aux fromages, avant de faire son choix. Un petit morceau de celui-ci ! Une tranchette de celui-là!… Lorsqu’ils sont devant la caisse, il n’y a plus que la moitié des achats dans le panier. L’autre est dans le circuit digestif. Tout cela ne se fait pas toujours dans la légalité. A l’épicerie du Bon Marché, j’en ai vu qui dévorent sur place, entre deux rayons, le contenu des emballages. Je pense que c’est la raison qui a incité la direction du magasin à les renforcer. Il faut s’armer de ciseaux pour ouvrir une barquette de fromages ou déballer une tranche de pâté. Et encore, est-il nécessaire de s’y prendre à plusieurs fois. Je suggère l’emploi du tourne visse et de la clef anglaise ! Enfin, je ne m’appesantirai pas davantage sur ces détails, propres peut-être à mon quartier ou à la clientèle de la Grande Épicerie, ni sur la présence de fardeaux volumineux sur bon nombre de passants ; qu’ils portent le plus souvent sanglés dans le dos – ce qui les fait presque doubler de volume. Quand ils ne tirent pas derrière eux des appendices roulants qui m’ont tout l’air, aux soins qu’ils en prennent, d’être des annexes de leur domicile : paquets mal ficelés, valises avachies, cartons et vieilles couvertures, sacs bourrés de vieux journaux, tintinnabulants de bouteilles vides qu’ils emmènent vers la gueule de je ne sais quel Moloch, qui se nourrirait de leurs déchets. Et ils ont des gestes attendris pour leur paquetage. C’est d’ailleurs la première chose qu’ils garent avec précaution dans un coin de l’autobus, après s’être escrimé à le faire monter, en dérangeant tout le monde. Et, une fois assis de traviole, comme ils peuvent, à la « va-sans-gêne », à cause du gros appendice qu’ils ont dans le dos, ils en tirent une gamelle en plastique pour dévorer gloutonnement son contenu. Comme s’ils n’avaient pas mangé depuis trois jours. Puis, ils se lèvent pour se débarrasser par saccades des miettes qu’ils ont répandues sur leurs vêtements, et ils s’essuient la bouche avec leur manche, et ils frottent leurs doigts graisseux sur le coin de la banquette. On en voit souvent aussi qui transportent des choses dégoûtantes, comme du taboul´ou de la salade de riz, dans des récipients qu’ils ont calés sur leurs genoux. Quand ils ont fini de se nourrir, ils sortent de dessous leur paletot un petit journal miteux, qu’ils ont piqué dans la pile des gratuits, à l’entrée du métro ; et ils le parcourent avec l’attention forcée que requièrent les mauvaises nouvelles. Car les médias les distribuent par pelletées, à la veille des fêtes : grève des trains de banlieue, dérapage d’un poids lourd sur l’autoroute A4 – 5 morts, manifestation des gardiens à Fleury-Mérogis, nouvelle menace de la grippe aviaire ou du virus d’Ebola, le froid a encore tué un SDF à Bordeaux… Un sondage révèle que 57% des Français redoutent de se retrouver un jour sans toit ! Il est vrai qu’à 380.000 euros le 35 m2 dans un quartier convenable, on a le droit de connaître des angoisses existentielles à Paris. Alors, on improvise pour que ça continue. C’est qu’il faut absolument que ça continue ! Une société à l’image de la décoration de Noël, sur la place du Palais-Royal : quatre sapins fabriqués avec quatre égouttoirs à bouteilles vides de Badoit éclairés par une ampoule… Sans doute un idée de génie de quelque artiste contemporain. Les innombrables réserves du ministère de la Culture en sont remplies de vieux pots de yaourt accrochés à des fils de fer, de compositions à base d’allumettes ou de rouleaux de papier hygiénique, d’assemblages de poubelles et de cartons recyclés… Toutes choses qu’il faut protéger de l’injure du temps, des écarts de température, de l’humidité, des courants d’air. Plus qu’un Véronèse, un Tintoret ou un Poussin. L’Assemblée de la Compagnie royale des Philippines de Goya rissole en été sous la cagna, dans une salle du musée de Castres. Elle se les gèle l’hiver, quand il fait froid comme en ce moment. Les pastels de La Tour pâlissent à Saint-Quentin, où l’on n’a que les vieux volets de bois des fenêtres, pour les protéger du soleil à midi. Encore faut-il penser à les tirer, par jour de beau temps. Ce qui n’a pas été le cas pour les tapisseries des Gobelins, dans le dit musée, complètement décolorées par leur exposition méridionale. Foutues. Mais que voulez-vous ? On en a trop, de ces belles œuvres anciennes ! Alors que les compressions de carrosseries à la casse, les dégueulis de viandes en gélatine, les enfilades de vieux mégots, les bâtons merdeux, eux nous font cruellement défaut. Pour ma part, à la veille de ces festivités de fin d’année 2018, je propose que l’on ouvre à Paris un concours de la décoration la plus moche. Tout le monde a bien, au fond de ses tiroirs, des vieilles sandales dont il ne sait que faire, des stocks de vieux sacs en plastique, des collections de vieux bouchons, de vieux couvercles et capsules en tout genre… Si, avec tout ça, on ne se mitonne pas un Noël de rêve, c’est à désespérer de connaître un jour, ici-bas, un peu de bonheur. On va me rétorquer que je ne suis pas tolérant. La question n’est pas là. Je me fous complètement que le chauffeur du bus arbore une crête verte fluo, des tatouages et des piercings plein le corps ; que la caissière du supermarché égrène son chapelet en enregistrant mes achats ; que ma banquière me reçoive dans son bureau aussi voilée qu’un catamaran, (avec ou sans tchador, je ne lui ferais pas plus confiance). Ce n’est pas la même chose que d’avoir des gens mal nippés, pelant leur pomme ou mâchouillant consciencieusement leur salade de riz en face de soi, comme si on se connaissait de longue date ou qu’on aurait gardé les cochons ensemble. Là que oui, je me fais l’effet d’un voyeur ! Est-ce que je les ai invité à partager mon intimité, moi, pour qu’ils me montrent l’extrémité dentée de leur tube digestif ? A moins qu’ils estiment – à tort – qu’elle est plus présentable que l’autre ? Que dire alors de leur regard, quand ils ont remarqué que vous suivez avec inquiétude leur exercice de mastication ? Si, en plus, on porte à ce moment-là un beau chesterfield croisé, une cravate de soie sous un col anglais… C’est qu’on éprouverait presque une sensation de gêne ? A la limite du délit. Il est vrai qu’avec mes deux mètres cinq, ma pâleur byronienne et mon pic de nez, je ne passe pas inaperçu. J’ai connu cette impression désagréable, pas plus tard qu’hier, en croisant dans la rue une fille, en manteau de chinchilla mauve et capeline assortie, nouée d’un ruban rose-bonbon sous son petit menton pointu. Tout le monde la regardait, outré, comme s’il s’agissait d’un acte manifeste de sympathie avec l’ennemi. En France, depuis la Révolution, on n’a pas le choix : on est pour ou contre quelque chose. Et on dit que nous sommes un peuple d’individualistes. Oui, croyez-moi, les Français ne sont pas heureux. Mais pourquoi ? Ils ont un beau et grand pays, des monuments réputés, un art de vivre qu’on leur envie dans le monde entier. Ils se sont jusqu’à présent relativement bien sortis des catastrophes de l’Histoire. Il ne se fait rien d’important (ou presque) sur la planète, sans qu’on demande leur avis. Ils ont des résidences secondaires à la pelle, des voitures qui se vendent partout, des films, des livres, des vaisseaux de guerre, des navettes spatiales, une armée respectée, des marques de luxe, des hommes et des femmes mondialement connus… Moi, je crois plutôt qu’ils sont malins : ils se disent que cette façade de petitesses et de morosité va dégoûter d’aucuns de venir s’installer chez eux. Oui, c’est cela ! Les Français ne sont pas heureux, vous diront-ils, « parce que tout ce que vous venez de citer : les résidences secondaires, les monuments, les grandes marques… Tout cela c’était avant ! Avant qu’ils se retrouvent assiégés de taxes et d’impôts, et tout ce qu’ils doivent payer pour être Français ; avant que les étrangers viennent de plus en plus nombreux prendre leurs aises chez eux, et qu’ils soient obligés de partager… » Entendons-nous bien ! Pas les riches Saoudiens, avec leurs ribambelles de femmes et de limousines. Ceux-là, ils ont déjà tout acheté. On n’a plus rien à leur vendre : châteaux, hôtels particuliers, palaces, marques de luxe, banques… Ils nous ont laissé les rogatons ! Et en plus, ils nous envoient les pauvres types, ceux-la dont ils ne veulent pas chez eux. Les laissés-pour-compte de leur foutu « Printemps », les poches trouées, ceux qui ont des ampoules aux pieds de courir après l’échalote. Comme si on n’en avait pas assez des jaunâtres, des verdâtres, des faces de navets, qu’on avait à peine réussi à les fondre dans la couleur locale, à leur donner une forme de Gaulois à peu près présentable, qu’ils nous fourguent les rissolés au soleil d’Afrique, les grilleurs de pépites salées, les découpeurs de pastèques, les vendeurs de grigris… des gens qui se régalent avec une boîte de Canigou, au pays des 1.200 vins et des 400 fromages ! En vérité, je vous le dis : C’en est fait de cette France qui avait résisté à toutes les invasions, à la perte des colonies, à Mai 68, à l’arrivée au pouvoir des socialo-communistes. Et ce n’est pas avec des idées généreuses ou avec le laxisme de nos gouvernements en place qu’on va pouvoir relever la situation. Il faut une main de fer ! En rétablissant dès la petite école l’avancement d’une élite. Dans tous les domaines. Que les meilleurs gagnent ! Les autres, ils iront grossir les rangs des journaliers, de la main d’œuvre de plus en plus nécessaire pour faire bouger la machine, les « Tiens-moi la porte, pour que je passe ! », «Appelles-moi un taxi ! », « Grattes-moi cette tôle, Fainéant ! »… En échange, on leur permettra de vivre, ou plutôt d’exister, avec 700 euros par mois ? C’est beaucoup trop ! Pour un euro de l’heure… L’État s’occupera de les tenir propre, au karcher et au savon de Marseille, et de leur fournir un toit, de préférence loin des yeux. Ce n’est pas différent ailleurs. C’est même pire. On ne prend pas tant de soins de leur hygiène, encore moins de leur santé, dans les pays d’où ils viennent, ces concurrents avec qui la France d’aujourd’hui est obligée de compter, si elle veut continuer à tenir dans le monde le rang qui lui revient naturellement. Et elle a intérêt à se dépêcher, si elle ne veut pas passer derrière. Ils la piétineront sur le ventre, avec tous les milliards de leurs populations, avant qu’elle ait eu le temps de citer le premier article de sa sacro-sainte institution des Droits de l’Homme. Il faut que les gens qui viennent chez nous y trouvent la vie beaucoup plus difficile, plus impitoyable, que dans leur patrie. Pas de quartier ! On veut l’élite seulement, ceux qui parlaient déjà le français de l’Académie dans la case, les coutumiers des bouchées à la Reine dans le gourbi. Les autres, les pileurs de mil, les mangeurs de manioc, qu’ils aillent engraisser les langoustines qu’on servira au Réveillon ! Retrouvez le sourire, mes chers concitoyens ! Le goût de vous habiller chic, comme vous saviez si bien le faire. Retrouvez le chemin des restaurants étoilés, où le chef se surpasse pour que le cahier des réservations soit plein ; des boutiques de luxe, des défilés de couture, des premières en tenue de soirée, des rues en fête… C’est dans ce domaine que vous êtes incomparables. Bannissez le pataquès de vos théâtres, de vos livres, de votre société ! La France est une liqueur subtile qui ne se laisse pas déguster en mauvaise compagnie. Est-ce qu’on sert des truffes dans les Restaus du Cœur ? A nous les Sauternes, les spaghettis au caviar (voir la recette en fin de texte), les champagnes millésimés ! D’ailleurs, on devrait décréter que ces choses-là sont kami, trésors nationaux, comme au Japon, et interdire leur sortie du territoire français. Laissez les mauvais esprits rire des extravagances de nos palais. C’est notre culture ! Il faut la défendre, bec et ongles. Ne les laissez pas s’en approcher de trop près. Il faut des barrières, des flics pour les protéger, de la police partout, comme sous Franco ! Des règlements affichés sur les portes. Des chaînes pour fermer les rues habitées par les gens bien. La France doit devenir le Triangle d’Or de l’Europe. L’Hexagone d’Or, clos de grilles à pointes dorées que des huissiers en gants blancs ouvriraient pour laisser passer les limousines et les Porsche. « Chauffeur, chez Cartier ! chez Fauchon ! Lauboutin ! à la boutique Hermès ! » Que les autres s’en retournent d’où ils viennent ! Le quota de pauvres est dépassé. Dans quelques années, peut-être, on en prendra un nouveau contingent. Mais là, c’est pas possible. Retour à la case Départ, comme on dit au Monopoly, et à vos frais ! Vous verrez qu’ils seront moins nombreux à tenter l’expérience. J’ai un peu honte d’écrire tout cela. Mais c’est vrai, quoi ? Les Français, qu’est-ce qu’ils aiment, à part leur argent ? Et leur bonne éducation de merde, qui ne leur sert qu’à faire des enfants coincés ? Tiens, lorsque je croise à Berlin un type agité en costume-cravate, ou pire en loden avec des baskets rouges : c’est un Français ! Cela fait mal, après ce que je viens de vivre dans le RER qui me ramenait de Bois-Colombes. Quais enneigés, vent glacial qui vous pénètre jusqu’aux nerfs. Ambiance de Noël. Partout des guirlandes de lumières, des lampions, des étoiles filantes et des sapins ruisselants de paillettes, qui viennent (entre parenthèses) infirmer mon jugement à l’emporte-pièce devant la décoration minimaliste de la place du Palais-Royal. Dans la rame, les voyageurs se serrent pour se tenir chaud. Beaucoup de Turcs ou de Khurdes. Des hommes surtout, bravant le froid avec leurs chemises ouvertes et leurs moustaches hérissées de givre. A quelques mètres de moi, en bas de l’escalier qui conduit au niveau supérieur, un chant triste qu’une voix psalmodie en sourdine. Une voix d’enfant, sur une note aiguë, suspendue, qui se traîne, se prolonge, obsédante, douce comme un air de flûte dans l’ombre des roseaux. Au bout d’un moment, intrigué par ce chant sans fin, j’en cherche l’auteur au milieu de la foule. Une jeune femme, dont je distingue à peine un bout du visage, à cause du foulard qu’elle porte, noué à l’orientale, pleure, le menton contre son anorak. Elle pleure, et ses larmes et ses morves font une tache brillante sur l’étoffe. Je pense d’abord qu’elle est malade. Personne ne lui prête l’attention. Elle n’est pas seule. A côté d’elle, un homme jeune lui parle à voix basse. Peut-être cherche-t-il à la consoler d’un chagrin ? J’ai plutôt l’impression qu’il est gêné, à cause du monde autour d’eux, et qu’il la prie de s’arrêter. L’air de flûte reprend, de plus belle. Quelle douleur, cette jeune femme éprouve-t-elle, pour gémir ainsi ? Est-ce qu’il l’a brutalisée ? Souffre-t-elle dans son corps ? D’une douleur physique, d’une nouvelle qu’elle viendrait d’apprendre ? Le décès d’un proche, que sais-je ? Je remarque qu’elle ne s’appuie pas contre son compagnon. Elle se tient penchée en avant, la tête sur la poitrine, fermée dans son malheur. A la gare Saint-Lazare, ils se sont fondus dans la foule qui courait en tous sens. Je les ai suivis des yeux, aussi longtemps que j’ai pu : lui, l’entraînant par la main ; elle, derrière, trébuchant, et toujours dans ce doux chant de flûte. Mille fois maudite sois-tu, ville de tant de misères, passées, présentes et à venir ! Quels terribles lendemains ce chant funèbre nous annonce-t-il ? Une fois chez moi, je me suis servi un verre d’un excellent whisky irlandais que j’ai acheté au duty-free de Tegel, et je me suis calé dans les coussins, pour écouter la diffusion sur France-Musique, de la Demoiselle élue. Un envoi de Claude Debussy à la Villa Médicis, sur un poème de Dante-Gabriel Rossetti. Sublimement belle et triste, une musique où tout ce que je viens de vivre dans le RER est exprimé… Mercredi, je m’envole pour l’Espagne. Aucun rapport avec la Demoiselle élue… J’ai lu dans un journal enlevé à la pile des gratuits, qu’on avait découvert, dans les environs de Paris, un charnier clandestin. Il s’agirait d’une sorte de fosse commune où étaient entassés des dizaines de nouveau-nés, fœtus et compagnie. C’est l’activité fébrile des corbeaux qui aurait donné l’alerte. Les renards, parait-il, venaient la nuit déterrer les cadavres. Les gendarmes cherchent dans le secteur une faiseuse d’anges. Ils disent que ce serait lié « à la présence illicite de populations en provenance des pays de l’Est». *Recette des Spaghettis au caviar (pour deux personnes) : Plongez trois minutes 250 grs. de spaghettis au seigle (des plus fins, des cheveux d’anges) dans une marmite d’eau frémissante minérale (de préférence Chateldon). Égouttez puis rincez-les avec une bouteille de Champagne (Cristal de Roederer, Krug ou Dom Perignon). Faites revenir une poignée d’algues séchées dans du beurre (évitez les algues japonaises à cause du réacteur de Foukoujima. On en a de très bonnes, de Bretagne). Ajoutez aux pâtes les algues sautées et une grosse boîte de caviar Petrossian, avant de servir. Vous accompagnerez avec une bouteille du même champagne ou une bonne vodka glacée que vous aurez achetée avec votre caviar. Bon appétit!
On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans.

Etroite et longue, d’une couleur pisse, rayon surgelés, qui s’arrête à environ 1,50 m du sol, remplacée par un vert pomme, sans doute pour confondre les taches de moisissure, encadrant une grosse porte étroite, enfoncée d’environ 50 cm dans la muraille, doublée de barreaux, badigeonnés du même gros enduit verdâtre, épais et visqueux comme une purge. Leur alignement s’interrompt au niveau d’un guichet, par lequel doit passer l’ordinaire, que je n’ai pas encore eu l’honneur de goûter que m’apparaît déjà une face grogneuse, inconnue. Je vais vite vérifier qu’elle préfère à ce moyen, la fente étroite pratiquée à hauteur d’homme dans le bois, et que je vois s’obscurcir régulièrement, chaque fois qu’elle y glisse son œil pour un contrôle de routine. A quelques heures de mon enfermement, nu, ou presque, en caleçon (qui n’est même pas le mien), qui pourrait croire sérieusement que je pense à m’évader ? Cette surveillance n’est pas la seule : il y a aussi des regards pres-tes et rigolards, que je suppose être des codétenus. Ils essaient de me dire quelque chose, mais je comprends mal l’Italien et puis leurs paroles sont noyées dans le brouhaha de la prison.
A droite, contre le mur, en face du sommier de fer sur lequel j’ai fini par m’étendre, harassé de fatigue, transi de froid, roulé sous les couvertures de laine, marron foncé rayé de bandes claires, qui couvraient la barre transversale du pied, des placards appendus, en formica orange, mat, grattés dans tous les sens, aux coins pelés formant comme des ongles noirs au bout des doigts d’un travail-leur de force, pour que j’y mette -ironie du sort- les affaires qu’on ne m’a pas laissées. Deux placards plus courts, de forme carrée, peuvent servir de chevet et aussi à ranger des chaussures. Je ne peux m’empêcher de sourire, en pensant à ma paire neuve de Church’s en cuir de cheval, achetée quelques semaines auparavant chez Harrods, qu’ils ont saisie avec ma valise. En dessous, une petite table, dans le même matériau orange, ainsi qu’un tabouret rond aux pieds enveloppés d’un papier d’emballage beige qui se défait d’en bas, comme une vieille bande Velpeau. Sur la table, une gamelle et un gobelet en métal, avec une assiette et sa fourchette tordue assortie ; sous la table, un seau en plastique vert, maculé de plâtre, et un petit balai, avec son manche jaune et poils rouges. A gauche de la porte, accroché à deux mètres environ du sol, un téléviseur en plastique blanc, surmonté d’une bouche d’aération partiellement garnie d’un grillage défoncé et, plus haut encore, un vieux haut-parleur couvert de poussière. Dans la partie vert-pomme, et toujours à gauche de la porte, deux longs tuyaux horizontaux qui ont renoncé à faire office de chauffage-central, si j’en crois la température glaciale qui règne dans la pièce. Derrière mon lit, caché par la pile de couvertures que j’ai déran-gées en m’étendant, un lavabo avec son robinet qui ne donne que de l’eau froide - malgré le point rouge bien en vue sur le côté -, et un w.c. turc, puisqu’il faut appeler ainsi ce trou, à même le ciment, avec deux marches latérales pour prendre son appui. Ah, j’oubli-ais ! A la tête du lit, avec vue sur le trou d’où s’exhale un fumet douceâtre qui attire les cafards, deux petits commutateurs au bout de leurs fils électriques, comme dans les bonnes maisons, destinés probablement : pour l’un à appeler ; l’autre, comme j’ai pu le vérifier quand j’ai eu besoin d’aide pour me tirer d’un mauvais pas, sans utilité aucune, puisqu’il ne sert pas non plus à éteindre ou à allumer l’ampoule du plafonnier ; à moins qu’il ne communique avec la centrale, ce qui m’étonnerait car les détenus en abuserai-ent pour se plaindre de leur condition. Avec cet éclairage, qu’une lueur bleu cobalt vient remplacer la nuit après l’extinction des feux, une issue inaccessible sans une échelle, au-dessus du lavabo, sans rien d’autre, pour l’abriter de la pluie et du froid, qu’un muret de quelques centimètres en dalles de verre, doublé d’un gros morceau de toile plastique translucide, du genre qui me servait, il n’y a pas si longtemps encore, à recouvrir mes livres de classe et mes cahiers. A travers des années d’intempéries et de saletés, qui ont fini par lui donner une teinte intéressante de vieil albâtre, je distingue, plus que je ne les vois, les barreaux qui garnissent son pourtour et, quand ils sont éclairés la nuit, par la lumière des projecteurs braqués en permanence sur les façades, projettent leurs ombres sinistres sur les quatre murs de ma cellule. Surplombant cette ouverture, un réservoir d’eau avec sa chasse qui pend jusqu’à au moins cinquante centimètres du sol. Normal, avec un w.c. turc on ne peut être plus bas. Le sol a dû être gris, bien que sa couleur soit méconnaissable sous la poussière, l’usure, le frottement des pieds et les détergents, taché du souvenir des couches de peinture qui ont pu recouvrir successivement les murs. Pour l’ambiance. Un tohu-bohu de cris, de discussions animées, , d’auguri lancés d’une cellule l’autre et entre les étages, de claque-ments de portes, de miaulements de chats qu’on martyrise, de hurlements de joie ou de colère, de coups de marteaux, le tout sur fond de rengaines italiennes et d’échos nasillards échappés des postes de radio et de télévision… Autant de bruits que je relie à l’angoissante impression que m’a laissée mon arrivée : les visages sombres, mal rasés, les mines patibulaires, les silhouettes entra-perçues par les cellules ouvertes, les ombres en pyjama et en traîne-pantoufles croisées par les couloirs et les escaliers… Tout ce qui me dévisageait lorsque je passais entre deux gardiens. A pré-sent, il me semble qu’on m’a oublié, écarté du monde, abandonné à mon sort. Et c’est tant mieux ! Une main est venue me remettre, par le guichet, deux petites boules de pain, une boîte de viande et un œuf dur. Une voix rude m’a promis, pour plus tard, un café. Mais j’étais trop fatigué pour attendre et je me suis endormi, enroulé dans une couverture, ma boîte de viande avalée. Je sors du sommeil comme d’un coma. Quelle heure est-il ? Ils ne m’ont pas laissé ma montre. Je réalise, dans le brouillard bleu qui noie la pièce, que je suis en prison. Je dois faire un effort sur-humain pour l’admettre. Mon esprit s’y refuse comme s’il s’agissait d’une illusion et que le réel était resté dans le monde du sommeil, dans la douce quiétude de ma chambre que je viens de quitter, à quelques mètres des êtres chers dont je perçois, en tendant l’oreille, la respiration paisible entrecoupée de paroles confuses qui m’invitent à me rendormir. Je suis dans mon lit, à la maison, et je cherche instinctivement la poire de ma lampe de chevet, bousculant des choses que mon ouïe ne veut pas identifier. Enfin, le mur vide et froid de ma cellule s’impose à ma conscience. Je me fais l’effet d’un malade qui se réveille dans un lit d’hôpital, sentant qu’il va beaucoup mieux, voire même que la crise qui l’a mené ici était sans gravité et qu’il doit absolument demander à partir, ou du moins à quitter le lit où il est cloué depuis de longues journées, aussi longues pour lui que des mois ; tandis qu’une voix, ou plutôt une angoisse qui s’est réveillée en même temps que lui, au fond du ventre, lui dit que cela ne peut pas se faire ainsi ; qu’il se verra répondre par le personnel de soins ou le responsable du service, où il est hospitalisé, avec une gentillesse mêlée de com-passion, qu’il faut attendre d’avoir vu le médecin, celui qui doit bientôt venir le consulter… Ne m’a-t-on pas dit ici, à mon arrivée au greffe, que je devrais attendre d’avoir vu le juge, qu’il viendrait peut-être demain ? A moins qu’il ne vienne qu’en fin de semaine, parce qu’on est en pleine période des fêtes? Et qu’on est dimanche et le mauvais temps. Il pleut. J’entends le clapotement mélan-colique des gouttes contre le plastique. Je pense à la gentillesse des deux gardiens qui m’ont conduit à ma cellule. Peut-être pour me rassurer, l’un m’a affirmé que dans huit ou dix jours je serai dehors. Devant le désespoir qui s’est peint dans mes yeux, l’autre lui a fait un clin d’œil et il a corrigé en demain ou après-demain, au plus tard. Ça fait 36 heures que je suis en prison à Savone. Je suis entré à 23 heures, le 2 janvier, et il est midi, la veille de l’Epiphanie. Officielle-ment, j’ai été seulement «confié» à l’autorité pénitentiaire, sans qu’on m’ait désigné une défense ou qu’une quelconque procédure judiciaire ait été amorcée. J’ai été privé de la liberté de demander, de parler, d’écrire, d’appeler... On m’a dépouillé de mes vêtements, peut-être parce qu’ils étaient trempés d’urine. Ils m’ont même enlevé mon écharpe, bien que j’ai insisté à cause du froid. Un rien sadique, le type qui m’a fouillé au corps m’a confié que c’était pour éviter que je ne me pende. Il est vrai que là-haut, à proximité du lavabo, le tuyau du réservoir d’eau a quelque chose de macabre. Qui est ce personnage historique qui se pendit à l’espagnolette de sa chambre ? Mais lui, c’était pour bander. Dans ma situation, il n’y a rien à craindre ! Ils m’ont même confisqué un flacon d’eau de toilette : « ça sent trop bon, pour ici », vidant ce qui en restait dans un lavabo. Par contre, j’ai récupéré mes habits en fin de matinée, qu’on m’a jetés sur le lit parfaitement nettoyés. J’ai même trouvé une ceinture de cuir que j’avais roulée dans une poche de mon loden. L’administration italienne ne fait pas bien son travail. En tout cas, ils sont les bienvenus car je peux me couvrir pour rester assis sur mon lit, sans craindre de m’enrhumer. Voici 48 heures, que je suis coupé du monde. Deux jours sans con-tact avec les autres. Je suis enfermé derrière une porte pleine et une autre à barreaux ; et les seuls qui me savent encore en vie sont les surveillants qui, dans leur ronde, jettent un regard par le judas. Parfois, des détenus enfreignent le règlement, pour glisser dans la fente, bonbon, chewing-gum ou une cigarette. Deux fois par jour, tôt le matin et vers la tombée du soir, une armoire à glace brandissant une barre de fer pénètre dans ma cellule, encadrée par deux gardiens, pour jouer des percussions contre les barreaux. Le vacarme dure quelques minutes, pendant que les autres dépla-cent les meubles, retournent la literie, regardent sous le sommier, derrière les placards… Je pense au passé. Comment passions-nous le deuxième jour de l’année, à la maison ? C’est le moment le plus agréable des fêtes. On n’a plus le stress des préparatifs. Elles sont derrière nous. Plus de cérémonies. On peut traîner toute la jour-née en pantoufles, savourer les restes, manger des gâteaux en buvant du thé. Mardi 6 janvier. Jour de l’Epiphanie. Réveil difficile, aux prises avec le désespoir. Je reste couché, immobile, le visage tourné vers le mur. J’entends des voix qui demandent, à l’extérieur : « Perqué sta infermato il poverino ? » La question a sans doute été entendue de la direction. On a ouvert ma porte, dans un premier temps. On a dû passer le message aux autres, car je reçois bientôt des visites. L’occupant de la cellule 40 m’a invité à venir prendre le café chez lui. Après de longs palabres avec le surveillant, l’invitation est acceptée ; je peux enfin me déplacer. Nous parlons de voitures, de nos activités dans la vie civile. Je lui raconte pourquoi je suis ici. Il n’a pas l’air surpris. Lui aussi est victime d’un malentendu. Il avait prêté sa voiture à un ami, un type qu’il tenait en la plus haute estime, et qui est allé y cacher sans le lui dire, sous le plancher du coffre, une vingtaine de cartouches de cigarettes de contrebande. La police les a arrêtés ; on a fouillé sa voiture et trouvé la cargai-son. En tant que propriétaire, il a été condamné à 18 mois de prison ferme. Il est impatient de sortir, m’a-t-il confié, pour lui flan-quer un panetone dont il se souviendra toute sa vie. « Comme ça ! » a-t-il fait en abattant son poing sur le traditionnel biscuit ultra-alpin qui trônait sur sa table au milieu des bols. Il m’a prêté des illustrés pour que je passe le temps. Le temps a été long, tant que la porte de ma cellule est restée fer-mée. A présent, les conversations, les petits cafés, les visites et les potins, tout ça me permet de tenir. Même la rumeur de la vie péni-tentiaire, terriblement amplifiée par les dimensions du hall, ne me fait plus peur. Je m’y suis habitué et, je dois même dire qu’elle me rassure davantage que le silence qui lui succède la nuit, après l’ex-tinction des téléviseurs. Silence pesant, traversé de cris stridents, de courses dans les couloirs, d’allées et venues devant ma porte. Le pas traînant d’un détenu, que je reconnais à présent. Un autre, feutré, de l’homme qui m’avait apporté du pain, le premier jour. Et puis, le pas ferme du surveillant qui fait sa ronde… Tous ces signes deviennent peu à peu lisibles pour moi. Je ne peux m’empêcher de penser à ce qui pourrait m’arriver. Je ne veux pas y penser, mais je suis sur le qui-vive. Aussi, ma frayeur lorsqu’on est soudain entré dans ma cellule, l’autre soir, juste quand je commençais à m’endor-mir, pour déplacer des meubles et frapper contre les barreaux ; ou chaque fois qu’on allume l’ampoule, de l’extérieur, pour vérifier que je dors et que tout est en ordre. J’ai le cœur qui bat si fort, que j’ai le plus grand mal à retrouver le sommeil. J’essaie de distraire mes pensées de la bâche à barreaux, en pen-sant à des personnages historiques qui sont passés par la prison : Louis XVI, Marie-Antoinette, Lauzun, Wilde, Hitler, Napoléon… Il a bien dû connaître les arrêts, Napoléon ? Du moins dans sa jeunes-se, par ces temps troublés… Que de sottises, pour essayer de sau-ver mon moral. Comme pour eux, je voudrais que ces journées d’enfermement me servent à réfléchir, à donner à mon existence un nouveau souffle. Je dois accepter mon emprisonnement comme une expérience. Les chemins de la créations sont insondables ; et puisque ce sont eux que j’ai choisi de suivre, au fond de mon cœur, il ne faut pas laisser l’occasion me filer entre les doigts. La voilà, la matière du roman ou du film, ou du tableau… Dans cette réalité de la prison, qui n’est pas forcément à traduire telle qu’elle se présente ici, mais dans ce qu’elle porte en elle de vrai, de difficile, en même temps que d’impensable. La vérité est-elle là ? Dans la rudesse de mes voisins de cellule, mêlée à des gestes de sympathie ? Les magis-trats invisibles qui tirent de loin les ficelles ? Des brigadiers qui enfreignent la loi pour me permettre, une dernière fois, de joindre au téléphone ma famille ? Sans succès, hélas ! La révolte de ces hommes enfermés contre l’autorité qui les sépare du monde ? Le sont-ils tant que ça ? Alors que règne partout un tohu-bohu de voix, de discussions, d’insultes, de bagarres… Tiens, hier soir, ils sont entrés à plusieurs dans la cellule d’un voisin, pour le marquer au visage du signe d’infamie : une large plaie sanglante qu’il arbore, ce matin, comme une blessure héroïque reçue au combat. Couteaux et lames de toutes sortes étant interdits, les détenus passent des heures accroupis sur le trou, à aiguiser les manches des fourchettes et des cuillères métalliques sur le ciment du mar-chepied. Ça en fait de vrais rasoirs, qu’ils dérobent à la vigilance des gardiens. « Tout le monde est armé ici », m’a confié le Suisse, un jeune type blondin, qui m’a fait une bonne impression (peut-être parce qu’il a l’air plus organisé, dans sa tête, que les autres !). Il est accusé d’un casse à Diano, avec lequel il m’assure n’avoir aucun rapport. Il s’est trouvé qu’il a été pris dans une rixe, le même soir, et qu’on a trouvé sur lui l’adresse de la maison cambriolée. « Ce que c’est, que le destin !» soupire-t-il, en me racontant qu’il voulait y louer un studio pour ses prochaines vacances… Je lui parle des cris de cochon qu’on égorge, hier soir. Il me dit que c’était un règlement de compte. Les viols sont silencieux. Et il m’explique qu’il peut y avoir, avec la complicité d’un surveillant, des passages collectifs, à douze et plus, sur les nouveaux venus. Il me rassure en ajoutant que « les cas sont fréquents à la centrale de Gênes ou de Milan, mais pas ici où il n’y a en général que des braves types ». Il précise pourtant qu’il faut tout de même se conduire comme un dur et se procurer rapidement un rasoir, pour le cas... «Tu sais, toi, ce qui peut passer par la tête de mecs enfermés ? Ils te prennent pour une tante et abusent un maximum de toi, en te faisant laver la vaisselle, nettoyer leur cellule, récurer les chiottes... Et, un jour tu y passes ! » Même chose pour ce qui t’appartient, qu’il me dit : « Il ne faut pas leur donner l’habitude de demander ce que je tu ne consommes pas, tant la nourriture que le vin ou les cigarettes. Ils demandent d’abord puis prennent l’habitude de se servir». Pour cette raison, j’ai jeté dans le trou le vin qu’on m’avait apporté pour l’Epiphanie. Toujours d’après mon compagnon : « la plupart abu-sent de l’alcool, surtout les jours de fête, et ils deviennent impré-visibles… » J’ai pu mettre la leçon à profit, après son départ. Comme nous par-lons la même langue, on a respecté que le Suisse soit venu me voir avant les autres. Aussitôt qu’il est parti, je me suis aperçu que ma présence, et surtout le fait qu’on m’ait tenu trois jours au secret, avait éveillé la curiosité. Des types se sont pointés devant ma porte, malgré la remarque du gardien de me laisser tranquille, pour me demander ce que j’avais fait. Comme j’ai eu l’imprudence de répondre que je m’étais bagarré avec un contrôleur de trains ; ils en ont conclu que je l’avais tué… « E morto !» Et voilà, comment on se décroche, sans l’avoir cherché, une réputation de dur dans la pension où l’on serait logé, nourri, blanchi, pour le restant de ses jours… ou presque ! La réalité est beaucoup plus banale. Les ennuis ont commencé très vite pour moi durant ce voyage ; ou plutôt, ils se sont bousculés peu avant qu’on arrive à Milan. J’avais passé une semaine à skier en Autriche avec des copains, du côté de Seefeld, dans le nord de Innsbruck. Les intempéries avaient retardé mon train du retour ; ce qui m’avait fait rater, à Vérone, la correspondance pour Nice, ma ville des destination. On était, au milieu de la nuit, une poignée de voyageurs dans mon cas, qui attendaient, devant une gare fermée, un train qui devaient passer vers le petit matin. Il faisait un froid de canard, les heures interminables à se chauffer comme on peut, dans un abri pour bus, à bavarder et à tuer le temps, assis sur sa valise, chargé d’un sac à dos et de deux paires de skis. Enfin, avec la première lueur du jour, le convoi arrive en provenance de Trieste. Bondé. Les wagons sont pleins d’une masse sombre qui se refuse à bouger, après que la machine se soit arrêtée. Que faire d’autre ? Au milieu des imprécations, j’enfonce ce mur de mem-bres, de bagages et de dos, pour me caler comme je peux, dans un coin, avec mon sac, ma valise et mes skis. Une heure plus tard, on approchait de la première grande ville du trajet, qu’un employé des chemins de fer italiens s’est manifesté. Il se frayait péniblement un passage dans la foule, remplissant sa fonction -un comble, au milieu de cette marée humaine ! -, en demandant sur un ton rageur de sortir leurs billets à des voyageurs debout, harassés, serrés comme des anchois en boîte, dans des postures les plus invraisemblables, jusque dans les toilettes qui, portes ouvertes, me rappelaient que j’avais une furieuse envie de pisser et que j’allais devoir tenir jusqu’à ce que la situation se soit arrangée. Pourquoi, ai-je grommelé en tendant mon titre de trans-port au cerbère en uniforme : « Je n’appelle pas ça un voyage, mais de la déportation » ? Il n’a pas répondu. Seulement examiné avec soin celui-ci, comme s’il n’était pas en règle. Ce qui m’a enga-gé à ajouter : « Que j’allais me plaindre à la compagnie des che-mins de fer, car c’était une honte pour l’Italie ! » Il a fait le geste de s’en moquer royalement et ricané : « Tu peux toujours : l’Italie c’est pas ma grand-mère ! » J’ai remarqué alors que j’avais à faire à un de ces rouquins teigneux, du genre Prince Harry, dont j’ai appris depuis à me méfier comme de la peste. Une demi-heure n’était pas passée ; il est revenu pour réclamer de nouveau mon billet et me faire remarquer que mes bagages -et particulièrement mes deux paires de skis-, gênaient le passage et qu’il ne voulait pas les trouver-là à son retour. Je lui ai confié le premier et répondu que, pour le reste, j’allais voir ce que je pour-rais faire. Et j’ai poursuivi la conversation que nous avions entamée avec ma voisine de coude, une jolie fille qui parlait un peu le français et se montrait bien de mon avis, sur les conditions de ce voyage, la grossièreté du contrôleur et le bien-fondé d’une plainte contre la compagnie. Le train a fait un arrêt à Gênes, où la foule des voyageurs s’est un peu éclaircie, et nous étions à peine repartis que revoici mon type, en nage, visiblement très excité, qui me rend mon titre mais réclame ma carte d’identité. J’hésite ; je l’ai sortie instinctivement de la poche intérieure de mon loden ; il s’en empare, plutôt il me l’arrache des mains, pour me tourner le dos et s’enfuir avec je ne sais où (je me souviens seulement que c’était vers l’avant du train). Sans un mot d’explication. A ce moment, la fille, qui avait fini par trouver une place sur un bout de banquette, me dit : « Il ne faut pas lui laisser vos papiers ! Dans une heure vous allez en avoir besoin pour entrer dans votre pays ! » En trois bonds, j’ai rattrapé le type ; je lui ai tiré du poing la carte et, comme il s’y agrippait de toutes ses forces, je l’ai pris par le col ; sa casquette a volé par-dessus sa face congestionnée ; laquelle a pris le même parti de disparaître de ma vue. Il avait actionné le signal d’alarme et, le train s’étant mis à ralentir avant de stopper, il s’est jeté sur la voie après avoir poussé la portière, me laissant un bouton doré de son uniforme entre les doigts. Il n’était pas blessé, juste un peu commotionné. Pour son excur-sion dans la nature, elle n’avait pas été brutale et il avait attendu que le convoi fût à l’arrêt, pour poser un pied sur la pierraille. Je dois ajouter, qu’il s’était mis à ce moment à courir, comme si le train partait sans lui, s’accrochant comme un désespéré à la pre-mière poignée qu’il trouvait. Quand il est remonté, j’ai bien pensé, à la consternation que je lisais sur les témoins de la scène, pour majeure part en ma faveur, que tout ça aurait des conséquences fâcheuses pour moi. La fille ne m’a plus adressé la parole. Elle s’était endormie. Je me rassurais, en me disant que le type avait commencé ; que j’étais dans mon droit en refusant de lui laisser ma carte d’identité ; qu’il pouvait, autant qu’il voulait, se prémunir de mon état-civil et de mes coordonnées, je saurais bien, en Fran-ce, faire valoir mes droits et sa mauvaise foi qui me tourmentait depuis que nous avions quitté Milan. Naïf que j’étais ! Je ne savais pas que les contrôleurs de trains italiens sont assermentés et que leur parole prévaut, devant la loi, sur celle d’un passager ordinaire. J’ai pris conscience de la situation à la gare d’Imperia, au vu des forces de l’ordre qui s’étaient déployées sur le quai. J’aurais pu sans exagérer m’interroger sur la pointure du type qu’on venait chercher. Au moins un jeune requin de la drogue génoise. Intrigué, comme tous les voyageurs, je m’étais penché à la fenêtre, ce qui m’avait vite fait reconnaître par mon contrôleur, à la tête d’un détachement de carabiniers. Pas de course, bousculade… La compagnie se divise en deux pour investir mon wagon. Je suis pris en tenaille. Je ne tente pas de fuir, mais ma surprise est si forte et la réaction musclée, lorsqu’on essaie de me passer des menottes, que je me débat et qu’on me jette à terre, avant de m’emmener par les pieds et les épaules, comme un vulgaire sac de patates. C’est à ce moment que ma vessie a protesté. Quelques heures plus tard et après plusieurs contacts-radio avec les autorités judiciaires (peut-être avec un magistrat), je pars pour Savone, par la route, toute sirène hurlante, entre deux brigadiers, auxquels je suis attaché par les chaînes de mes menottes à vis, qui bavardent gentiment de l’Italie, la politique, la tombola dont le numéro gagnant est toujours celui qui ne s’est pas vendu… Mon cas passe comme une livraison de routine, s’il n’était mon humi-dité dégradante et l’odeur que mes vêtements commencent à dégager. Je crois comprendre qu’ils vont devoir nettoyer l’intérieur de leur voiture ; ce qui les ennuie fort. Enfin, nous arrivons à la prison de Savone, qui me donne plutôt l’impression d’un couvent délabré que d’une maison d’arrêt. Il est très tard, lorsque je pénè-tre dans cette citadelle en ruine, où la première chose qui me frappe est la dimension du hall au plafond voûté et son extra-ordinaire sonorité. Passage obligé par le greffe, pour les formalités d’usage : déshabillage au complet, photos de face et de profil, encrage de la main, pose d’empreintes sur une page vierge du grand livre, où l’on inscrit mon numéro de matricule et le détail de ce que je possède. Les brigadiers se sont éclipsés, et c’est le personnel pénitentiaire qui remplit ces taches de routine, procède à la fouille de mes bagages et me remet un vieux short de bain, en remplacement de mes affaires qu’on a fourrés dans un sac, non sans se poser la question qu’il aurait peut-être fallu les donner à laver d’abord. En tenue de plage, peu appropriée à la température hivernale qui règne dans les corridors, j’ai été conduit, entre deux gardiens, jusqu’à une cellule que j’ai été bien content de savoir pour moi seul ; du fait, m’ont-ils précisé, que je n’ai pas encore vu le juge et que ce n’est pas encore une peine qu’on m’applique. Quatrième jour. Ce matin, l’occupant de la cellule d’en face, de l’autre côté du préau, m’a adressé un signe amical, tout en faisant son lit. Quelques minutes plus tard, il était devant moi, la main largement ouverte, un grand sourire sur son petit visage brun fripé, des yeux clairs d’enfant en défaut avec la cruauté qui sue de ses traits crapuleux. Il veut, lui aussi, savoir ce que j’ai fait pour être enfermé et, peut-être plus cordial ou mieux informé, il me dit que la loi me donne 24 heures pour rencontrer un juge. Ce qui la met en infraction, dans mon cas. Je suis ici depuis trois jours, et je n’ai pas encore vu de magistrat. Pas d’examen médical, non plus ! Il est vrai que nous sommes en pleine période des fêtes… Tout en causant, il a fait main- basse sur le paquet de cigarettes, que l’administration pénitentiaire alloue à chaque nouvel arrivant et, qu’à peine entamé, j’ai laissé bien en vue sur la tablette de ma table. Il s’en est allumée une et a empoché le reste. Je lui ai fait remarquer que le paquet m’appartenait. Il a rétorqué, qu’il avait bien vu que je ne fumais pas. J’ai insisté. Le ton, entre nous, a cessé d’être amical. Mon geste, appuyant le retour du paquet, ne semblait pas du tout lui plaire. Enfin, après quelques minutes de tension, les cigarettes sont revenues à leur place. Le type s’est diri-gé vers la porte, faisant mine de quitter ma cellule ; mais avant, il s’est lancé dans une longue diatribe en Italien, pointant sur ma poitrine un doigt rageur, dans laquelle j’ai cru comprendre qu’il n’était pas du tout content de mon attitude et qu’il se compor-terait dorénavant avec moi, comme je venais de le faire à son égard. « Ti trato come mi trata ! » Et il est sorti. On n’est pas complètement convaincu par mon histoire d’échauf-fourée avec un contrôleur. Elle paraît trop insignifiante, pour me conduire en prison, en plus avec trois jours d’isolement. Pour eux, je suis un type plus important que je ne le prétend. On doit m’attribuer je ne sais quel gros trafic. Une arrestation mouvemen-tée avec coups et blessures qui auront entraîné la mort d’un fonctionnaire italien. Que sais-je ? D’autant que mon arrivée en caleçon, ça va faire cinq jours, a fait courir le bruit qu’on avait dû m’ôter mes vêtements, car ils étaient couverts de sang. L’angoisse s’estompe à mesure que j’accepte l’idée de la prison. Et je dois dire que les contacts avec les autres détenus aident beau-coup. Quand je pense au nombre de cafés, de cigarettes, de biscuits, de verres, qu’on m’a offert aujourd’hui, et à la difficulté pour eux de s’en procurer… Le plus dur, ce n’est pas tant la prison et cette impuissance à quoi elle vous réduit, que le doute qui s’insinue en nous. Doute, tant de soi que des autres. Quelle est la réaction des êtres qui me sont proches, de mes parents, mes amis, en apprenant que je suis en prison, sans qu’on les ait informés des raisons, sinon dans ce style administratif qui peut laisser tout sup-poser. Sont-ils au courant, par ailleurs ? Mes appels à la maison, autorisés par les brigadiers qui m’ont mené ici, n’ont pas abouti ; aussi doit-on commencer à s’inquiéter de mon absence… Me croi-ront-ils innocent ? Me connaissent-ils assez pour me penser inca-pable de la violence dont on pourrait m’accuser ? Il est terrible ce doute, insidieux, troublant, doux, impératif… un poison que j’ab-sorbe avec délectation. La délectation du désespoir. C’est déjà une manière d’accepter pour celui qui voit s’écouler les heures et les jours, à la pendule d’albâtre de la bâche en plastique qui couvre les barreaux. Les contacts avec les détenus sont aussi bénéfiques que nuisibles. Ils instaurent une sorte de normalité qui, petit à petit, déteint sur mon comportement, à mesure qu’elle me fait gagner en courage. Je commence à me défier de tout le monde, à voir une mauvaise intention dans chaque nouvelle visite (en même temps qu’elle m’aide à retrouver le moral). J’apprends à jouer au dur, à éviter de parler aux individus que mon groupe (le coin sur la galerie) a mis à l’écart, à me lier avec ceux qui me semblent avoir quelque pouvoir. Je cesse d’être un homme libre, pour me sentir «taulard» comme les autres. La peur d’être exclu règle mon comportement. Ce ne sont plus les lois du monde extérieur - la révolte face à l’enferme-ment, l’inquiétude que mon éducation déteigne, le sentiment de n’avoir rien fait de répréhensible pour me retrouver ainsi de l’autre côté des barreaux (comme si le classement social n’était pas une formidable prison !). Qu’ils sont désespérants ces mots, prononcés par mes compagnons d’infortune : « Ici, tu ne dois t’étonner de rien ! » Mardi soir, on boit du spumante dans ma cellule. C’est le type d’en face, le Calabrais, qui l’a apporté pour trinquer à notre amitié. Deux ou trois types nous ont rejoints. Ce qui n’a pas l’air de plaire au gardien de l’étage, car je devrais normalement être isolé tant que je n’ai pas vu le juge. Mon voisin a bien aimé notre prise de bec d’hier. Il répète en rigolant : « Ti trato come mi trata » Un grand individu à la mine torve, encore accentuée par une barbe en collier, la taille voûtée (ce qui le fait appeler il professore), cherche à se mêler à notre agape. Il est violemment rembarré par le Cala-brais. Comme il insiste, à la fois bienveillant et sournois ; sortant de dessous l’espèce de houppelande qui lui couvre les épaules, un gobelet de plastique qu’il a pensé à emporter pour prévenir un refus, les autres l’appuient et raisonnent le récalcitrant. Il finit par céder et appelle le gardien, pour qu’il lui ouvre. Car on a refermé sur nous les barreaux de ma cellule, afin que le règlement soit au moins suivi de moitié. Aussitôt que le type s’est mêlé à nous, la conversation a changé de sujet. On discute de généralités, du match de foot, de la grippe qui sévit à l’extérieur et ne saurait tarder à franchir les murs, de la dernière partie de cartes… Voyant ce qu’il en est, l’intrus s’éclipse après avoir vidé son verre. Il m’a glissé une cigarette dans la main et, comme les autres se sont récriés, il a partagé avec eux le reste de son paquet. Une fois parti, on m’explique qu’il est envoyé par ceux d’en dessous, ces hommes d’âge mûr, habillés de sombre, à l’ancienne, que je vois discuter avec chaleur, tout en arpentant à grands pas le préau. Leurs derniers échos rocailleux se taisent avec la nuit, pour laisser la place à des cris isolés et des bruits plus incongrus. Mes compagnons m’expliquent qu’il s’agit des mafiosi, lesquels veulent savoir pourquoi je suis là et de quoi nous parlons. La politique ayant ici autant d’importance, sinon plus, que dehors ; on s’informe sur le bord de tout nouveau venu… Et moi qui, tout à mon admiration pour Drieu, après ma découverte de Rêveuse Bourgeoisie qui doit encore se trouver dans mon bagage, racontait devant lui que je voudrais, plus tard, écrire un livre sur le IIIe Reich et la collaboration des intellectuels français. Sans comprendre les petits coups de pied du Suisse, sous la table. Jeudi soir, tout va au mieux. Il y a l’amitié de ce dernier, la gen-tillesse des autres, toujours prêts à adresser une demande aux gardiens, pour qu’on m’autorise à envoyer un télégramme à mes parents. Demande toujours acceptée dans un premier temps, avant d’être rejetée par l’autorité pénitentiaire, sous le prétexte que je n’ai pas encore vu le juge… Et la « protection » du Calabrais qui s’avère, de jour en jour, plus envahissante. Il ne supporte pas que je parle le Français en sa présence ou que je me lie avec des individus qu’il n’aime pas, et commence à me faire des scènes. J’ai appris qu’il a presque mon âge, quand je le croyais beaucoup plus vieux. Vendredi a commencé comme le jeudi, sauf que vers 14 heures un surveillant est venu m’engager à rassembler mes affaires pour le suivre au bureau administratif. C’est la fin ! On va m’annoncer que je sors. Je dis au revoir au Suisse, aux autres, à mon copain de la cellule d’en face, le Calabrais, qui me demande mon adresse et promet de me rendre visite à Nice, où il aimerait ouvrir un bordel dans une rue tranquille. Je pourrais prospecter pour lui. Retour dans ma cellule. Voilà bien une demi-heure que j’attends qu’on vienne me chercher, assis sur mon lit, lorsqu’un type, que je n’ai pas vu avant, vient me dire qu’il faut activer mon départ, si je ne veux pas être encore là demain. Il est reparti, comme il était venu, en subtilisant ma fourchette : tout ce qui restait de mon couvert règlementaire. Je l’ai laissé faire. Cela fait bien deux heures que j’attends. Le jour décline sur le plas-tique de ma cage à barreaux. Un détenu - encore un type que je ne connais pas - a insisté pour m’accompagner au bureau du direc-teur. En chemin, il me conseille vivement de raconter mon histoire aux journaux, Il Secolo ou Correre della Serra. Le directeur est surpris qu’on m’ait dit de prendre mes affaires pour un départ qu’il ignore. En quittant son bureau, il avise le type qui m’attend dans le couloir. Il le semonce, comme s’il le tenait pour responsable de la fausse nouvelle, menace de le mettre au mitard, s’il continue de s’occuper de ce qui ne le regarde pas. Dans la foulée, il m’annonce (alors qu’il n’en avait rien fait jusqu’ici), que je sors pas, ni aujour-d’hui, ni demain… ni aussi après-demain, puisque le week-end arrive. C’est la fin de tous mes espoirs. Je ne veux pas retourner dans ma cellule. L’idée même m’en fait horreur. J’ai peur de me retrouver seul, de penser, de m’enfoncer dans le désespoir qui m’attend dans la solitude. Lorsque je reviens, les autres sont en train de jouer aux cartes dans la cellule 40. Personne ne semble surpris de me voir revenir. Je reste un moment à les regarder jouer, avant de regagner la mienne, la mort dans l’âme. Le lendemain, à 7 heures du matin, je suis tiré du lit par un gardien qui m’ordonne de m’habiller et de le suivre. Retour dans le bureau administratif où un juge (enfin !) m’annonce sans détours que mon affaire concerne la juridiction de Gênes et non Savone. C’est le départ, dans le sens inverse à mes espoirs. De nouveau les menot-tes à vis et la sortie sous bonne escorte ; le trajet en voiture entre deux brigadiers qui discutent football, élections municipales, loto… Je pense à ce que m’a dit le Suisse de la centrale de Gênes, de son surpeuplement et des viols sur les jeunes recrues. De nouveau, j’ai droit au rituel de l’encrage, aux empreintes et au matricule. Je ne veux pas penser à la suite : à la marche dans le long corridor sinistre, que j’ai aperçu en arrivant ; au portail à barreaux qui se refermera sur moi ; à la cellule, que je trouverai certainement occupée avec une couchette qui m’attend ; à la nuit, à écouter, sans rien pour me défendre… On me tend le registre, pour que je confirme mon identité : une signature, un coup de tampon Uscita. Quelques minutes après, je suis dehors. Un coup de klaxon. C’est mon père qui est venu m’attendre. Comme il est interdit de s’arrê-ter en voiture devant la prison, il s’est mis dans la partie réservée aux taxis. Ils se sont dépêchés, bien sûr, de le bloquer pour qu’il soit obligé de faire des prouesses en manœuvres, s’il veut sortir sans heurter les pare-chocs. Le pauvre sue sang et eau, sous leurs regards amusés. Je n’ai pas eu le temps d’ouvrir la portière pour leur apprendre les bonnes manières, qu’il m’a saisi par l’épaule et, avec un regard terrible, m’a poussé au fond de la voiture en m’ordonnant de ne pas ouvrir le bec avant que nous soyons à la maison.