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Halbe

                                                 A Halbe, les lauriers sont coupés.

  

 

Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés… Les trois belles que voilà s’amusent à les ramasser, tout en batifolant au milieu des bruyères sauvages et des coussins de mousse. Elles s’en tressent des couronnes qu’elles posent sur leur tête, tout en m’agaçant du coin de l’œil. Pas folles les guêpes… A laquelle vais-je donner la pomme ? Comme j’ai eu tort de les emmener ici, dans ce bois de Halbe où s’est déroulée la fin de la Bataille de Berlin. 40.000 Allemands, militaires et civils mélangés. Vieux, jeunes, presque des enfants, des femmes aussi… Tous presque sans munitions, avec des fusils récupérés dans les casernes. Ils avaient décidés d’arrêter l’avancée des troupes soviétiques dans la cuvette de Halbe, à une soixantaine de kilomètres au sud-est de la ville. 250.000 soldats, sous les ordres du maréchal Joukov, les ont pris en tenaille des hauteurs de Teupitz, Märkisch-Buchholz, avant de leur tomber dessus. Une hécatombe qui a duré une semaine. 24.000 Allemands ont péri le premier jour dans des combats au corps à corps qui se sont poursuivis dans le petit village même de Halbe, maison par maison, comme on s’était battu ici, arbre après arbre. Des pins qui dressent très hauts leurs troncs rouges. Il n’y a eu aucun survivant. Ils sont tombés presque à l’endroit où des plaques de pierre portent gravés leurs noms. Pour ceux qui ont pu être identifiés. La plupart avaient choisi de partir à la mort dans l’anonymat. Quand ils n’étaient pas une bouillie de chairs, écrasées par les chenilles des chars soviétiques. Un vrai sacrifice humain, comme il s’en entend des temps très anciens. Peut-être sont-ils tombés avec le sourire, en criant le nom de leur Führer. Il faut imaginer, s’ils se dressaient tous soudain au-dessus de leurs tombes, qu’ils formeraient une forêt d’ombres semblable à celle qui frémit sous le vent, aujourd’hui, devant nous.

   Dans la petite chapelle qu’on a élevée au milieu du cimetière, des affichettes, accompagnées d’une lettre, d’une photo, cherchent toujours à retrouver un frère, un ami, un fiancé, un parent. On découvre encore quantité de choses avec les détecteurs à métaux.

   Nous n’irons plus au bois… Car ce n’est plus la forêt de Halbe qui se souvient, les pierres, les troncs rouges alignés, les espaces vides, les pleins… Mais le sol spongieux de mousses sur lequel nous avons marché. Tu t’en souviens ? On s’y enfonçait à mesure qu’on avançait. Des millions de mousses qui formaient un tapis moelleux sous nos pieds. Un espace sacré, que nous avons profané. Pas de voyeurisme à Halbe. N’en parle à personne. N’y emmène jamais plus de touristes… Fussent-elles jolies.

   Les lauriers sont coupés… et il n’y a personne pour les ramasser. Sauf peut-être ce promeneur solitaire, pèlerin du souvenir, que nous avons croisé sur un sentier. « Je suis un fasciste, un nazi, un vieux réactionnaire… » nous a-t-il dit, l’air résigné. Il nous a dit aussi que les Allemands avaient essayé de tenir sur la position la plus élevée dans le paysage, le haut du mamelon, au milieu de ce qui devait n’être plus qu’un terrain vague, ravagé par les tirs des katouschkas. Cela s’appelle une redoute, en langage militaire. C’est là qu’on a dû finalement les écraser et, sur la bouillie des corps, les leurs mêlés à ceux des Russes, 50.000 morts en tout, a poussé ce champ extraordinaire de mousses, vertes, tendres. Une couverture chaude que la nature a allongée sur ces morts. Mais - les trois belles l’ont remarqué comme moi… sans vie ! Les oiseaux ne chantent pas dans la forêt de Halbe, car ils ont la mémoire plus fidèle que les hommes.  

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Miste Runnigs

 

 

                                                                 Mister Runnings 

 

     Au nord-ouest du quartier de Kreuzberg, tout près de Checkpoint Charlie, cet endroit qui fut, du temps du Mur, une déchirure dans la ligne de démarcation entre le bloc soviétique et l’Occident, un point de passage, soigneusement protégé, par où les forces ennemies pouvaient avoir des contacts diplomatiques sans se voir ni se parler directement, dont on aurait dit, en l’approchant, qu’une étincelle y aurait suffi pour embraser de nouveau le monde - aujourd’hui un lieu particulièrement apprécié par les touristes, où les autocars de voyages organisés se succèdent en rang d’oignons-, on peut rencontrer, en dirigeant ses pas vers le Tempodrom (haut-lieu de la culture alternative berlinoise), une place, Askanischer Platz, qui est aussi une friche, comme il s’en trouve tant dans cette ville détruite pour les deux-tiers, où pousse ça et là un peu de vert. On y voit-là un bout de portique en briques jaunes, apparemment le reste d’un bâtiment qui a dû avoir de l’importance, avant la Seconde guerre, au vu de sa taille et de l’endroit où il se trouvait : non loin du Berlin officiel, entre la Wilhelmstrasse avec ses ministères et la grande chancellerie du Reich, et la Friedrichstrasse, ses commerces de luxe, ses restaurants et cafés très animés, ses lieux de spectacles et de plaisir. Cette ruine est le dernier témoin de ce qui fut la gare d’Anhalt, la plus importante gare-terminus de la ville, d’où l’on partait vers l’Autriche-Hongrie, la France, l’Italie (avec le Riviera Express), Dresde, Leipzig et d’autres métropoles d’Europe, un centre d’activité incessante, le jour comme la nuit, un des noyaux vitaux de la capitale allemande, qu’on était fier de nommer alors La porte du Sud.

Séparée par la Möckernstrasse de ce coin de verdure, côté oriental, une succession d’immeubles fonctionnels, construits il n’y a pas vingt ans, entre lesquels deux ou trois hôtels du type palaces internationaux, mais néanmoins destinés au tourisme de masse. J’entre dans l’un d’entre eux, pour me diriger vers la réception. C’est l’heure tranquille, du début de l’après-midi en semaine, où l’on peut sans déranger le personnel poser une question saugrenue, telle que : - Pardon ! Est-ce ici que se trouvait l’Hôtel de Stuttgart? L’employé me fait poliment répéter la question, non pas tant à cause de mon accent français (il faut que je sois bien fatigué, pour qu’il vienne manifester discrètement ma nationalité) que parce que c’est la première fois qu’on lui demande cela. Apparemment, il n’en sait rien. Il se tourne vers la jeune femme, derrière lui, concentrée sur son ordinateur, pour vérifier qu’elle n’en sait pas davantage. Une autre est sortie de son bureau, sans doute une supérieure, voulant s’assurer (sans doute aussi) qu’il n’y a pas un problème avec un client, qui paraît ébahie quand on lui répète ma question et révoltée qu’un quidam s’aventure à venir interrompre le travail d’une équipe compétente pour un motif aussi inintéressant et qui concerne, de surcroît, un concurrent. Un chasseur, une face hâve, toute en pointes et en angles, cachant sous la tenue réglementaire ses piercings et tatouages de cheval de frise berlinois, s’est arrêté pour parler et non parce qu’il a une information à me donner. Je m’excuse platement et je m’apprête à rebrousser chemin sur le miroir marmoréen du hall, lorsqu’un homme en habit long, noir, nœud de papillon, vient vers moi d’un pas pressé : - C’est vous qui demandez l’Hôtel de Stuttgart ? - Oui ! - Venez avec moi ! Il me fait traverser le salon réservé au lunch, contourner le catafalque du buffet, pour sortir de l’autre côté, sur une sorte de courette qui doit, je suppose, offrir aux clients la possibilité de prendre le petit-déjeuner dehors, lorsque le temps le permet. Là, l’homme me montre quelques pierres, les débris d’un porche qu’on a intégrés au mur de ciment clôturant cet espace. Entre deux bacs d’hortensias et un lierre grimpant, qui aura un jour peut-être habillé la froide nudité du mur, voilà tout ce qu’il reste de l’Hôtel de Stuttgart. Personne ne pourra jamais s’imaginer ce que fut cet endroit et ce que j’y ai vécu, à l’époque où le Mur passait à quelques mètres seulement de là. Lorsque, par le plus grand des hasards, je découvris un jour ce lieu, on y était dans la plus grande inquiétude des nouvelles de Mister John Runnings. Il avait disparu mystérieusement, voilà plus d’une semaine, sans qu’on sache pour aller où, ni pourquoi, ni comment ? Depuis soixante-neuf ans, Mister John Runnings était un citoyen américain des plus paisibles, qui avait trouvé moyen, en l’espace de huit mois, de devenir le client le plus encombrant de l’Hôtel de Stuttgart. Ce n’est pas qu’il y prît beaucoup de place, ni qu’il s’y montrât odieux ou particulièrement bruyant. Au contraire, il était le plus civil et le plus discret de ses habitants, bien qu’ils aient été en trop petit nombre pour qu’on ait pu se livrer à des comparaisons. Cette dernière qualité de discrétion s’expliquait surtout par le fait qu’il occupait la chambre la plus reculée de l’établissement. Il logeait, tout en haut d’une sorte d’échelle, posée contre une cheminée en briques, telle qu’on peut les voir dans les zones industrielles, où elles signalent la présence d’une vieille usine ou quelque atelier de mécanique. Sinon que, dans le cas de Mister Runnings, ce n’était pas une cheminée mais tout ce qu’il était resté du corps principal d’un grand bâtiment, qui s’était appelé autrefois l’Hôtel de Stuttgart : un pan étroit de mur, haut de quatre étages environ, resté miraculeusement debout après les bombardements de février à avril 1945, et qu’on ne s’était pas encore décidé à démolir, peut-être parce qu’on tenait (le propriétaire) à montrer ce qu’on avait vécu ici pendant la guerre ; qu’il était encore solide en dépit des épreu-ves subies (comme son propriétaire) ; et plus certainement parce que cela coûtait de le faire abattre et qu’on (le propriétaire) n’avait pas un sou pour cela. Cet amoncellement de pierres, aussi étroit qu’il était haut, résumait à lui seul ce qui avait été un grand escalier, aux dimensions d’une époque où l’on prenait l’espace qu’il faut pour bouger, une verrière avec son lustre imposant qui éclairait le hall, la belle et vaste distribution des couloirs, l’enfilade des portes laquées blanc-crème, les suites de chambres avec toutes leurs commodités. Tout ce qui faisait un grand hôtel de luxe ; en son temps le rival de l’Excelsior… et même de l’Adlon, à ce qu’on a écrit. Cette ruine se dressait dans un paysage déconcertant, comme il s’en trouvait beaucoup dans le Berlin des années 1970-80. Les passants qui empruntaient ce vestige de rue étaient très rares, du fait que quinze mètres plus loin, elle s’achevait dans le Mur. Les quelques promeneurs dans ce coin perdu, en s’apercevant qu’il s’étaient engagés dans une impasse, avaient de fortes chances de tourner les talons sans remarquer qu’il y avait-là, dans un coin, un hôtel. Ils voyaient des terrains vagues, envahis d’orties et de ronces, des immeubles en ruine en arrière-plan, tout badigeonnés de crasse… au mieux, pour les plus avisés, une ruine parmi les ruines, probablement squattée, si l’on en croyait les bandes de peinture rouge, blanche et verte, qui bariolaient ses quelques restes. (Je tiens à préciser que s’il était encore de ce monde, dans sa petite loge vitrée qui faisait fonction alors de réception, Monsieur Weinreich, le propriétaire, répondrait sans doute à toutes vos questions, sauf à celle des trois couleurs qui peinturluraient les restes de son hôtel. J’ai tout essayé. Impossible d’en connaître la raison ! Peut-être fallait-il faire partie des Initiés ?) Au milieu des vieilles boîtes de fer blanc, servant de pots de fleurs, des débris de mille choses disparates, toujours badigeonnées des trois bandes de couleurs, d’un minuscule jardin potager s’acquittant comme à regret d’une poignée de salades, de salsifis et de poireaux étiques, un avertissement mettait en garde les intrus : « Les clients de l’hôtel sont les bienvenus. Les curieux sont priés de faire demi-tour ». Je cherchais à ce moment un coin tranquille pour écrire, à l’écart du monde et du bruit, aussi décidais-je de m’installer chez cet original. John Runnings était un Américain très spécial. Quand il est arrivé la première fois à l’Hôtel de Stuttgart, il avait bien insisté pour l’avoir, la chambre au sommet de l’échelle. Ce n’est pas parce que c’était la moins chère de l’hôtel : elle était à dix marks par jour, petit-déjeuner compris. (Naturellement, il ne lui serait pas servi dans sa chambre. On comprend aisément pourquoi). Il fallait les monter, les marches étroites et branlantes qui se succédaient en piston, jusqu’au sommet. Aussi, entreposait-on là-haut les choses dont on n’avait pas un usage fréquent, comme les vieux sommiers et lits de camp, les rondelles hygiéniques, les bidets roulants ou les pots de chambre en surnombre. Comment Mister Runnings pouvait-il en savoir l’existence, de cette chambre ? S’il l’a dit alors, personne n’en a gardé le souvenir. En tous cas, s’il n’avait pas affirmé qu’il voulait rester un certain temps, s’il n’avait pas insisté vivement et surtout tenu à payer d’avance six mois de pension complète (pour cinq marks supplémentaires, on lui servait un repas quotidien dans la salle à manger, entre les deux lions appuyant leurs pattes avant sur le blason de la ville de Stuttgart – une relique de l’imposante envolée de marches qui conduisait la clientèle dans les étages), la direction n’aurait pas consenti à lui débarrasser la pièce d’en haut. Sans aucunes commodités. Pas de chauffage ni d’eau courante. En cas d’urgence, Mister Runnings, tout citoyen américain qu’il était, devait se servir d’un pot de chambre, à moins qu’il ne lui préférât pour les affaires courantes une vieille bouteille d’eau minérale qu’il vidait discrètement, tous les matins, dans le caniveau qui continuait d’opérer, à vingt mètres, sur le trottoir de l’hôtel. Quelques jours après son installation, en le voyant arriver avec un escabeau pliant, un long étui sous le bras, frappé de la marque optique Carl Zeiss, on avait compris (plus exactement, on avait commencé à comprendre), pourquoi le citoyen américain, John Runnings, avait tenu à occuper la petite chambre d’en haut, plutôt qu’une autre, en bas. En effet, elle bénéficiait d’une ouverture (si l’on peut qualifier ainsi un rectangle de 38 cm sur le ciel) donnant en plein au-dessus du Mur. Ceci s’expliquant par le fait qu’elle avait longtemps servi de voie d’aération aux cabinets du personnel, lesquels avaient été, par la suite, installés dans une pièce contigüe, quand on avait commencé d’améliorer la condition domestique, sous la pression des grèves et des syndicats, en donnant un peu de confort aux gens d’en-haut. Que le vasistas de cette chambre donne sur le Mur ? se disait Mister John Runnings : cela ne pouvait être uniquement le fait du hasard. Il admettait, sans difficulté, que la ville ait été entièrement rasée à cet endroit, ce qui y découvrait largement la vue ; que le secteur soviétique commence exactement à cent mètres, sans embûche, pourquoi pas ? se disait-il ; que, dans la nuit du 12 au 13 août 1961, on ait décidé de se séparer de la zone d’occupation des forces ennemies occidentales, en élevant un mur en béton et barbelés et qu’un bout d’un hôtel soit resté debout juste là, précisément ? Voilà qui était plus troublant ! A quoi, il aurait convenu d’ajouter : qu’au dernier étage de cette ruine, une chambre ait été conservée et que l’ancienne voie d’aération du petit coin des bonnes, intégré à cette chambre pour des raisons d’humanité sociale, s’ouvrît aujourd’hui, tel un œil désabusé, sur une tragédie de l’Histoire ? C’était-là un des nombreux mystères que renfermait Berlin, en ce temps-là. En se haussant sur la pointe des pieds – non qu’il soit spécialement petit (Mister John Runnings avait la taille moyenne des Américains de race blanche nés autour de 1910), sur la dalle de ciment qui avait remplacé la cuvette des w.c., et en prenant garde de ne pas accrocher sa barbe, poivre et sel, à la crémaillère qui tenait le carreau levé, il pouvait survoler deux siècles d’histoire de l’Allemagne moderne, du moins de ses pages les plus agitées : un vaste espace vide, d’où apparemment toute activité humaine s’était retirée, balafré de fossés et remblais, de murets hérissés de barbelés, de postes d’observation, de guérites où personne ne semblait songer à se manifester… tout un appareil de mort (on disait que le terrain était truffé de mines, bien qu’on n’en ait jamais eu la preuve), qui faisait de cette zone un lieu de tous les dangers, pour quiconque aurait été assez fou, ou inconscient, pour s’y aventurer. Sans parler des Vopos (abréviation de Volkspolizei – la police populaire) coincés dans leurs miradors, qui tiraient sans sommation sur tout ce qui bougeait. En arrière-plan de cette piste aux étoiles démocratiques, éclairée la nuit par une rampe de projecteurs, l’immeuble sinistre de l’ancien ministère de l’armée de l’air (la Luftwaffe) ; le trou géant de l’emplacement de la chancellerie d’Hitler et derrière, du fameux bunker ; enfin, en troisième coulisse, le sommet de la Porte de Brandebourg avec son quadrige de profil, un monceau de cailloux qui avait effacé le souvenir du palais du prince Albert de Prusse et la coupole de la cathédrale française, sur laquelle (ironie du sort ou manifestation en douce de l’esprit frondeur berlinois) un arbre de la Liberté avait poussé… Hélas de travers, comme s’il cherchait à se sauver. Un symbole ! Le tout, sur fond d’horizon lointain de toits, transpercé des cheminées et des lames noires des églises, que Mister Runnings s’était vite habitué à désigner par leurs noms germaniques, grâce à sa longue-vue Carl Zeiss et à un Baedeker de l’année 1936, qu’il s’était procuré dans un antiquariat (librairie de livres anciens) de la rue Kant. ** Mister John Runnings était venu à Berlin, parce qu’il ne voulait pas mourir sans avoir vu le Mur, comme il l’avait déclaré au journaliste qui l’avait interviewé pour un numéro de Die Welt am Sonntag, qui traînait sur une table, dans le salon de lecture de l’Hôtel de Stuttgart ; et il était resté à Berlin, à cause du Mur. Depuis son arrivée, il était littéralement hanté par sa présence : cette balafre au milieu de la ville était devenue son obsession, son cauchemar, son idée fixe. Mister John Runnings avait vécu toute sa vie à Seattle (état de Washington), où il avait exercé le métier pénible de fraiseur dans l’industrie mécanique. Il s’était battu en 1945, avec des centaines de milliers d’Américains, jeunes et courageux comme lui, pour que triomphent la liberté et la démocratie. Marié à une jeune femme sérieuse, originaire de Vancouver, il avait donné à son pays trois beaux enfants qui pensaient, comme lui, que les Etats-Unis étaient, sinon la panacée universelle, du moins la meilleure solution qu’on avait trouvée, à ce jour, aux problèmes des habitants de la planète. Bref ! Toute cette vie, bien remplie, de Mister John Runnings – et dont il entamait, d’un cœur léger, le dernier virage – était soudain venue buter, une belle journée claire et ensoleillée d’octobre 1982 (un dernier soupir de l’été, comme cette ville sait en ménager le bonheur en versant dans la mélancolie de la saison maussade), contre une barrière, un arrêt net, un stop, une limite infranchissable qu’on imposait à son monde à lui, Mister John Evarist Runnings : le Mur de Berlin ! Il avait aussitôt tout oublié - femme, enfants, petits-enfants, voiture, parties de pêche, crédit à la banque et projets de vacances -, pour rester là, interdit devant ce qui lui était interdit, bloqué dans son entendement de citoyen moyen américain. Même sa fille cadette, Jay, qui l’avait toujours suivi dans toutes ses décisions, avait dû renoncer à le faire revenir sur celle qu’il venait de prendre. Elle était repartie pour les Etats-Unis sans lui, enceinte de son troisième enfant et, avec elle, les membres navrés de sa famille (et en premier lieu, son épouse) qui l’avaient accompagné dans ce voyage fatal en Europe. Il avait uniquement demandé qu’une part de sa pension de retraité américain soit transférée sur un compte, qu’il avait ouvert à la Caisse d’Epargne allemande. Depuis qu’il s’était révélé à lui en sa brutale réalité, Mister Runnings quittait chaque matin l’Hôtel de Stuttgart pour marcher à la rencontre du Mur. Il marchait, marchait, marchait, qu’il pleuve, qu’il gèle ou qu’il vente. Il aurait pu s’en éviter la fatigue, en allant, droit devant lui, vers le tronçon qui se trouvait à quinze mètres de son hôtel. Mais, il avait besoin de marcher, d’aller plus loin, toujours plus loin, au hasard de ses pas, pour se réserver la douleur et la honte de tomber soudain sur lui. Il marchait lentement, car ses jambes avaient leur âge, en claudiquant un peu, à cause de son genou, jusqu’à ce qu’il le découvre, barrant son chemin, dressé entre lui et sa volonté têtue d’homme né libre d’aller plus loin, qui ne pouvait concevoir qu’il en soit autrement ici. Alors, il s’arrêtait et le regardait, tout ahuri, comme s’il n’en croyait pas ses yeux, comme un obstacle qui serait tombé du ciel durant la nuit, une chose ignominieuse dont on n’aurait pas trop voulu ébruiter la présence, parce qu’il n’était pas dit qu’on trouve rapidement le moyen d’en débarrasser la chaussée. Il n’avait pas éprouvé de surprise aussi forte, en voyant à la télévision Armstrong faire ses premiers pas d’homme sur la lune ! Il restait là, de longues heures, immobile, les bras ballants, en face de la paroi lisse, souillée ça et là de graffitis. Il en pleurait de rage, intérieurement bien sûr, de le voir infranchissable, sourd et insensible, dressé entre lui et le monde. Un rideau de bouleaux au vert tendre qui frissonnait dans le vent d’est, un vol d’oies sauvages passant très haut dans le ciel, un lapin disparaissant par le tunnel que ses congénères avaient creusé sous le béton, lui disaient bien que la vie trouve toujours le moyen de passer. Rien n’y faisait. C’était donc cela, le Mur ? semblait-il se dire à lui-même, en hochant gravement le bonnet en laine des Andes que Madame Runnings lui avait acheté, avant de repartir pour les Etats-Unis. Les premiers temps, il avait timidement manifesté son indignation, en écartant largement ses bras et en penchant ses épaules vers l’avant pour se balancer, d’un côté à l’autre, comme le battant d’une pendule ou le balancier d’un métronome. Il gardait alors ses yeux fermés et essayait d’imprimer à son visage une expression lisse, le sourire intérieur d’une plénitude absolue. D’autres fois, il ramenait au contraire ses épaules et ses avant-bras contre le haut de son corps, en se tenant bien droit sur ses jambes, il rentrait sa tête dans son cou, fixait des yeux le bout arrondi de ses godillots et restait ainsi, immobile, les mains sur les poches de son vieux pantalon trop large qui tirebouchonnait. On aurait dit, si c’eût été la saison, un vieux sapin dégarni qui aurait attendu que la voirie l’emmène. Et puis un jour, surprise ! Il n’avait exécuté aucun des mouvements qu’il avait l’habitude de répéter chaque fois qu’il était devant le Mur ; mais il avait profité de sa halte forcée pour sortir de son vieux paletot trop large une feuille griffonnée, arrachée sans doute d’un cahier d’écolier, qu’il éleva entre ses mains jusqu’à la hauteur de sa barbe. Il y disait en deux ou trois mots (en Anglais, bien sûr !) que ce Mur était une honte et un scandale pour l’Humanité. La Nature lui ayant donné en abondance sur le menton ce que le Temps lui avait trop tôt enlevé sur le crâne, les poils plus sel que poivre de celle-ci en gênait un peu la lecture. Mais, je ne pense pas qu’il s’en rendît compte ? Il paraissait indifférent, comme les passants qui le croisaient d’ailleurs, à ce qu’il était en train de faire, comme si ce n’était pas lui qui exhibait cet écrit, mais un autre, un voisin de fraîche date qui ne se serait pas présenté en s’installant dans le pavillon qui jouxtait le sien à Seattle, et qui serait, à ce moment précis, en train de faire la même chose que lui : arroser sa pelouse par exemple, ou tailler sa haie de troènes. On devait probablement le prendre pour un type qui fait la manche, se dit-il, en remarquant qu’on s’arrangeait un peu pour éviter de passer trop près de lui sur le trottoir. Ceci le poussa à changer de tactique. La fois suivante, il ne griffonnait pas ses injures sur une feuille seulement, mais tout au long des pages de son cahier d’écolier, pour les distribuer aux gens qui filaient en tous sens autour de lui. Même si d’aucuns l’ignorèrent ou refusèrent catégoriquement de les prendre, il n’en eût très vite plus une seule en sa possession. Il eut son moment de gloire : quelques applaudissements discrets, le plus souvent des dodelinements de têtes ou des sourires furtifs. Il n’était pourtant que trop clair, que s’il avait eu le courage et la patience de ramasser toutes les feuilles blanches griffonnées qui traînaient autour de lui sur la chaussée, il aurait retrouvé le nombre exact des pages du cahier qu’il avait démembré. Aussi, décida-t-il de se transformer en homme-sandwich, le temps de sa promenade expiatoire à la rencontre du Mur. Il quitta un matin son hôtel, le tronc flanquée d’écriteaux exhortant, en grandes lettres tracées à la peinture rouge, à la révolte contre ce qu’il qualifiait d’attentat à son statut d’homme libre, grandi dans la conscience d’appartenir à la nation où étaient le mieux garanties l’exercice de la justice et de la raison. Le propriétaire de l’Hôtel de Stuttgart avouait parfois, qu’il se serait bien passé d’un client comme Mister John Runnings. Non pas qu’il ait cessé de manifester, envers tout le monde, cette exquise politesse qui l’avait fait classer par Madame Weinreich, « au premier coup d’œil », comme elle l’affirmait, dans la catégorie très sélect des vrais gentlemans, comme il n’en manquait pas à Berlin, avant la guerre ; mais il revenait de ses promenades, à présent, avec des rouleaux de papier blanc qu’il étalait sur le tapis du salon, sans fournir d’explication à personne. Là- dessus, il traçait, à quatre pattes, en grosses lettres, au feutre rouge et noir, des mots agressifs, voire même franchement injurieux, comme : Shit, Fuck, Asshol, Sucker et autres, pour s’en parer ensuite la poitrine et le dos, et sortir dans la rue, faisant la joie du personnel mais aussi des clients, lesquels le poussaient souvent à des excès, moins par mauvais esprit que par désœuvrement. Que pouvait-on dire ? Ses papiers étaient en règle, sa pension payée d’avance... Puis, cela faisait de la publicité à l’hôtel. Et il en avait bien besoin ! soupirait Monsieur Weinreich en le voyant passer, ainsi affublé, devant la cabine de la réception. Madame haussait les épaules. Les dames du service se poussaient avec des mines hilares, à la porte de la cuisine. On le vit même un matin agrémenter sa tenue d’homme-sandwich d’un chapeau haut-de-forme, orné de badges D.O.A.(abréviation de Dead on Arrival), Shit and Eat Shit, Pissing me off… Les gens qui le croisaient ainsi, en remarquant ses petits yeux plissés et sa face réjouie, auraient pu le prendre pour un clochard aviné ; mais, à l’hôtel, on ne l’avait jamais vu boire ou monter discrètement, dans sa chambre, d’autre bouteille que sa vieille bouteille d’eau minérale. Une autre fois, Il se munit d’une longue perche, au bout de laquelle il avait fixé un panneau sur lequel on voyait en gros le sigle Peace and Love, entre deux champignons atomiques. Avec toute sa panoplie, il était de plus en plus gêné pour marcher, aussi avançait-il à présent par saccades, ce qui accentuait son aspect belliqueux. On aurait dit un samouraï marchant au combat. Oh! Pas pour aller bien loin… A deux-cents mètres, du haut de leur mirador, les Vopos du Checkpoint Charlie l’avaient longuement observé au bout de leurs jumelles. Voyant qu’il ne dérangeait personne - pas même un journaliste, pour savoir ce qu’il en ressortait de ce charivari et se fendre d’un encart dans une feuille locale -, Mister Runnings se résolut un jour à rendre ses actions plus spectaculaires. En mars 1982, il exhortait les Berlinois, au moyen d’affiches qu’il avait collées la nuit un peu partout, à venir pisser contre le Mur. Ce fut la fameuse semaine Pee-In (littéralement : Pissez dessus), lors de laquelle il devait lui-même donner l’exemple, à maintes reprises. Le résultat de cette opération étant resté bien en deçà de son attente, il se targua, tel jour et à telle heure, de vouloir abattre ce qu’il pourrait du Mur, avec l’aide d’une masse et d’une pioche. Pour cela, il avait choisi un endroit où ce dernier forme une sorte d’avancée dans le secteur-Est. Il avait d’abord tenu une petite conférence de presse (la nouvelle avait eu un certain écho dans les rédactions), dans un coin du jardin de l’Hôtel de Stuttgart qui était devenu son Q.G.. Après quoi, il s’était dirigé à pas lents et comptés, filmé, interrogé et photographié, par les deux ou trois représentants des médias locaux qui s’étaient dérangés, vers le lieu de son action. En s’aidant d’une grande échelle, qu’il avait empruntée à son hôtel, il avait grimpé gauchement jusqu’à la limite supérieure arrondie du Mur, qui faisait office de faîtage, qu’il avait parcourue à califourchon sur quatre ou cinq mètres, une jambe dans le secteur soviétique, l’autre dans l’américain, avant de s’arrêter trop essoufflé pour aller plus loin ; puis, il avait soulevé péniblement sa masse, pour asséner deux petits coups, qui avaient à peine résonné sur le compact de béton. Frapper plus fort ou davantage (a-t-il expliqué plus tard) aurait eu pour effet de lui faire perdre son équilibre, et l’envoyer dégringoler de l’autre côté du Mur. Sous le ciel gris et froid, les Vopos avaient tout vu avec leurs jumelles, avant de le consigner en détail sur leur grand livre de contrôle. Dans le secteur-Est, sur la Potsdamerplatz, où ils étaient occupés à des travaux de terrassement, des ouvriers étaient restés parfaitement indifférents à la scène, bien que rien de son déroulement ne leur eût échappé. Du côté-Ouest, un groupe de touristes, qui étaient descendus de leur bus pour prendre des photos, avaient bruyamment manifesté leur surprise et demandé à leur guide si l’on avait le droit de faire, ce qu’ils étaient en train de voir. *** Tout cela n’avait pas fait bouger grand-chose. Disons-le, même rien ! A part que Mister John Runnings avait réussi, en donnant un troisième coup, un peu plus fort, à détacher un petit bout de béton qui était allé enrichir la collection du Musée du Mur, où il est toujours répertorié et exposé dans ses vitrines. Son entêtement se heurtait à un obstacle, ô combien plus dur que le béton : l’indifférence de ses contemporains. Alors, le 14 avril de cette même année 1982, il décidait un jeune Berlinois, Mirko Brahms, à l’accompagner dans le projet insensé d’une course de protestation, à travers la ligne de démarcation, le no man’s land, entre les deux secteurs. Ils avaient d’abord annoncé qu’ils courraient nus - ce qui se faisait beaucoup à Berlin, en ce temps-là -, mais l’un des deux s’était peut-être dégonflé à la dernière minute ; ou il faisait tout simplement trop froid ! Du haut du mirador 30 et, deux-cent mètres plus loin en direction de l’est, de l’entonnoir en béton du mirador 31, séparés par deux guérites badigeonnées d’un vieil enduit de camouflage qui s’écaillait dans le vent et quelques postes de téléphone qui faisaient des points noirs sur les lambeaux de neige, -tombée tard cette année-là -, les Vopos, qui étaient en service de garde, les avaient vu arriver dans le secteur-Ouest. A première vue, leur groupe n’était pas plus suspect qu’un autre, que ces petits groupes de touristes qui venaient alors, de jour comme de nuit, rôder de l’autre côté du Mur. Dans la journée, ils cherchaient de préférence des positions élevées et, quand ils les occupaient et qu’ils apercevaient des ombres, en face, dans la zone communiste, ils criaient très fort et agitaient leurs mouchoirs, comme à la corrida. Il y en avait même qui se munissaient d’un porte-voix, comme le capitaine d’un bateau en détresse, pour vociférer des propos que personne ne pouvait comprendre. On aurait pu imaginer que c’était les mêmes, s’ils avaient eu l’opportunité de passer le Mur, qui se seraient dépêchés de grimper sur une position élevée pour faire la même chose, de l’autre côté. On aurait eu ainsi l’allégorie métaphysique des mêmes gens, s’adressant des signes et se prenant en photo de part et d’autre d’un miroir. Par malheur (ou par bonheur pour l’ordre peut-être), ce n’était pas permis dans le secteur-Est, où toute manifestation d’intérêt pour ce qui se passait à l’Ouest, était strictement interdite, et punie avec la dernière sévérité. A l’exception de quelques groupes de touristes ukrainiens, mongols ou chinois (de la Chine rouge), en visite officielle en RDA, on ne s’occupait pas plus ici du Mur, que d’une chose qui n’existerait pas. Jouer l’autruche, dans l’affaire qui nous intéresse, aurait été non seulement difficile (voire impossible), mais surtout fatal à l’avance-ment des carrières respectives des occupants des miradors 30 et 31. D’autant plus que deux silhouettes, munies d’une grande échelle, s’étaient détachées du groupe, pour se rapprocher ostensiblement du Mur. Quelques minutes plus tard, les gardes avaient vu pointer deux têtes au sommet de la barre de béton ; et deux corps n’avaient pas tardé à les suivre, du moins jusqu’aux hanches ; et puis, une échelle qui avait été appuyée de l’autre côté. Le plus vieux des deux, avec une grande barbe, gesticulant comme un forcené, avait imité son acolyte, le plus jeune, et passé ses jambes entre les barreaux, pour descendre et se mettre à courir derrière l’autre, seulement en boitillant un peu. Là, ils avaient sauté et batifolé, à cloche-pied puis en zigzags, au milieu de la zone interdite, en se tenant par la manche de leurs manteaux. Leur course avait été brève. Ils n’avaient pas fait cent mètres, que la police était venue les cueillir. En fait, elle n’avait attrapé que le plus vieux. L’autre avait réussi à regagner l’échelle, tandis qu’on ceinturait son compagnon, pour s’en retourner à l’Ouest, plus vite qu’il n’en était venu. Mister Runnings avait été menotté, fouillé et conduit, sous bonne garde, vers un camion bâché qui l’avait emmené. On ne l’avait pas revu depuis. Tout s’était passé tellement vite, que personne n’avait eu le temps de grimper sur le Mur, pour prendre des photos. De toute façon, l’échelle était restée de l’autre côté. Depuis ce jour, tout le monde, à l’Hôtel de Stuttgart, attendait des nouvelles du disparu. Chaque matin, les mines s’allongeaient en inter-rogeant le casier où l’on accrochait les clefs des chambres. La 85 était toujours à sa place. Bien que l’hôtel ne disposât plus que de sept chambres (lui qui en avait eu plus de deux cent, jadis !), on (le proprié-taire) avait tenu à conserver la numérotation ancienne. Ainsi, la chambre qu’occupait (lorsqu’il était là) Mister Runnings, avait hérité - une fois encore, par le plus grand des hasards - de la serrure, la plaque de cuivre gravée aux armes de Stuttgart et la clef, de sa voisine du dessous, la vraie 85 de l’origine, laquelle n’était aujourd’hui, dans la cheminée en briques qui résumait les étages, qu’une porte condamnée donnant sur le vide. Et puis un samedi matin, 5 mai, à 7 heures 30 précises, tandis que je m’étais installé à ma place habituelle pour prendre mon petit-déjeuner, la porte à deux battants vitrés, ornés des écussons des provinces allemandes, de la salle à manger de l’Hôtel de Stuttgart, s’écartait brusquement sur un petit homme à l’air fourbu (et surtout frigorifié), qui tenait à la fois, pour le physique, du président Abraham Lincoln et, pour la taille, du gnome qui admonestait les poireaux dans le jardin de Madame Weinreich. Sa face, fripée comme une vieille pomme, coincée entre un vieux bonnet de laine des Andes et un large bandeau de barbe, poivre et sel, qui finissait en pointe sur un menton crochu. Du hall de la réception à la salle à manger, ça n’a été qu’un cri : « Mister Running is back ! » Les deux dames qui préparaient les plateaux sont sorties de la cuisine en oubliant sur le fourneau, café, lait et chocolat. Une cliente matinale, arrivée depuis quelques jours du secteur-Est, et qui savourait son thé en constatant avec mélancolie l’anémie des géraniums, sur le rebord de la fenêtre, a posé aussitôt sa tasse pour saluer, d’un applaudissement frénétique, l’entrée du héros inespéré. Après quoi, elle s’est levée précipitamment pour lui serrer ses deux mains qui pendaient, gelées et confuses, des manches trop courtes de son vieux manteau. Geste qu’elle avait vu faire à la championne de Formule 1, Ingeborge Krom-schräder, pour saluer sa rivale malchanceuse sur le circuit du Neubourg Ring, à l’occasion du Grand Prix de 1957. Il ne manquait que la fanfare de Kreuzberg (s’il en avait existée une, alors), pour compléter dignement ce retour. Tout le monde parlait en même temps : le propriétaire de l’hôtel, Monsieur Weinreich, qui répétait qu’il savait qu’un jour ou l’autre son client devait revenir car, bien que ce fût dans l’illégalité totale, tout se passait dans la légalité, du côté communiste ; Mister John Runnings, que personne ne comprenait car, sous le coup de l’émotion, il parlait plus mal encore l’Anglais que l’Allemand. Les dames de la cuisine, très excitées, et qui colportaient de table en table, en s’embrouillant un peu naturellement, l’aventure de celui qu’on n’attendait plus -dans le meilleur des cas, pas de sitôt ! La dame de l’Est, qui racontait à son voisin de table (un jeune homme malingre, avec une tête de lapin sous sa casquette tibétaine, rouge et jaune), à grand renfort de détails et de gestes, comme s’il était le premier individu de la tribu Wurundjari avec qui elle conversait dans sa vie, sa propre aventure personnelle en franchissant la frontière des deux Allemagnes. Ses lèvres soulignées d’un trait luisant de carmin, ses cheveux courts ondulés vers la nuque, d’une couleur rose-abricot assortie à son sweater ras de cou, et sa broche en forme de macaroni doré, l’auraient faite prendre pour une vedette de cinéma des années 40, si elle n’avait louché à donner le vertige. Elle venait de la région des Monts métallifères (Saxe), où l’on fabrique encore ces jouets en bois tourné qu’on offre aux enfants, dans certaines familles traditionnelles. Comme elle avait dépassé soixante-dix ans, on (les autorités de la RDA) l’avait autorisée à rendre visite à sa famille, à l’Ouest. Demain matin, elle poursuivrait son voyage, vers Stuttgart, où demeurait sa sœur jumelle. Laquelle, m’assurait-elle, ne louchait pas du tout. Il ne manquait au tableau que la patronne, dont on attendait avec impatience qu’elle fut levée, pour en savoir davantage sur les tribulations de Mister John Runnings. « Elle parle couramment l’Anglais » nous jetait au passage en pinçant les lèvres, comme si elle eût sucé un bonbon, l’une des deux dames du petit-déjeuner… En attendant son apparition, Mister Runnings s’était laissé tomber sur un siège, en face de moi, épuisé et affamé, encore plus ratatiné que d’habitude, dans son vieux manteau aux manches trop courtes. Ses pantalons tirebouchonnant à l’infini sur ses godillots crottés. Et il m’avait raconté son histoire, en avalant mon café et mes tartines beurrées.

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                                                         Mister Runnings is back ! 

 

 

   Depuis une semaine, tout le Stuttgarterhof attend des nouvelles de John Runnings.

   Mister John Runnings est citoyen américain, depuis 69 ans. Et, depuis huit mois, il est le client le plus encombrant de l’hôtel Stuttgarterhof. Les passants sont rares dans ce coin écarté de la Rue Anhalter. En fait, on marche très peu sur le bout de trottoir où il est situé, parce que quinze mètres plus loin il finit dans le Mur. Cette partie de Kreuzberg était, avant la guerre, un endroit très animé ; le centre même de ce quartier populaire, autour de la plus grande gare de Berlin dont il ne reste qu’un pan de ruines conservé je ne sais pour quelle raison. Les quelques rares promeneurs qui s’y hasardent, avant de s’apercevoir presque aussi vite qu’ils se sont engagés dans une impasse, ont des chances de tourner les talons sans remarquer qu’il y a là un hôtel. Ils verront  au mieux des terrains vagues et, en arrière-plan, des grands immeubles badigeonnés de crasse, probablement squattés. Est-ce pour appeler l’attention de ces âmes égarées, que le propriétaire a fait couvrir sa façade (ou plutôt, ce qu’il en reste) de trois bandes horizontales, épaisses et alternées, de peinture rouge, blanche et verte ? Monsieur Weinreich ne le dira jamais. Dans la petite loge vitrée qui fait fonction de réception, Hans-Joachim Weinreich répond à toutes les questions de ses clients, sauf à celle qui concerne les trois couleurs de sa façade.

La cause en est peut-être que cela a été mal fait ? Ou bien que le résultat ne répond pas à l’effet qu’il escomptait ? Ces trois bandes de peinture ont, il faut le dire, un air improvisé qui renforce l’aspect triste et minable de cette construction en rez-de-chaussée, à quoi se résume son hôtel. En fait, on s’attendrait à trouver, en franchissant ce qu’on hésite à nommer un porche - tant cette ouverture a été dénaturée -, un dépôt de ferraille ou un atelier de mécanique, comme il s’en voit fréquemment dans les extensions industrielles des grandes villes. Il n’en est rien. J’ai engagé ma voiture de location dans un passage étroit, si étroit que j’aurais dû y renoncer avant d’écouter mon instinct. D’autant que j’ai compris, en arrivant au bout, qu’il me faudrait ressortir en faisant marche arrière. Ce qui ne serait pas une simple affaire, étant donné que j’étais seul avec personne pour diriger la manœuvre. J’y ai trouvé une entrée discrète, flanquée de quatre ou cinq fenêtres garnies de pots de fleurs, de vieilles boîtes de conserves, de débris de mille choses disparates. Sur six mètres précédant cette entrée, une bande étroite de terre s’acquittait à regret de quelques salades, d’une poignée de salsifis et de poireaux étiques, entre deux perches à cornichons. Au milieu, une planchette de bois grossièrement barbouillée mettait en garde les intrus : « Les clients de l’hôtel sont les bienvenus. Les curieux sont priés de faire demi-tour ». Le propriétaire avait apparemment le sens de l’humour. J’ai tout de suite associé cette heureuse disposition aux bandes tricolores qui recouvraient tout, autour de moi : les pots de fleurs, les vieilles boîtes de conserve, l’entour de la porte d’entrée et des fenêtres, le soutien de la planchette et jusqu’aux perches à cornichons. Etant donné que je cherchais un endroit tranquille, à l’écart du trafic et du bruit, j’ai décidé d’élire domicile chez cet original. Mais, j’en reviens à mon propos… Si Mister John Runnings se montre un client très encombrant du Stuttgarterhof, ce n’est pas parce qu’il y prend beaucoup de place, ni qu’il s’y montre un client odieux ou particulièrement bruyant. Au contraire. Il est le plus civil et le plus discret des clients de l’hôtel. Cette dernière qualité s’expliquant peut-être par le fait qu’il occupe le dernier coin, le plus retiré de l’établissement. Il loge tout en haut d’une sorte de grosse cheminée en briques ocre, comme on en voit encore quelques-unes debout dans les quartiers pauvres, où elles signalent la présence d’une ancienne forge ou d’un atelier mécanique, souvent reconvertis en lofts. Sinon que ce n’est pas une cheminée, dans le cas de Mister Runnings, mais tout ce qu’il reste de l’aile principale de l’ancien Stuttgarterhof : un pan de mur haut de quatre étages environ, resté miraculeusement debout après les bombardements de février à avril 1945, et qu’on ne s’est pas encore décidé à démolir, peut-être parce qu’on tient à montrer ce qu’on a vécu ici, qu’elle est encore solide malgré les épreuves qu’elle a subies - plus certainement, par manque de moyens. Ce morceau de construction, aussi étroit que haut, résume à lui seul : l’escalier empreint de noblesse, la distribution des couloirs, les enfilades des portes, les chambres avec leur confort – vastes salles de bains et dressings lambrissés… tout ce qui fut un grand hôtel de luxe. En son temps, le rival de l’Hôtel Adlon, à ce que dit son actuel propriétaire. Cette ruine, dressée dans un paysage lugubre qui évoquerait plutôt la fin du monde que la campagne, malgré sa ceinture de champs envahis d’orties et de ronces, avec quelques beaux arbres parfois au milieu, a aujourd’hui sa raison d’être dans le fait qu’elle a conservé, tout à son sommet, une seule et unique chambre, sans fenêtre, sans commodités, avec un modeste escalier pour y accéder (sans doute celui que prenaient les bonnes qui logeaient sous les toits). De l’imposante volée de bois qui conduisait la clientèle vers les étages, il ne reste que les premières marches et les deux lions appuyant leurs pattes avant sur les armes de la ville de Stuttgart, devenus l’ornement du buffet de la salle à manger, en entrant à gauche de la réception. Pas de chauffage, ni d’eau courante. Le propriétaire de l’hôtel se servait de ce réduit comme de remise (bien qu’il faille y monter : il faut les grimper les marches étroites et branlantes qui se déroulent en piston jusqu’au sommet !), où il entreposait des choses inutiles et qui encombraient la cour d’entrée, avant qu’il ne se décide à en faire un jardin potager. Aussi, est-ce la chambre la moins chère de l’hôtel. Mister Runnings ne paye que sept marks par jour, petit-déjeuner compris. Naturellement, il ne lui est pas servi dans sa chambre… On comprend aisément pourquoi. John Runnings est un Américain très spécial. Lorsqu’il est arrivé pour la première fois, au Stuttgarterhof, il a vivement insisté pour l’avoir, cette chambre. Comment pouvait-il en savoir l’existence ? S’il l’a dit alors, personne ne s’en souvient. Et s’il n’avait pas affirmé qu’il voulait séjourner à l’hôtel quelques temps, et s’il n’avait pas tenu à payer à l’avance six mois de pension (parce que, pour cinq marks supplémentaires, on lui servait également un repas quotidien), la direction n’aurait pas consenti à lui débarrasser la pièce d’en haut. Sans aucunes commodités ! avait-on bien insisté. Il devrait utiliser pour ses besoins les toilettes du rez-de-chaussée. Certes, en cas d’urgence, il y avait le pot de chambre. Mais Mister Runnings lui préférait une vieille bouteille d’eau minérale, qu’il vidait discrètement, tous les matins, dans le caniveau. Quelques jours plus tard, lorsqu’on l’avait vu arriver avec un escabeau pliant et un étui long de la marque optique Carl Zeiss sous le bras, on avait compris (ou plus exactement, on avait commencé à s’en douter), pourquoi le citoyen américain John Runnings avait tenu à louer la petite chambre d’en haut, plutôt qu’une autre. Ce n’était pas à défaut de lui en avoir proposées ; sinon avec vue, du moins avec une fenêtre donnant sur le jardin potager. Ce que la sienne n’avait pas ! Par contre, elle avait une ouverture (si l’on peut appeler ainsi un rectangle de 28 cm sur 50 donnant sur l’extérieur, vers le milieu d’une cloison verticale, étroite et haute, en maçonnerie badigeonnée de blanc), qui avait longtemps servi d’aération pour les cabinets du personnel de l’hôtel, lesquels avaient été intégrés à la chambre contiguë, lorsqu’il s’était agi de gagner un peu de place là-haut. Cette cloison, ainsi que les trois autres qui lui tenaient compagnie, étant plus élevée que l’intervalle qui les séparait, la chambre de Mister Runnings faisait penser à une citerne, dans laquelle on l’aurait jeté, dans l’intention évidente de s’en débarrasser. A preuve, la partie supérieure de ce volume, lorsqu’il le contemplait allongé sur son lit, par sa surface plane et vide (on n’y avait pas même accrochée une ampoule), n’offrant pas le moindre indice pour lui permettre de deviner en quoi elle consistait : une fente, une cloque, un soulèvement quelconque de quelque chose…lui avait tout l’air d’un couvercle qu’on avait rabattu sur lui, sitôt qu’il y était tombé. Elle aurait pu être en béton, en acier laqué comme une porte de coffre-fort, en carton, en feutre ? Elle pesait trop sur son crâne chauve, pour être faite dans ce matériau. D’ailleurs, la progression rapide de ce qui avait bien l’air d’être une mouche, lui montrait qu’elle était parfaitement lisse, sans la moindre embûche …. Alors, il tournait son regard vers la lumière blafarde qui entrait par le rectangle du vasistas. Que le vasistas de ces cabinets donne aujourd’hui sur le Mur ? se disait-il. C’est là le fait des hasards de l’Histoire. Lesquels ont voulu que la ville soit pratiquement rasée par les bombes en cet endroit ; que le secteur russe commence exactement à cent mètres ; que dans la nuit du 12 au 13 août 1961, on ait décidé de se séparer de la zone d’occupation des forces occidentales, en élevant un mur en béton et barbelés ; et qu’un morceau d’un hôtel de luxe restât debout là précisément… A quoi, il aurait convenu qu’il ajoute à ses réflexions : qu’il avait fallu aussi qu’au dernier étage de ce morceau de ruine, l’aération du petit coin des bonnes s’ouvrît sur le lieu de cette tragédie humaine, tel un œil désabusé qui s’éveillait depuis peu la nuit (car sa chambre avait l’électricité), pour le dominer de toute sa hauteur. Le surplomber même. C’était (j’emploie le passé, car ce lieu n’existe plus depuis que l’on a reconstruit entièrement ce quartier) le seul et unique endroit de Berlin-Ouest, à part l’orgueilleux immeuble que le patron de presse, Axel Springer, s’était fait élever au checkpoint Charlie, d’où l’on avait une vue plongeante sur la bande de béton, le no man’s land et tout ce qui se passait derrière, en terre soviétique. Comment Mister Runnings avait-il pu connaître cette particularité ? Encore une fois, c’est un mystère. Bien que dans une ville renfermée, comme l’était Berlin en ce temps-là, chacun ait été au courant de ce qui se cachait chez le voisin. A la différence des villes renfermées de province, on s’en fichait complètement. Du moins, à l’Ouest… En se haussant sur la pointe des pieds - non qu’il soit petit (il avait exactement la taille moyenne des Américains de race blanche nés en 1913), sur la dalle de ciment qui avait remplacé la cuvette des wc., et en faisant attention à ne pas accrocher sa barbe poivre et sel à la crémaillère qui tenait la vitre levée, Mister Runnings pouvait survoler deux siècles d’histoire de l’Allemagne moderne, du moins ses pages les plus déterminantes. Un vaste espace désert, apparemment vidé de toute activité humaine, balafré de murs, fossés, déroulés de barbelés électrifiés, chevaux de frise (entre lesquels, certains disaient qu’on aurait placé des mines), tourelles de surveillance, postes de contrôle où personne ne semblait se manifester. Tout un appareil de mort, qui faisait de cette bande une zone de grand danger, pour celui qui aurait été assez inconscient pour s’y aventurer. Sans parler des Vopos (abréviation de Volkspolizeï) dans leurs miradors, qui avaient l’ordre de tirer sans sommation sur tout intrus. Au deuxième plan, l’immeuble gris de l’ancien ministère de l’armée de l’air (la Luftwaffe), le trou marquant l’emplacement de la chancellerie d’Hitler et du fameux bunker, le sommet de la Porte de Brandebourg avec son quadrige de profil ; un champ de cailloux qui avait effacé la mémoire du palais du prince Albert de Prusse et la coupole de l’église française, sur laquelle un arbre avait poussé… Le tout sur un horizon lointain de toits, transpercé par les pointes noires de clochers et l’alignement de cheminées d’usines, telles des batteries de DCA tournées vers le ciel. Toutes choses qu’il avait appris à désigner grâce à un Baedeker de 1936, édité à l’attention des visiteurs étrangers de la capitale, qu’il s’était procuré chez un bouquiniste de la Rue Kant. Mister Runnings était venu à Berlin car il ne voulait pas mourir sans avoir vu le Mur, comme il l’avait déclaré au journaliste qui l’interviewait, dans un article de Die Welt am Sonntag que les documentalistes avaient retenu dans mon dossier. Il était resté à Berlin, à cause du Mur. En effet, depuis son arrivée dans cette ville, il était littéralement hanté par lui. Cette bande grise barbouillée de graffitis était devenue une obsession, son idée fixe. John Runnings avait vécu toute sa vie à Seattle, où il avait exercé le métier de menuisier. Il s’était battu en 1945, avec des centaines de milliers d’Américains, jeunes et courageux comme lui, pour que triomphent en Europe la liberté et la démocratie. Marié à une jeune femme sérieuse, originaire de Vancouver, il avait donné à son pays quatre beaux enfants ; lesquels pensaient, comme lui, que les Etats-Unis étaient, sinon la panacée universelle, du moins la meilleure réponse qu’on avait donnée à ce jour aux problèmes des habitants de la planète. En bref ! Toute cette vie bien remplie de Mister John Runnings – et dont il entamait d’un cœur léger le dernier virage – était soudain venue buter, un jour d’octobre 1982, contre un obstacle. Une limite infranchissable imposée à son monde à lui, Mister John Evarist Runnings : le Mur de Berlin. Il avait aussitôt tout laissé – femme, maison, enfants et petits-enfants, crédits à la banque et projets de vacances -, pour rester là, interdit devant ce qui lui était interdit, bloqué dans son entendement. Même sa fille cadette, Jay, qui l’avait toujours suivi dans toutes ses décisions, avait dû renoncer à le faire revenir sur celle-ci. Elle était repartie sans lui, enceinte de son troisième enfant. Il avait seulement demandé qu’une part de sa pension de retraité soit transférée sur un compte, qu’il avait ouvert à la Caisse d’Epargne allemande. Depuis, Mister Runnings quitte, chaque matin, à pied, avec sa bouteille d’eau minérale, le Stuttgarterhof, pour aller à la rencontre du Mur. Il marche, marche, marche, qu’il pleuve ou qu’il vente. Il pourrait s’éviter cette fatigue, en se dirigeant droit devant lui. Il le trouverait à quinze mètres de son hôtel. Mais, il a besoin d’avancer, d’aller plus loin, au hasard de ses pas. Il marche donc, lentement, car ses jambes ont leur âge, et qu’elles ne sont plus aussi sûres qu’à vingt ans. Il marche, jusqu’à ce qu’il le trouve, barrant son chemin, dressé entre lui et sa volonté têtue de citoyen américain. Alors, il s’arrête et le regarde, tout ahuri, comme un obstacle inattendu qui aurait surgi dans la nuit, pendant qu’il dormait. Il reste là, de longues minutes, immobile, les bras ballants, devant sa paroi lisse, marquée ça et là d’un graffiti. Il en pleurerait… Parfois, un rideau de bouleaux, au vert tendre qui frissonne sous le vent, un vol d’oies sauvages passant très haut dans le ciel, lui disent que la vie continue. Rien n’y fait. C’est donc cela, le Mur ? semble-t-il se dire, en hochant le bonnet de laine tricotée bleu marine (un achat de Madame Runnings, avant qu’ils s’envolent pour l’Europe) qui couvre son chef, et en clignant ses petits yeux clairs qui paraissent avoir tout le temps des raisons de jubiler. Les premiers temps, il a manifesté timidement sa désapprobation. En ouvrant largement les bras, par exemple, tout en penchant ses épaules vers l’avant. Et puis un jour, il a profité de sa halte forcée pour sortir, de dessous son vieux paletot trop large, un papier griffonné de deux ou trois mots (en Anglais, bien sûr !), qu’il a levé entre ses mains, à la hauteur de sa barbe poivre et sel. Ce qui, - la nature lui ayant donné en abondance dans le bas du visage, ce que le temps lui avait trop vite ôté en haut - faisait l’effet d’une étiquette posée sur un gros ballot de chanvre. Il se tenait coi, indifférent à ce qu’il était en train de faire, comme si ce n’était pas lui qui exhibait ce papier, mais un autre, un voisin qui ne se serait pas présenté en arrivant dans le pavillon qui jouxte le sien à Seattle, et qui serait, à ce moment précis, en train de faire la même chose que lui : arroser son gazon, par exemple, ou tailler sa haie de troènes. Comme il a remarqué que les passants, en général, ne faisaient pas attention à son geste ou, dans le cas inverse, acquiesçaient à peine d’un dodelinement de la tête ou d’un applaudissement discret, il a décidé de se transformer, le temps de sa promenade, en homme-sandwich. Il a quitté un matin son hôtel, le tronc flanqué d’écriteaux appelant, en grandes lettres tracées à la peinture rouge, à la révolte contre ce qu’il qualifiait d’attentat à son statut d’homme libre, grandi dans la conscience d’appartenir à la nation où étaient le mieux garanties la justice et la raison. Le Stuttgarterhof se serait bien passé d’un client comme Mister Runnings. Non pas qu’il ait cessé de manifester, envers tout le monde, cette exquise politesse qui l’avait fait classer immédiatement par Madame Weinreich dans la catégorie des gentlemans, ces membres de la « cosmopolitan people » (comme elle le disait, en pinçant ses lèvres) qui ne manquaient pas à Berlin avant la guerre. Mais, il n’en était pas de même pour sa discrétion. Il revenait à présent de ses promenades, avec des rouleaux de papier blanc qu’il étalait sur le tapis du salon, sans demander l’autorisation à personne. Là-dessus, il traçait à quatre pattes en grosses lettres, au feutre rouge et noir, des mots agressifs, voire même franchement grossiers, comme « Shit », « Fuck », etc. et il s’en parait ensuite la poitrine ou le dos, pour sortir dans la rue, à la plus grande joie de la domesticité et des autres clients, lesquels le poussaient parfois à dépasser les limites, par mauvais esprit ou par désoeuvrement. Que pouvait-on faire ? Ses papiers étaient en règle ; il payait sa pension d’avance… Puis, cela faisait de la publicité pour l’hôtel. Et on en avait bien besoin. Monsieur Weinreich bougonnait un peu, en le voyant passer ainsi affublé devant la réception. Madame haussait les épaules. Les dames de service se poussaient, en montrant leurs visages hilares, à la porte de la cuisine. On le vit même sortir un jour en homme-sandwich, le bas tirebouchonnant de ses pantalons entortillés d’inscriptions, coiffé d’un cylindre en carton de même, qui laissait pendre dans son dos une bande de calicot tracé de gros caractères ; des badges « Peace and Love », « Atomkraft ? Nein danke ! » ou avec des langues tirées, piqués dans sa barbe d’où émergeait une face réjouie, qui aurait pu passer pour la face avinée d’un ivrogne, si jamais on l’avait vu boire un verre d’alcool quelconque ou monter en cachette des bouteilles dans sa chambre. Pourvu en outre d’une longue perche au bout de laquelle il avait fixé une pancarte, il avançait par saccades, en donnant à son parement l’aspect farouche d’une armure sur un guerrier qui, la lance au poing, marcherait au combat. Oh ! Pas pour aller bien loin… Du haut de leur mirador, à cent mètres de là, les Vopos du checkpoint Charlie l’ont longuement observé au bout de leurs jumelles. Voyant qu’il n’émouvait personne - pas même un journaliste ne s’était dérangé pour savoir ce qu’il en ressortait, ou se fendre d’un petit article dans la dernière feuille locale -, ses actions sont devenues plus hostiles, et aussi plus spectaculaires. Par ses écrits, il a exhorté en juillet les Berlinois de l’Ouest à venir se soulager contre le Mur. Ce fut la fameuse journée « Pee-In » (littéralement : « Faîtes pipi dedans »), au cours de laquelle il a lui-même prêché par l’exemple, à maintes reprises. Une autre fois, il a entrepris, devant une assemblée de journalistes (il avait réussi à en convoquer deux, pour l’occasion), d’asséner des coups de masse sur le sommet du Mur, à un endroit où ce dernier forme une sorte d’avancée, sans issue bien sûr, dans le secteur Est. Il a d’abord tenu une conférence de presse, dans le jardin du Stuttgarterhof, qui était devenu son Q.G.. Après quoi, il s’est dirigé à pas lents, filmé et photographié par les deux représentants des médias locaux, vers le lieu qu’il avait élu pour son action. A l’aide d’une échelle, empruntée à son logeur, il a grimpé lentement jusqu’à la partie arrondie qui fait office de faîtage, qu’il a parcourue à califourchon sur quatre ou cinq mètres, une jambe dans le secteur Est l’autre dans l’Ouest, avant de s’arrêter trop essoufflé pour aller plus loin ; puis il a soulevé péniblement sa masse, pour donner deux petits coups dans le béton. Frapper plus fort, ou davantage, eût risqué de lui faire perdre son équilibre, et l’envoyer dégringoler de l’autre côté du Mur. Sous le ciel gris et froid, les Vopos ont tout vu avec leurs jumelles, avant de le consigner par le détail sur leur grand livre de contrôle. Dans le secteur Est, sur la Place de Potsdam, des ouvriers, occupés à des travaux de terrassement, sont restés parfaitement indifférents à la scène. Par contre, du côté Ouest, un groupe de touristes qui étaient descendus de leur bus, pour prendre des photos, ont marqué leur surprise et demandé à leur guide si l’on avait le droit de faire, ce qu’ils étaient en train de voir. Tout cela n’a pas fait bouger grand chose ! A part que Mister Runnings a réussi, en frappant une troisième fois plus fort, à détacher un petit bout de béton qui est exposé et répertorié aujourd’hui au Musée du Mur, au checkpoint Charlie. Son entêtement se heurte à un autre obstacle, plus dur que le béton, avec l’indifférence de ses contemporains. Alors, le 14 avril dernier, il a décidé un jeune Allemand, Mirko Brahms, à l’accompagner dans le projet insensé d’une course de protestation à travers le no man’s land qui fait office de ligne de démarcation entre les deux secteurs. Du haut du mirador 30 et, cent cinquante mètres plus loin, depuis l’entonnoir en béton du mirador 31, que séparent des guérites trouées de meurtrières et des postes téléphoniques qui font des points noirs sur les lambeaux de neige souillant le ciment gris, les Vopos qui montaient la garde ont vu arriver le petit groupe, dans le secteur Ouest. A première vue, il ne leur a pas semblé plus suspect qu’un autre, que ces groupes de touristes qui viennent, de jour comme de nuit, rôder autour du Mur. Dans la journée, ils choisissent de préférence une position élevée, pour mieux se repaître de l’Est. Et, quand ils aperçoivent une ombre, quand ils croient distinguer du mouvement, quelque chose de vivant, une silhouette, là-bas en face, ils crient très fort, comme à la corrida, et agitent désespérément leurs mouchoirs. Il y en a même qui se munissent d’un porte-voix, comme les capitaines des bateaux en détresse. Et ils vocifèrent des choses qu’on ne comprend pas. On pourrait imaginer, si on les laissait franchir la frontière, qu’ils n’auraient qu’une hâte, sitôt le Mur passé, d’aller faire la même chose de l’autre côté. On aurait ainsi les mêmes qui s’adresseraient réciproquement des signes et se prendraient en photo à qui mieux. Par malheur (ou par bonheur) ce n’est pas le cas dans la zone Est, où toute manifestation d’intérêt pour ce qui se passe à l’Ouest est strictement interdite. A l’exception de quelques groupes de touristes Ukrainiens, Mongols ou Chinois de la Chine rouge, en visite officielle en RDA, on ne s’y occupe pas davantage du Mur, que d’une chose qui n’existerait pas. Pourtant, jouer l’autruche dans l’affaire qui nous intéresse, aurait été – non seulement difficile (voire impossible), mais surtout fatal pour l’avancement de la carrière des occupants des miradors 30 et 31. D’autant plus que deux silhouettes, portant une échelle, s’étaient détachées du petit groupe pour s’approcher ostensiblement du Mur. Quelques minutes plus tard, les gardes ont vu pointer deux têtes au sommet de la barre de béton. Ils se seraient crus à la baraque de tir, avant que le marché d’hiver ne plie bagages pour laisser à sa solitude glacée la Place des Gendarmes. Les corps n’ont pas tardé à les suivre, du moins jusqu’aux hanches ; et puis l’échelle, qui a été appuyée de l’autre côté. Le plus vieux des deux, avec une grande barbe poivre et sel, gesticulait comme un forcené, en lançant des injures. Ensuite, il a imité son acolyte, qui avait passé ses jambes pour se percher sur les barreaux, et il est descendu derrière lui dans la zone interdite. Là, ils ont commencé à courir à cloche-pied et en zigzags, en se tenant par la manche de leurs manteaux. Leur course aura été brève. Ils n’ont pas fait cent mètres, que les autorités sont venues les cueillir… En fait, les policiers n’ont attrapé que le plus vieux. L’autre a réussi à regagner l’échelle, pendant qu’on ceinturait son compagnon, et à s’en retourner plus vite qu’il n’était venu. Mister Runnings a été menotté, fouillé et conduit sous bonne garde, vers un camion bâché. On ne l’a plus revu. Tout s’est passé tellement vite, que personne n’a eu le temps de monter sur le Mur pour prendre des photos. De toutes les façons, l’échelle était restée de l’autre côté. Depuis, tout le monde au Stuttgarterhof attend des nouvelles du disparu. Chaque matin, les visages s’allongent en interrogeant le casier où sont accrochées les clefs des chambres. La 85 est toujours à sa place. Bien que l’hôtel ne dispose plus que de sept chambres (lui qui en avait plus de deux cent, jadis !), on a tenu à conserver une numérotation décente en employant l’ancien casier. Et la chambre de Mister Runnings a hérité, par le plus grand des hasards, de la serrure, de la plaque de cuivre gravée et de la clef aux armes de Stuttgart, de sa voisine du dessous, la 85, qui est aujourd’hui une porte condamnée sur le vide.

Arno Breker
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                                                              Chez Arno Breker

 

 

   J’avais expédié mon déjeuner au restaurant universitaire, avant de retourner chez Frau Boubsa pour monter un seau de briquettes jusqu’à ma chambre. Ce n’est pas qu’il fît froid ; mais, en avançant dans l’automne, la chaleur du poêle m’aidait le matin à me replonger dans mes notes. J’occupais, au sommet d’un escalier en bois, une mansarde, où tenaient avec peine un lit surmonté d’une étagère de livres, une petite penderie cachée par un rideau, un bureau et sa chaise. Entre un vieux poêle en fonte et une fenêtre à bascule, par où pénétrait la clarté avare d’un ciel le plus souvent gris.

   L’après-midi commençait à peine et je n’avais pas voulu m’attarder dans ma chambre, par crainte de céder à la tentation de me mettre au lit. C’était la même chose tous les samedis ; après la fermeture des commerces, un ennui de plomb s’abattait sur la petite ville de Bonn. La salle de lecture de l’institut Max Planck était fermée. Où aller ? En traversant l’une de ces petites rues tranquilles, que borde l’alignement morose des maisons à pignons, une affichette punaisée à même le tronc humide d’un marronnier attira mon attention. Un guerrier ? Un sportif ? Le bras tendu, saluant les tribunes. Sa nudité aurait parlé pour un personnage d’une autre époque, n’étaient sa maigreur expressive et ses cheveux longs, jusqu’aux épaules. Le modèle était apparemment un homme d’aujourd’hui. Son bras, que j’avais cru tendu, s’appuyait en fait sur un long bâton. Je pensai qu’il pouvait s’agir d’un pêcheur, ou d’un berger gardant son troupeau… Peut-être Africain. Un Indien ? L’Inde était alors à la mode et la face camuse du modèle, sa maigreur, pouvaient le laisser supposer. L’emploi de la sanguine, (un minerai – à ce que j’ai entendu dire – à base d’oxyde de fer, avec lequel on fait des crayons du même nom), ajoutait au personnage une touche d’exotisme. Ce corps nu, en traits brefs, roussâtres, superpositions de hachures soulignant les muscles. Le dessin m’intéressait par sa spontanéité, mais sans plus. 

  

Quelques minutes plus tard, je tombai cependant sur la même affichette, apposée cette fois contre la porte laquée, blanche et luisante, d’une belle maison. Sa façade haute, en pierre grise et briques jaunes, était bordée sur la chaussée par un jardinet étroit, garni de massifs d’hortensias aux teintes fanées. Ce qui lui donnait à l’ensemble un effet de vieux monochrome, volontairement recherché par son propriétaire. Moins par curiosité, que pour retarder le moment où il faudrait retourner vers l’ennui de ma chambre, je gravis les quelques marches en pierre du perron. Il s’agissait bien, comme je l’avais pensé tout de suite, d’une galerie ; mais dont l’accès n’était pas libre. Une plaque de cuivre gravée indiquait le moyen de s’annoncer. Je tirai sur la poignée rutilante en cuivre, qui pendait à gauche de la porte. Au cri de la sonnette succédaient quelques minutes de silence. Une porte claque, des pas se précipitent sur un escalier en bois. Enfin, je me trouve en face d’un homme dans la quarantaine, à l’allure plutôt enrobée, avec un visage poupin affublé d’un gros nez, rose et charnu, qui donne l’impression d’un navet en caoutchouc. Avec ses cheveux impeccablement peignés vers l’arrière, partagés d’une raie lui prenant bien la tempe ; ses yeux bleus, joyeux comme des billes ; et ses bonnes joues rebondies de gros poupon en celluloïd, je me croirais en présence d’un chef de scouts nord-américain. Un avatar germanique de la vision de Baden-Powell ? Il aurait pu être en culottes courtes, lorsqu’il m’apparût dans l’embrasure ripolinée de neuf de sa porte ; j’en aurais été moins surpris, que du formidable « Grüss Gott ! » qu’il rugit, en m’invitant d’un geste obséquieux à entrer. Dans la Hesse, on n’emploie quasiment jamais cette expression pour saluer quelqu’un. Elle est plus coutumière dans les régions catholiques du sud de l’Allemagne, comme la Bavière ou le Tyrol. Elle me surprit, tout comme l’empressement exagéré du type, sa façon de jeter les bras en avant, de brasser l’air de ses mains dodues, de tordre ses jambes courtes, comme s’il allait soudain les passer par-dessus sa tête, tandis qu’il me conduisait à travers un hall, vers la salle attenante où se tenait l’exposition. Tout cela, en allumant des spots sur les murs et en trompetant des propos que j’avais du mal à comprendre. Je pénétrai dans une longue pièce blanche, vide, généreusement éclairée, donnant, par deux paires de fenêtres opposées, à la fois sur la rue et sur un jardin mélancolique, où quelques arbres sombres faisaient partiellement écran à la clarté blafarde du ciel. Il y avait là, accrochés aux murs blancs, une vingtaine de dessins, encadrés d’une simple baguette claire, qui représentaient tous (ou presque) le même modèle nu à la peau bistre, qui avait attiré mon attention dans la rue. Allongé ou le haut du corps appuyé sur ses coudes, accroupi ou assis, une jambe repliée et entourée par ses bras maigres, dans des positions d’attente ou de contemplation. J’étais arrivé, après quelques minutes passées devant chacun, au dessin qui était reproduit sur l’affichette, incontestablement le plus intéressant, lorsque la voix du galeriste retentit : - Vous vous intéressez à l’art ? - Pas spécialement… répondis-je, d’une voix distraite. - Dans ce cas, jeune homme ! Il avait prononcé ces mots avec une certaine affectation, tout en faisant mine de me raccompagner vers la porte, comme s’il voulait me dire : Stop ! Notre entretien s’arrête ici, et votre visite aussi. Vous n’êtes pas entré chez moi ; et moi, je ne vous ai pas vu. Adieu ! C’était, me semblait-il, prendre de bien haut ce que j’avais eu la maladresse de dire avec sincérité. En effet, je ne m’étais pas encore posé la question de mon intérêt pour l’art. En tout cas, pas de façon aussi directive, qu’il venait de la poser. Je me sentis obligé de bafouiller une explication, un peu embrouillée : - Je pensai que… Je suis étudiant en lettres… A l’université rhénane Friedrich-Wilhelm… Il me coupa sèchement : - Vous êtes Français ? - Oui ! - C’est bien ce qu’il me semblait. Vous parlez mal notre langue, et en plus vous chantez, comme tous vos compatriotes. Il remarqua ma surprise : On a dû vous dire que c’est « charmant » (il se moquait visiblement de moi). Continuez donc de le faire ! Il ajouta, sans me laisser le temps de placer un mot : - Savez-vous que l’artiste qui a dessiné ces œuvres (en écartant les bras)) a passé sa jeunesse à Paris ? Cela vous dit quelque chose « lé Mon-dé-Parnasse » ? « lé Gran-dé-Chômiéreu » ? Il prononçait ces noms français en arrondissant exagérément les lèvres, comme s’il s’agissait de goûter à un met très délicat, un velouté de cresson à l’aneth, par exemple, ou une crème de salsifis à la mousse de truffe, dont il s’agissait de rien moins que de faire ressortir toute la saveur. Vous avez entendu parler de Jan Gôktô, Maillôl, Pikassô ? Vous connaissez Franzouase Zôdé ? Ce nom, qui ne me disait rien du tout, sortit plus aigrement que le reste de ses lèvres en cul de poule. Et, pour cause. Il poursuivit : - C’est une méchante femme ! Elle nous interdit d’exposer à Paris. Oui, parfaitement ! Pourtant, c’est grâce à l’artiste qui a fait ces œuvres… et dont je tairai le nom, qu’elle est vivante. Oui, jeune homme ! qu’elle est vivante ! Car il lui a sauvé la vie… De même qu’à Pikassô. C’est skandaleuse ! (Il poussa un profond soupir) C’est d’un grand artiste ! d’un trrrès grand artiste ! tout ce que vous voyez là… Et, sans me laisser le temps de me ressaisir : - Qu’est-ce que vous faîtes maintenant ? Là ! Dans les heures qui viennent ? Je ne sais pas ce qu’il veut me dire. Je m’empêtre : - Euuuh… Rien ! Seulement, je suis invité ce soir et… - Vous serez de retour avant. Je dois y aller… J’ai des épreuves à lui remettre… Vous viendrez avec moi, chez le « Professor »... Ce n’est pas loin… Une demi-heure de route, à peine ! Trente minutes plus tard, une grosse Mercedes noire s’arrêtait en bordure d’une haie de troène, derrière laquelle se montrait à peine le toit plat d’une maison. Une sorte de bungalow hermétiquement clos. A notre coup de sonnette, un vieil homme s’avançait à notre rencontre au bout d’une allée de gravier. Il ne semblait pas venir de la maison mais d’une aile, plus modeste, qui la jouxtait sur le côté droit. Son atelier, pensais-je. Il eut un instant d’hésitation en me voyant. Un large sourire répondit au mien, lorsqu’on nous présenta. Sa main était chaleureuse et franche ; mais, dans ses yeux, je continuais à sentir comme une appréhension, quelque chose qui se demandait : ami ou ennemi ? L’homme portait un veston à petits motifs gris foncé et blanc (ce qu’on appelle du « Prince de Galles »), sur un pull noir ras-le-cou qui laissait apparaître le col boutonné d’une chemise à carreaux. Sa démarche pesante lui donnait un air accablé et très vieux, bien qu’il montrât une carrure imposante et à peine voûtée. On ne voyait d’abord de son visage, que la barre sombre de gros sourcils épais, en accent circonflexes, qui lui donnaient l’aspect sévère d’un vieux militaire à la retraite. Une sorte de Général Dourakine. Mon introducteur chez lui se faisait appeler « Mister Joe », et il se servait exclusivement du titre de « Professor », pour parler de notre hôte ou en s’adressant à lui. Il m’avait simplement présenté comme un étudiant français, qui préparait un travail universitaire sur l’art des années 30… Explication qui parut satisfaire tout le monde. Sauf peut-être Breker, qui parlait parfaitement le français. - D’où venez-vous ? fit-il, en se tournant vers moi. - De Nice. D’un geste, que n’aurait pas désavoué un méridional, il reprit : - Nice… La lumière de la Côte d’Azur ! Le panorama des Alpes au-dessus d’Eze… C’est l’Attique de la France ! Il ajouta : Ou plutôt ses Phédriades ! Je marquai ma surprise : - Vous me semblez bien connaître la région. - Je connais mieux l’autre versant. Le massif de l’Estérel. Le porphyre rouge qui plonge dans le bleu de la mer. Et cette lumière ! Quel choc ! Nous descendions de Grenoble, par la route. L’été 1930. Notre Tour de France… Grandiose ! Son visage exprimait tout ce qu’il me semblait lui manquer à ce moment : le soleil, la lumière du midi, la mer, des corps bronzés sur la plage, la jeunesse… Oui ! Sa jeunesse… Et il pensa alors à l’autre chose et son visage se rembrunit soudain. Il nous fit entrer, dans ce que j’avais pris d’abord pour une annexe de la maison et qui n’était, en fait, qu’un passage menant à une pièce de belle dimension, qui servait à la fois d’atelier et de salon. Elle donnait, par deux grandes portes-fenêtres, sur un vaste jardin. Cette impression d’étendue venait peut-être du fait qu’il n’avait pas de voisinage. On n’apercevait que le ciel, au loin, à travers les arbres. J’en compris tout de suite la raison, en voyant la silhouette blanche, effilée, d’un avion passer par-dessus de la haie. Un grondement, assourdi par le double vitrage, fit vibrer le silence quelques instants. Je remarquai alors qu’une autre se détachait du feuillage doré des bouleaux, pour piquer du nez vers le sol. Nous nous trouvions en bordure d’une piste d’aéroport. Autour de nous, des meubles sans âge supportaient des objets chargés de passé : des photos anciennes, des dessins encadrés, mais surtout des sculptures de petite dimension. Des statuettes en bronze à côté d’études en plâtre, de choses filiformes qui ressemblaient à des pièces d’archéologie, des masques, des bustes grecs exposés sur des colonnes ou des socles de marbre. Une peinture de Canaletto occupait le fond de la pièce. Vue anachronique du Grand Canal en suspension dans le grondement sourd des avions qui décollent. Rien ne dénotait à première vue la présence d’une femme, sinon l’ordre domestique, quelques coussins posés symétriquement sur le canapé, un bouquet de fleurs dans un vase. L’étagère d’une bibliothèque, où s’alignaient quelques rangs luisants de livres, montrait, dans une volonté apparente de les comparer, une photo ancienne d’un homme en short, apparemment accroupi au bord d’une route, appuyant sa tête entourée d’un bandage contre son bras replié. Des détails d’un cadre de vélo jeté auprès de l’homme, d’une foule de pantalons flottants (comme on les faisait à l’époque) entre lesquels un visage d’enfant souriait… me firent penser qu’il pouvait s’agir d’une course cycliste qui s’était mal terminée. Du moins, pour le sujet fixé par l’objectif. A côté, un dessin au fusain représentait un homme nu, assis, dans la même position que sur la photographie, penchant sa tête blessée… - L’Homme Blessé ! fit Arno Breker, en caressant la surface lisse, malgré les plis nombreux qui déformaient son masque, d’une tête de bronze vert sombre, dont l’expression grimaçante pouvait s’expliquer par la douleur. Un bandeau lui ceignait le front. Il ajouta : André Leducq ! Il jouait de malchance, le pauvre Dédé. Tout c’était bien passé dans la 16e étape. La traversée des Alpes ! Passage brillant du col du Lautaret. Une montée mythique. Du côté de la Grave, c’est très dur ! On part de très bas, du Bourg d’Oisans… il y a un plat et puis ça monte, ça monte sévère ! Avec deux ou trois coins où l’on risque vraiment sa vie… Tout se passe très bien, et voilà qu’il crève dans la descente du Télégraphe. Il est dépanné rapidement et tente un retour en force sur la tête de pont, lorsqu’il fait cette chute. Terrible ! On l’a cru mort. Très dur pour lui. Son vélo en morceaux. Lui, blessé sérieusement à la tête… Il sanglotait, le pauvre Dédé, au bord de la route, écœuré de perdre aussi bêtement le maillot… - Vous y étiez ? - Bien sûr ! J’ai travaillé d’après la photo que vous voyez ici (en me montrant le cliché sur l’étagère). Elle a été publiée dans Miroir des Sports. Un journal sportif d’avant-la-guerre. Je l’ai appelé Le Soldat Blessé, quand je l’ai faite en grand pour le monument à la gloire des armées, à Berlin. J’avais imaginé une immense frise de marbre, autour de cette halle qui a été dessinée par le professeur Wilhelm Kreis. C’était comme un film, avec vingt trois panneaux de dix mètres sur deux cent quarante de long, qui racontaient l’histoire du peuple allemand. Grandiose ! Des masses compactes, très découpées pour qu’on puisse les voir de très loin. Très expressives. Vous voyez ? Un peu comme Rude, sur votre Arc de Triomphe de l’Etoile. Vous imaginez ! A plus de seize mètres au-dessus des spectateurs… Des gestes expressifs, des drapés, des envolées d’étoffes, des glaives, des étendards… au milieu de corps qui se tordent. Tout cela, en marbre blanc de Carrare. Grandiose ! Je demandais: - Il en est resté quelque chose de ce monument ? Ma question le prit-elle au dépourvu ? Il retira brusquement sa main de la tête du cycliste blessé, comme si le bronze était soudain brûlant sous ses doigts. - Rien ! soupira-t-il. Cela n’a jamais été construit. On est resté au projet… Les maquettes des panneaux étaient pour la plupart terminées. Puis, il y a eu la guerre… - Vous travailliez seul ? Il parut surpris de ma question : - Non, non ! J’avais des équipes pour me seconder. Moi, je dessinais le projet et on s’adressait à des praticiens pour le réaliser. En ce temps –là, on avait tout ce qu’on voulait en matière de main-d’œuvre. Combien de types qui avaient des ennuis, de prisonniers français, que j’ai fait passer en douce dans mon atelier ? Comme ce gosse de famille… Lucien Legros. Son père était un haut fonctionnaire du ministère des finances. Un ami de Céria, de Belmondo…de Friesz aussi ! Friesz se portait garant de sa moralité. Le gosse avait dix-sept ans et il avait participé à une manifestation d’étudiants - je crois, Place de l’Etoile. Les Allemands ne plaisantaient pas avec les agitateurs. On en avait arrêté pas mal, dont lui. Il avait été condamné à mort… Les parents étaient effondrés. Despiau me demandait de faire quelque chose. Son dossier était entre les mains de l’Armée de l’air, qui avait instruit l’affaire par tribunal spécial. J’ai demandé sa grâce, en proposant de l’employer pendant toute la guerre dans mon atelier de Jäckelsbruch, à Berlin. On ne me refusait rien ! S’adressant à Mister Joe, occupé à regarder des dessins : - Vous croyez qu’ils m’ont aidé, quand j’en ai eu besoin à mon tour? Même pas un mot ! Il ajoutait, vers moi : - D’autant plus que j’avais des besoins immenses en collaborateurs... Vous savez ! La taille… et surtout le nombre des projets, étaient sans rapport avec la réalité. Surtout, à ce moment… Doktor Lewald ! Je n’avais qu’à le lui demander, il rassemblait les plus beaux athlètes, pour que je puisse choisir mon modèle. C’est comme cela, que j’ai trouvé Gustav Stürkh, le coureur qui m’a servi pour la sculpture du Décathlon, et aussi pour l’Apollon de la Place Ronde… Et, pour me montrer combien le modèle était important pour lui, il m’entraîna vers un groupe de têtes sombres, qui regardaient impassibles droit devant, posées sur des socles de marbre de différentes hauteurs. Il les passa en revue : - Adenauer, Jean Cocteau, Ludwig Erhard… - Wagner ! fis-je, désignant une tête sévère encadrée d’une crinière. - Liszt, corrigea le maître… Léopold Sédar Senghor, Dali ! Ce dernier était parfaitement reconnaissable à sa fine moustache recourbée comme un ressort, son large front plat qui accrochait la lumière et ce regard qui a l’air de se foutre du monde. Il semblait plus neuf que les autres têtes, aussi neuf qu’un œuf de Pâques en chocolat qui viendrait d’être sorti de son moule. Il aurait été enveloppé d’un fin papier doré, cela ne m’aurait pas surpris autrement. J’en fis le tour, curieux des détails qui perçaient à travers sa mélasse brune, lorsque je lus la signature « Arno Breker », si nettement incisée dans le métal qu’elle me parut tranchante sous mon doigt. Ce nom s’inscrivait dans ma chair, comme une cicatrice qui aurait mal cautérisé. Et je pensais à cette présence qui m’avait suivi un jour dans la forêt. A ce regard jaune qui ne me quittait pas, attentif au moindre geste, captant le moindre de mes mouvements. Je ne sais pas ce que c’était. Une errance ? Homme ou animal ? Un souffle de vie, une inquiétude dont je devinais la présence, à quelques mètres de moi, furtive, tapie derrière les buissons, rampant en silence, m’enfermant dans sa ronde implacable, dans ce piège que je sentais se serrer plus étroit à mesure que j’avançais sous la pénombre des grands arbres. Tout tendu vers l’instant où le danger jaillirait soudain comme l’éclair pour me sauter à la gorge. Minutes d’angoisse, dans cette solitude… ce silence. Et elle, toujours à mes côtés, ne lâchant pas sa vigilance. J’étais devenue une proie, une bête traquée, prête à parer l’instant fatal, à m’abattre sans un cri sur le tapis de feuilles mortes et de mousses où s’enfonçaient mes pas, auquel viendrait se mêler mon sang. J’étais habité par la peur, et jamais cette image ne pas paru aussi vraie qu’à l’instant où, dans un suprême effort, en rassemblant tout ce qu’il y avait encore en moi de vie et d’énergie, j’ai entendu sortir du fond de ma gorge une voix que je ne connaissais pas, dont jamais je n’aurais soupçonné l’existence, cette voix étrange, inconnue jusqu’à ce jour, qui se mit à crier de toutes ses forces pour faire s’enfuir la bête Et, je pensais à ma famille, chassée sur les routes, entassée sur des bateaux, emportant ces maigres hardes loin de ce déchaînement de haine et de violence… En même temps, je me disais que tout cela n’était pas de ma compétence. Que ce n’était pas à moi de juger, qu’il y avait tellement de choses qui m’échappaient, que mon ignorance était aussi profonde que le puits de mes regrets. Arno Breker… Quelqu’un pouvait-il m’aider à comprendre le sens de tout cela ? Si jamais, il y avait un sens ? Nous nous arrêtâmes devant la statue d’un homme nu, dégainant son glaive. Son torse musculeux était tendu, comme un défi lancé à une force supérieure. Une force qui ne lui ferait pas peur, bien qu’elle pût le détruire d’un coup de sa puissance de chose aveugle. - La Disposition Intérieure ! me souffla le sculpteur. Il ajouta : Lorsque Despiau l’a vue à l’Orangerie, en 1942, il l’a appelée La Force ! Ce nom lui est resté… - Et ce nu aux bras levés ? En lui montrant une statue qui ne ressemblait pas aux autres… Plus fine, elle me faisait penser à ces statues grecques des temps plus reculés. Arno Breker la caressa du plat de la main : - Un perchiste français. Son coach tenait à tout prix à ce que je fasse son portrait. Ses doigts glissaient lentement le long du dos de l’homme d’airain : Vous avez remarqué, comme le corps latin est différent ? Le Français a les membres plus fins, plus déliés que l’Allemand. Par contre, la taille est moins prise que chez ce dernier, plus dans le prolongement du thorax… C’est comme chez les Romains. Il plaqua ses mains sur les fesses du perchiste que ses pieds légers, ses bras et ses jambes écartés, ses bras levés comme pour prendre son envol, faisaient ressembler à un patineur qui s’apprêterait à exécuter sur la glace une savante pirouette, un triple Ritterberg par exemple : - Voyez cette courbe des muscles ! C’est bombé, compact, ramassé sur soi comme un arc bandé. Tout est tension, mais aussi douceur pour l’œil. Il se rapprocha : Observez comme est mystérieux l’endroit où les cuisses se rejoignent. Ce léger écartement ? Et ce muscle à peine marqué, qui relie la partie supérieure de la jambe à la naissance des fesses. Cela donne une impression de puissance… N’est-ce pas ? Un derrière d’homme ! Il frappa le métal de ses deux mains. On est en face du Kouros. L’antiquité dorique ! Tenez, suivez-moi… Dans le jardin règne une humidité froide, chargée déjà des odeurs de l’automne : feuilles pourries et fumée de charbon. Une étendue de gazon, tachée par les mottes des taupinières, se prolonge d’un champ labouré avec une prairie que clôture une rangée noire de conifères. Plus loin commencent le terrain d’aviation et le ciel vaste, d’une même tonalité aveuglante, écran blanc sale aussi loin qu’on peut en supporter la vue. Paysage surréel. Plus rien d’humain, à force de l’être. Un bouquet d’arbres où s’accrochent les dernières feuilles, nous séparent de cet horizon morne et plat. Au milieu de la brume bleue des branches se dressent les silhouettes noires d’une poignée de colosses dévêtues. Pièces d’artillerie pointées vers le ciel. Corps d’airain figés sous la menace du danger. Bras vigoureux, jambes tendues, bustes musculeux arrêtés dans l’action, épaules aussi hautes que des tours… Héroïque, un souffle de vent soulève des chevelures en boucles courtes, autour de visages furieux. Expressions violentes : fronts plissés, bouches qui se tordent sous la douleur ou la rage, regards farouches interrogeant l’horizon, muscles tendus, bandés… Renflements de biceps, saillis de mollets, concours de pectoraux, d’abdos, deltoïdes, exhibés avec la même légèreté gracile qu’ont les culturistes devant un public de connaisseurs. Une statue me parut plus intéressante que les autres. Elle montrait une jeune femme debout, dont la belle ligne du corps nu, pure et lisse comme le contour d’une amphore, tranchait avec la force brutale des hommes. Au bout de son bras, légèrement fléchi, elle avançait sa main, dans un geste de recueillement, à la fois grave et solennel, comme si elle essayait de saisir entre ses doigts quelque chose d’impalpable. Une jeune paysanne jouant, dans un rayon de soleil entrant par la fenêtre de sa chambre, ouverte sur une belle matinée d’automne, à cueillir entre le pouce et l’index un de ces fantômes infinitésimaux des beaux jours, qu’on appelle « fils de la Vierge » (ou « fils de la Saint-Martin »). Filaments invisibles et précieux, secrétés par certaines araignées, voltigeant dans l’atmosphère rafraîchie de cette période de l’année à la campagne… « Altweibersommer » (littéralement « l’été des vieilles femmes » par allusion aux cheveux blancs), le premier mot d’allemand que j’ai appris, parce qu’il se trouvait en tête de la liste des vocables d’un cours audio-visuel que mes parents m’avaient offert, à l’âge de quatorze ans, sur la foi qu’il fallait connaître des langues étrangères pour réussir dans la vie. (Je crois plutôt qu’ils n’avaient pas su résister à la faconde d’un colporteur qui vendait, de porte à porte, une méthode d’apprentissage des langues). Sur le disque microsillon, qui accompagnait le manuel d’exercices, une voix féminine répétait deux ou trois fois, en détachant bien les syllabes, le mot « Altweiber-sommer », avant de m’engager gentiment à répéter : « A toi, maintenant ! ». Est-ce la sonorité inconnue de ce mot allemand – et comme j’ai pu le constater plus tard, totalement inusité ? La douceur mélancolique de la voix féminine qui m’engageait à le dire, après elle ? Le sens de ce mot étrange, que je devinais (plus qu’il ne me parlait) marqué par le sceau du temps ? La tristesse de l’hiver qui vient ? Une ultime joie procurée par le soleil en faisant voltiger, dans l’ambre de ses derniers rayons, ces fils de soie, si fins et précieux qu’on les croirait échappés de la chevelure de quelque fée ? Tout cela aura décidé de mon goût pour un idiome, qu’on qualifie généralement de difficile, ce qui vaut aux élèves de déserter les cours d’Allemand. Ce fut aussi l’élément déclencheur de mon intérêt pour le pays. Pendant que je me faisais ces réflexions, Arno Breker marchait en silence, au milieu des géants qu’il avait engendrés. Pareils, dans leur peau sombre, rongée de papules vertes, jaunes ou violacées, à de mystérieux cétacés qui se seraient échoués sur le rivage sans clarté de quelque terre septentrionale. Il marchait en silence à côté de moi, les bras croisés dans le dos, l’air morne, abattu, comme si ces êtres de fer l’accablaient d’un ennui profond. Et puis, il se remit à parler, comme si ce qu’il me montrait ne pouvait se passer d’un commentaire, exigeait une explication : - J’ai pensé, qu’il fallait faire des statues pour l’homme de la rue ! Je voulais que les masses puissent comprendre… Ici, un géant bombait son torse, une jambe fléchie et l’autre tendue vers l’avant, son bras musculeux brandissant une torche. Il semblait s’être arrêté dans son élan, pour interroger le vide qui s’ouvrait sous ses pieds noueux. Là, deux autres, debout, côte à côte, paraissaient vouloir unir leurs mains, qui se cherchaient, les doigts ouverts, comme les maillons rompus d’une chaîne. - Celui-ci, c’est l’Intellectuel ! Je l’ai représenté avec son flambeau : la flamme de l’esprit ! L’autre, c’est l’homme qui défend son pays. Il tenait un glaive, disparu dans les bombardements de Berlin. Il ajouta : Quand il les a vues, dressées dans la cour de la chancellerie, il a dit : « Celle-ci est la Wehrma… » Un grondement terrible déchira l’air froid, couvrant la voix du sculpteur. Un avion s’arrachait de la piste voisine, pour s’élever rapidement au-dessus du jardin. Son fuseau blanc traversa les bras sombres des géants, levés comme pour un dernier adieu. Dans le jour déclinant, une angoisse m’étreignit l’âme, alors que nous regagnions l’atelier, accompagnés par la rumeur du vent balayant les feuilles mortes. C’était donc cela le IIIe Reich ? Ces cadavres de cétacés échoués sur la grève de l’Histoire, ces mouvements grandiloquents, ces propos d’un artiste qui avait perdu la maîtrise de son œuvre ? Je me disais que cet homme avait sauvé ces statues que je venais de regarder (comme j’aurais regardé les statues d’un square), de la ruine et de la mort. Je me disais aussi qu’elles avaient connu le feu et la destruction, assisté impassibles à l’écroulement d’un empire, au milieu de tant d’horreurs et de misères ; qu’elles avaient vu des innocents mourir, des hommes et des femmes pleurer de désespoir ; et je ne pouvais m’empêcher de ressentir en moi l’attraction équivoque et morbide de ce passé, le charme obscur des ruines et des cendres de cette nouvelle Troie… Sentiment presque doux, en cette fin de journée d’automne, et qui me faisait soudain mesurer l’éloignement des miens, de mon paysage familier, de la clarté et la lumière du sud, produit de la rencontre des montagnes avec la Méditerranée. Transposées dans un monde sans lumière et sans vie, leur beauté formelle et leur force mécanique qui les rendaient, pour moi, des messagères de la mort, me faisaient appréhender un mystère que j’aurais aimé sur le champ pénétrer. Je n’eus pas l’occasion de m’étendre davantage sur le sujet. En suivant le sculpteur dans son atelier, nous tombâmes sur une scène entre Mister Joe et une petite femme dans un polo rose à demi-manches, que je n’avais pas vue jusque là. Elle se tenait au milieu de la pièce, les bras croisés haut sur sa volumineuse poitrine, ses yeux lançant des flammes, le pied agressif planté en avant pour bien signifier qu’elle était chez elle. Elle était si occupée par cet échange, qu’elle ne prêta aucune attention à notre arrivée. - Qu’est-ce que vous avez encore fourré dans votre mallette ? martelait-elle d’une voix aigüe : Allez, ouvrez-la ! Montrez-moi tout de suite ce qu’il y a dedans ! L’autre répétait d’une voix expirante : - Frau Breker, Frau Breker… Frau Breker, vous êtes impossible ! - Taratata, taratata ! Allez ! Ouvrez votre mallette. Je veux voir ce que vous nous volez encore ! Mister Joe s’exécuta, en tournant des yeux désespérés vers les bustes de bronze, comme s’il avait voulu prendre Cocteau, Adenauer, Dali ou Léopold Sédar Senghor, à témoin de l’injustice qu’on était en train de lui faire. Imperturbable et indignée, la petite dame avait tiré de la mallette du galeriste une liasse de dessins, qu’elle passait lentement en revue. Elle en faisait deux parts. - Les dessins anciens ne sortent pas d’ici ! lança-t-elle, en désignant la plus importante. Elle ajouta d’un air pincé : Vous nous en avez pris assez ! Mister Joe, qui avait soudain remarqué notre présence, appela l’artiste à la rescousse : - Professor ! Professor ! Votre épouse m’accuse injustement… Nous avions pourtant convenu, que je prendrais aussi des dessins d’avant ! Les amateurs sont friands des dessins du Grand Breker (il prononçait pour la première fois le nom du sculpteur) au temps du Mont-dé-Parnasse ! De la Gran-dé-Chômiéreu ! Mais, Arno Breker préférait ne pas se mêler à cette discussion. Il haussa les épaules et, grommelant quelques paroles vagues, m’entraîna vers le fond de son atelier. Un coin de repos y était aménagé : un matelas recouvert d’un vieux kilim posé à même le sol, une chaise en fer et un fauteuil. - Asseyez-vous là ! me dit-il avec un petit sourire entendu, en me poussant devant la chaise. Vous pouvez déboutonner votre chemise ? Si vous n’avez pas froid vous pouvez l’enlever, carrément ! Ainsi que votre pantalon… Pendant que je m’exécute, me demandant si le vieux sculpteur ne serait pas un peu homosexuel sur les bords, il s’est emparé d’un bloc de papier et d’un crayon. Et, se plaçant en face de moi, sur le fauteuil bas qui mettait ses genoux presque à hauteur de ses épaules, avec un air concentré et presque sans me regarder, il commence à dessiner. - Voilà, c’est fini ! dit-il au bout de quelques minutes. Vous pouvez remettre vos habits. Sous ses gros sourcils sévères, il m’observe d’une manière équivoque en train d’enfiler mon pantalon. Ses yeux vont de moi (ou plutôt d’une partie précise de ma personne) au papier qu’il tient dans sa main. - C’est une différence qui me frappe toujours... Fait-il soudain, comme s’il pensait tout haut. Le cul d’un Latin, c’est rond, compact, bien serré, comme les deux anses d’une coupe. Tout en courbe. Tandis que chez l’Allemand, c’est large, puissant mais sans esprit. Plat ! Un cheval de labour. Mais, l’Allemand à la ligne du torse pour le sauver. Souple, mystérieuse, tendue comme une aspiration vers autre chose... Ne le roulez pas, s’il vous plaît ! Je ne l’ai pas fixé ! ajoute-t-il en me tendant le dessin. N’importe quel encadreur pourra vous le faire ! Je balbutiai un remerciement confus, en hasardant un regard furtif sur la feuille. C’était moi, cela ? Ce long visage triangulaire, ces joues creuses, ce grand nez tracé à coups de hachures verticales, ces sourcils arqués qui semblaient s’écarter de l’arête nerveuse du nez, comme deux palmes souples du tronc d’un palmier, ces yeux tombants, ce regard lourd ? Fort heureusement pour mon portrait, il avait adouci cet ensemble sévère, où je paraissais plus vieux que mon âge, avec la masse bouclée de mes cheveux (j’en avais alors en profusion) formant une succession de points d’interrogation sur mon front. - Et bien, jeune homme, s’exclama Mister Joe qui nous avait rejoint au fond de l’atelier : Vous avez eu plus de chance que moi ! Il jeta un regard désappointé vers la porte, par laquelle madame Breker venait de disparaître. - Voyez-vous mes amis ? soupira alors notre hôte, comme s’il avait soudain conscience d’un oubli : Je suis vieux ! Et chaque journée qui passe me le fait sentir davantage… - Professor ! Professor ! se récria son éditeur, en prenant le ciel à témoin : Vous êtes le plus jeune artiste de l’Allemagne ! Pour preuve, votre oeuvre est encore dénigrée ! Le vieux Breker esquissa un sourire, qui en disait long sur leur relation : - Non, messieurs ! Je vais avoir quatre-vingt ans et j’aimerais avec les quelques forces qui me restent, accomplir un vœu pieux… Celui de me rendre à Paris, pour y revoir mes amis d’antan. Il poursuivait : Je viens de recevoir une lettre de mon vieil ami, le comte de Ricaumont. Il me propose d’arranger quelque chose, chez lui… Pourquoi, ne saisi-rait-on pas cette occasion ? Il faut que je consulte Mourlot, au sujet de la série de lithographies sur Walter Kusch… - On pourrait fêter votre retour au Grillon, place de la Gonkordé ! s’exclama aussitôt l’autre, ravi d’avoir une occasion de faire parler de lui. - Mais, nous n’en avons pas les moyens, Mister Joe ! Par contre, je connais Jacques, et je sais qu’il arrangera pour nous quelque chose de très bien… Et s’adressant à moi : - Car vous serez des nôtres, bien entendu ! Ce sera l’occasion, puisque vous vous intéressez un peu à moi, de faire la connaissance de quelques vieux amis, comme le danseur étoile Serge Lifar, Arletty, et aussi monsieur de Ricaumont… Il peut vous être utile, si vous faites un jour carrière à Paris. Il adore rendre service ! La nuit était tombée depuis longtemps. Tandis que la puissante Mercedes de Mister Joe fonçait sur l’autoroute, je repensai à ma visite. La gentillesse de notre hôte me touchait presque davanta-ge que son art. Mais l’homme ne voulait pas admettre, apparemment, qu’il avait servi les visées criminelles du nazisme. - Il cherche à me convaincre (me disais-je) que son esthétique a été dévoyée par le IIIe Reich ; qu’elle venait du Classicisme français, de ses accointances avec Despiau, Maillol, Rodin… un peu le fourre-tout d’idées contraires ! Que sa rencontre avec Hitler fut simplement fortuite. Curieuse vision avec des œillères. Est-il sincère ? Quelque chose sonne faux dans son raisonnement. Ne serait-ce que par l’abondance phénoménale des commandes à Berlin, dont il parle avec fierté. Ne voit-il pas que cela creuse un abîme avec la limpidité de la source ? Il me paraît pourtant loyal et de bonne foi. Mais, il n’ouvre dans sa conscience que les compartiments qui l’arrangent. C’est curieux, mais la plupart des hommes placent la conscience hors du champ de leur compétence. Elle est, pour eux, un objet, une manifestation du monde extérieur. D’où la question de la foi et de la révélation. Qui me disait, à propos des Allemands : « C’est un peuple qui croit fermement en ses mensonges ». Je crois, pour Breker, qu’il en est à tel point convaincu (de son mensonge), qu’on peut le dire sincèrement de mauvaise foi. Quand je lui ai demandé ce qu’il aurait fait si, au lieu de partir pour Berlin comme il le fit en 1933, l’invasion allemande l’avait surpris en train de travailler dans son atelier de Montparnasse ? Je me suis aperçu de sa confusion. Il n’en savait trop rien. Il se raccrochait à des cas qui n’avaient rien à voir avec le sien : - Picasso n’a pas été embêté… m’a-t-il fait : Il est resté à Paris, tout comme Eluard ! - Oui, mais vous ! En tant qu’Allemand ? Il ne veut pas comprendre. Curieux cas de cécité partielle… On sent bien qu’il est accablé par la suite. L’Histoire l’a placé dans le mauvais camp. Difficile à admettre pour soi.

Beelitz
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                                                            Beelitz Heilstatten

 

 

Si Berlin a des asperges au printemps, avant la plupart des autres villes d’Allemagne, c’est grâce à Beelitz. Ce lieu, qui fut l’un des nombreux sanatoriums de la région avant d’être un centre d’internement des opposants au régime Russe soviétique puis de la RDA, est aujourd’hui sur les marchés aux primeurs de la capitale une indication d’origine contrôlée. On dit « des asperges de Beelitz », comme on dirait « des tomates de Buchenwald » ou « les fraises de Dachau ». Les salles où les malades des poumons, alignés sur leurs lits de fer ou sur des fauteuils roulants, attendaient que vienne l’heure de mourir, sont devenues des lieux de créations, des ateliers, des studios où l’on tourne, entre autres, beaucoup de films pornos. Les râles de plaisir ont remplacé ceux des mourants et les expulsions qui arrachaient la gorge se font par d’autres voies. Même les caves où croupissaient entre deux séances de torture, dans la pénombre et le froid entretenus par la forêt du Brandebourg qui a contribué à la réputation de calme et de repos de l’endroit, les dissidents au régime soviétique mis à la discrétion des autorités pour interrogatoires et autres formalités d’intérêt public, ne sont pas oubliées. Au milieu des décombres, des ruines de bureaux ou de chambres, des meubles cassés ou des papiers administratifs déchirés parmi les débris de verre, on fait des photos de mode. Une jeune femme se déhanche dans une tenue estivale ou une chapka de fourrure, suivant la saison…

Construit entre 1898 et 1930, le sanatorium de Beelitz est aujourd’hui un ensemble d’une soixantaine de pavillons (sous la loi de la Protection des monuments), au milieu de 200 ha de forêt. De par son importance et sa proximité de Berlin, la maison de soins sanitaires de Beelitz est étroitement mêlée à l’histoire de l’Allemagne au XXe siècle. Durant la Première Guerre, elle a servi de lazaret pour les soldats blessés. Parmi les 17 500 convalescents militaires qui sont passés par ici, un certain Adolf Hitler, du 9 octobre au 4 décembre 1916. Pendant la Bataille de Berlin, du 16 avril au 2 Mai 1945, le centre de Beelitz fut évacué par la Panzertruppe du général Wenck et les 3000 blessés ainsi que le personnel mis en sécurité à l’Ouest (cf. Wikipédia). Après la Deuxième Guerre, les bâtiments - fort endommagés par les combats - furent pris en charge par l’Armée Rouge. Jusqu’en 1994, ils ont constitué le plus grand hôpital militaire soviétique à l’étranger. Souffrant d’un cancer du foie, Erich Honecker y a été soigné jusqu’en mars 1991, avant son départ pour Moscou avec son épouse Margot.      Depuis, on a essayé de réhabiliter certains pavillons, comme la neurologie ou des unités spécialisées dans le traitement de la maladie de Parkinson. En vain. La faillite en 2001 de la société qui est la propriétaire du lieu, l’a replongé dans la ruine et livré au vandalisme. Il semblerait qu’un acheteur, depuis 2008, ait manifesté l’intention d’en faire quelque chose. Quoi ? L’ensemble est trop vaste, pour qu’on s’aperçoive d’un changement. En général, lorsqu’on y entre – soit par une fenêtre cassée ou en escaladant un mur effondré – on se trouve devant des longs couloirs qui n’en finissent pas, des parois incendiées et recouverts de graffitis, des vastes salles aux plafonds ornés de moulures en stuc qui s’effritent sur les parquets, ou plutôt ce qu’on y reconnaît sous les débris, des baies vitrées explosées sur un écran de végétation qui laisse filtrer une lumière verte d’aquarium. Comme les arbres ont poussé sur les toits, on gravit de longs escaliers en colimaçon pour se trouver en plein milieu d’une forêt, au quatrième étage d’un pavillon, ou en face d’une machine rouillée qu’on pourrait croire l’intérieur d’un bâtiment de guerre coulé par grand fond. On s’attendrait, au détour d’un couloir, à voir surgir une pieuvre géante ou passer l’ombre d’un requin. Ce côté surréaliste en a fait un lieu propice pour la photo et le cinéma. J’ai lu sur Wikipédia (cf.Beelitz-Heilstätten) qu’on y avait tourné des scènes du Pianiste de Polanski et de l’Opération Walkyrie avec Tom Cruise. Ses terrains sablonneux en font un lieu idéal pour la culture de l'asperge du Brandebourg. Léopold Sanchez

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Les reliques
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                                            Les reliques de l’armée soviétique à Berlin

 

De 1945 à 1991, les Russes ont occupé des positions stratégiques en Allemagne de l’Est afin de parer à un éventuel conflit avec l’Occident. Frappés en leur temps du « secret défense », ces lieux sont aujourd’hui des enclaves  protégées où pourrissent les vestiges de la force de frappe soviétique.

 

   Aucune carte ne signale ces zones interdites autour de Berlin. On tombe dessus par hasard. La route trace son sillon d’asphalte sous le dôme vert des grands arbres. L’ombre blanche d’un bouquet de bouleaux glisse, telle un fantôme égaré, entre les lignes noires des sapins. La Prusse profonde. Quelque part entre Teupitz et Halbe, où se déroulèrent de février à mars 1945 les derniers combats qui livraient Berlin à l’Armée Rouge. Le paysage est idyllique, mais on n’y entre pas. Tout le long, la forêt est fermée d’un grillage et des panneaux signalent qu’il est dangereux de s’y aventurer. Fort heureusement pour nous, la clôture présente quelques points faibles. Nous laissons notre voiture, pour continuer à pied. A quelques mètres d’un poste de contrôle abandonné, un amoncellement de cailloux et de troncs, sur deux ou trois mètres de hauteur, barre le chemin. L’obstacle franchi, on découvre une autoroute à quatre voies traçant une longue ligne blanche à travers la forêt. Elle est là, déserte et silencieuse, toute droite jusqu’à l’horizon, tachée par l’ombre vagabonde des nuages qui courent vers la Pologne. Autoroute ? Piste d’atterrissage ? Les deux. C’est ici, à Brand, que les Russes avaient leur principale base aérienne. Les grandes ogives de fer des hangars élevées autour d’un terre-plein dallé, servaient à abriter entre autres les Mics 21. Les dalles de béton n’ont pas bougé d’un centimètre. Seuls les bas-côtés sont un peu envahis par la végétation. Ce qui ne rend pas l’endroit moins imposant.

Après cinq kilomètres de marche dans cette profonde solitude – et un second talus franchi, la piste de béton continue sur un kilomètre ou deux et puis un mur gris se dessine, à gauche, entre les éboulis et les barbelés. Derrière, se cache l’un des cinq dépôts de missiles stationnaires en Europe, avec Himmelpfort, Stolzenhain, Waren et Bischofwerda, des 31 sites d’armement nucléaire soviétique dans l’ancienne RDA. Le dépôt de Brand-Wüstenhausen (que les Russes désignaient sous le nom de Totschka) était particulièrement important du fait qu’il rassemblait, dans un même lieu, la force de frappe aérienne, les missiles nucléaires, ainsi que les réserves d’artillerie lourde et les armes chimiques de combat. Un arsenal entreposés ici, dans un vaste complexe militaire aménagé sous la forêt, sorte de grand bunker dont la rampe d’accès semi-circulaire ouvrait à flanc d’une butte, plus au moins artificielle et cachée par la végétation. En cas de conflit, le haut commandement des forces soviétiques aurait donné au chef de l’état-major du dépôt de Totschka l’ordre de convoyer les têtes de missiles, les fameux 9K79, vers les autres bases. Un réseau souterrain de rails et de rampes motrices facilitait leur acheminement jusqu’aux camions blindés et de là vers les pistes de béton et les abris aériens que nous avons traversés. Que reste-t-il aujourd’hui de cette machine de guerre ? Des baraquements aux toits effondrés, assez vastes pour abriter des blindés et leurs remorques, des pistes d’atterrissage, des successions de bureaux aux verrières crevées ouvrant sur le ciel, des bâtiments à demi en ruine. Débris de verre, fenêtres arrachées, intérieurs dévastés où les derniers vestiges de la présence militaire soviétique sont livrés au vandalisme… Le chemin bétonné conduit jusqu’à une sorte de clairière, fermée du côté gauche par de grands hangars. A droite se dressent toujours les rampes de lancement des missiles. Six pylônes de béton tachetés de vert camouflage, auxquels sont rivés des têtes de pont métallique. Une loupiote, dérisoire, se balance encore au-dessus d’une longue inscription en lettres cyrilliques. Six totems qui flanquent l’entrée du bunker, à demi ensevelie sous les gravats. Une butte de cinq mètres, qu’on s’est apparemment dépêché de combler avec des bulldozers. Le sommet montre encore un bout du cylindre d’acier des vantaux qui glissaient latéralement sur des rails, pour livrer le passage. Ils doivent avoir une épaisseur considérable, si l’on en croit la blessure qu’ont laissée des intrus, en essayant de découper le métal au chalumeau. Une entaille d’à peine un demi centimètre de profondeur. Nous mesurons la folie de leur tentative, en heurtant la paroi métallique avec un caillou. Un bruit sombre, sans écho, montre assez qu’elle est aussi épaisse qu’un rocher. D’énormes conducteurs, montés sur rails, devaient coulisser pour donner accès à l’intérieur. Des conduites d’aération se dressent au milieu des ronces ; des trappes ouvrent sur des marches en ciment qui conduisent vers des passages souterrains. Combien y en a-t-il ? Sur quelle distance s’enfoncent-ils sous la forêt ? Le site de Brand était placé au plus haut niveau « Secret Défense ». Il n’existe aucun relevé de ce vaste complexe souterrain. Personne n’y avait accès ; pas même les militaires qui servaient cette base… Cinq cents, un millier, dix mille dit-on à l’époque de la guerre froide ! Sinon les ingénieurs russes chargés de l’entretien de ce matériel de guerre. Il est difficile encore d’en percer les secrets. A Totschka, comme dans les autres bases soviétiques que nous avons explorées, à Zossen, Waldstadt, Wünsdorf où stationnaient les troupes du maréchal Soukov, Bernau au nord de Berlin, dans les petites communes de Teupitz ou de Waldstadt dont les habitants (ou plutôt ce qu’il en restait en 1945) durent faire de la place à quelques 30.000 soldats soviétiques jusqu’à la chute du Mur… le sol est empoisonné par les produits toxiques, gaz, amiante, déchets chimiques et même, selon certains, radioactifs. Des bidons seraient encore enterrés sous ces décombres. Avis aux curieux ! Fichés en terre, à une cinquantaine de centimètres de l’humus, des petits panneaux métalliques représentant une tête de mort ou une mine avertissaient du danger. Ils ont depuis été arrachés et on ne sait plus trop sur quoi on marche. On constate seulement que le sol résonne sous nos pas, comme si c’était creux en dessous. Des traces d’inscriptions en caractères cyrilliques, des caisses éventrées, des restes d’uniformes, des vieux manteaux, des vieilles chapkas qui disparaissent dans l’immense pourrissoir de la forêt, s’agrègent peu à peu avec l’herbe et la mousse… Voilà ce qu’il reste ici des Russes, vingt ans après leur catastrophe. Avec la réunification de l’Allemagne et dans le cadre des accords passés avec les autorités de l’ex-URSS pour le démantèlement des bases militaires en Europe de l’Est, le site de Totschka (comme les autres dépôts d’armement soviétique), a été abandonné. Le déménagement de l’arsenal nucléaire s’est fait par voie de chemin de fer, jusqu’à la mer Baltique, pour être chargé sur quatre navire de guerre. Direction les bases navales en Russie. Le 29 juin 1991, le dépôt de Brand-Wüstenhausen a officiellement cessé d’être une zone interdite. Seules sont restées, comme à Berlin-Treptow, Karl-Horst, Bellitz ou Lichtenberg, les traces de l’histoire des hommes. Quant aux animaux, ils savent que le danger n’est pas passé. Ils ne sont pas revenus…

Speer

                                                         Albert Speer à Heidelberg

   
 
   Pour Speer, j’étais allé le voir à Heidelberg. Une petite ville exquise et délicieusement provinciale, qui a été peu reconstruite au XXe siècle et a gardé, vivante et active, son vieux charme allemand. Le Chemin des philosophes, de l’autre côté du Neckar, part de Neuenheim ( ?) pour s’enfoncer dans les  sombres frondaisons, les puissantes colonnes gothiques de la Forêt Noire, non sans nous dévoiler d’abord la vision de la vieille ville, en face, de la colline verdoyante et des ruines du Vieux Château. C’était là qu’habitait Albert Speer. Wolfsbrunnen-weg…Chemin du Puits-au-Loup. Je  me rendis par le funiculaire, au rendez-vous que m’avait donné le vieux loup. Non loin de la carcasse noire du vieux castel de la Renaissance, brûlé par les soldats de Louvois, une villa datant probablement des années de la reconstruction, et qui se voulait banale jusque dans le tintement du carillon de l’entrée. Après les quelques secondes d’attente, que les convenances accordent généralement à un hôte pour ouvrir sa porte à un étranger, je me trouvai en face d’un vieux monsieur en conformité avec la construction, aussi droit et solide que l’encadrement de la porte à caissons où s’encadrait sa silhouette ; aussi rêche et mesquin, dans son gros gilet en laine boutonné sur le ventre et son pantalon en velours marron qui s’épandait sur des socques orthopédiques. Je sentis sur les miens la pression de ses doigts secs, dans une poignée de main cordiale, accompagnée d’un large sourire.

Nous n’étions pas complètement des inconnus - je lui avais écrit à diverses reprises, pour lui demander ce rendez-vous. Après les bonnes paroles d’usage, il me conduisit dans son bureau. J’ai gardé le souvenir d’une pièce claire, ouverte par une large baie sur les arbres d’un jardin, rangée au cordeau comme tout ce que je vis de la maison. Sur sa table de travail s’étalaient, méthodique-ment rangés, dossiers, livres et journaux. Il m’invita à m’asseoir, tout en ordonnant de rester tranquille au molosse hirsute qui m’accueillait avec un grognement féroce. J’eus, un court instant, la faiblesse de me croire en visite de travail chez un de mes professeurs, comme cela m’était déjà arrivé à Nice. Michel Butor, par exemple, lorsqu’il m’avait reçu pour me dire…. N’était-ce pas d’ailleurs le cas ? Je me ressaisis tout de suite, en m’asseyant auprès d’une table où le café était servi, il me semblait un peu plus cérémonieusement que d’habitude. Il s’en excusa, en prétextant qu’il était seul (ce que je ne croyais guère), et qu’il ne savait pas où son épouse rangeait les choses, qu’on propose habituellement à un invité. Tout me montrait pourtant que j’étais attendu. A portée de main, sur la table, son premier livre de Souvenirs et sa traduction en français «Au cœur du Troisième Reich », des catalogues d’expositions, parmi lesquels je reconnus, un vieux numéro de Die Deutsche Kunst sur les Olympiades de 1936. Nous abordâmes sans détours le sujet de ma visite. Je voulais connaître le rôle que le monde antique (où du moins, l’image que les Allemands en avaient depuis la fin du XIXe sicle), avait joué dans ses constructions monumentales, et notamment dans ses projets de Nuremberg et de Berlin. Sous ses sourcils charbonneux, le regard clair de mon hôte sonda un instant mon insouciance affable et la pureté de ma démarche. Il me parla de Romantisme, non pas du romantisme de Beethoven, mais de ses vieux maîtres : Gilly et Tesse-nov. M’apprenant qu’il s’agissait, pour le premier, d’un architecte huguenot qui avait construit les palais de quelques princes prussiens, du temps de la Révolution française. Il ouvrit même l’un des livres, qui étaient placés devant nous, pour me montrer une vue en noir et blanc d’une longue façade, sèche et morose, aussi froide que le paysage de bouleaux et de joncs, au milieu duquel elle se dressait. Pour son professeur à l’académie de Berlin, Heinrich Tessenow, il me montra, accrochée au mur, la face allumée d’un vieux chercheur d’or, au temps du far west. Il lui devait - comme il le souligna, son goût des monuments et des constructions administratives. Je ne connaissais pas encore Berlin et ne pouvais rattacher à rien ses remarques pertinentes concernant notamment le pavillon de la Neue Wache : - « Avec Hitler, m’expliqua mon hôte, on assistait à un retour du romantisme. La guerre, les sacrifices et le chauvinisme, avaient laissé dans les esprits une soif d’idéal que la défaite de l’Allemagne avait porté à son summum. On rêvait (surtout les jeunes!) de héros, de dépassement de soi. On rêvait de voir se relever son pays… A côté de cela, les roaring twenties (les Années Folles) : le monde de l’argent facile, la grande industrie, le chômage, la crise économique, le style international : Mies van der Rohe, Barcelone, le Bauhaus. le fonctionnel tous azimuts ! On n’était pas contre l’esthétique de la technique. On se recommandait encore d’elle pour construire des ponts, des autoroutes, des usines… Mais, au souci de rentabilité, à la formule américaine, on opposait la nôtre. La formule allemande. Das Blut und Boden (ndl : le retour aux valeurs de la race et de la terre), l’exploitation fermière plutôt que les grandes surfaces agricoles, les ateliers où se continuait une relation de maître à élèves, l’artisanat, la simplicité de formes qui renvoyaient à notre moyen âge ou à l’antiquité dorique. Hitler se targuait de résoudre le conflit entre la vieille tradition du passé et les intérêts des consortiums industriels. Mais, quand je me suis mis à travailler pour lui, j’ai dû rompre avec mon maître, Tessenow. Nous reconnaissions la valeur de la technique, mais ce n’était pas assez pour nous ! » - Ressentiez-vous ce goût pour la chose monumentale, dans l’esprit des Allemands ? Son visage, à l’image de son discours, mêlait à une sévérité presque doctorale, une certaine emphase, en rapport (me semblait-il) avec sa sensibilité. « Brutal et sentimental ! » aurait dit Catherine, qui connaît bien les Allemands. Il me répondit : - « Le peuple n’avait pas une grande sympathie pour le monumental. C’était avant tout une idée d’Hitler, qui voulait un cadre grand pour mieux saisir les masses. C’est à cause du peu de sympathie du peuple, que Hitler ne voulait pas rendre publics ses projets, avant leur réalisation… Vous avez connu la même chose, sous Napoléon ! » J’étais devant l’architecte d’Hitler, le dernier ministre du Reich pour l’armement et l’exploitation des ressources de guerre, de l’homme que les juges de Nuremberg avaient condamné à 20 ans de prison pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité (il était accusé, entre autres, d’avoir prolongé le conflit d’un an par des moyens inhumains, notamment en exploitant jusqu’à la mort la main-d’œuvre étrangère). Le vieux Speer avait conservé toute sa vigueur intellectuelle et, dans son analyse il me montrait de surcroît qu’il n’avait pas renié ses idées. J’étais devant un vieux criminel de guerre qui estimait avoir payé la dette de son passé, et mes questions, mon intérêt pour le sujet, ma curiosité… tout cela lui échappait. Il avait pourtant publié ses souvenirs ? Mais, il n’avait pas répondu à mes questions. Il s’en était tenu, dans son monologue bien rôdé (et l’agilité presque acrobatique avec laquelle il se raccrochait aux branches de son argumentation), à ce qu’il voulait dire, sans plus. Pour cette raison, il ne me dit rien que je n’aurais pu apprendre par la lecture de ses livres. Sous une politesse de façade, conforme à l’idée de la bonne éducation que se faisaient les hommes de sa génération qui ont occupé des postes de première importance, il restait prudemment sur ses gardes. Et ce, malgré les trésors de sympathie que je déployais pour le rassurer. Ma gentillesse et ma jeunesse ne l’ébranlaient pas plus que la mer n’ébranle une falaise. D’un laconisme distrait, lorsque je frôlais de trop près la polémique, il se montrait sec et tranchant, dès qu’il trouvait que mon insistance ne cadrait pas avec le ton qu’il voulait donner à cette conversation. Il ne chercha jamais à se justifier. Il me remit néanmoins, en se disant peut-être que l’heure était venue (qui sait ?) de se faire entendre des jeunes, quelques pages dactylographiées avant la guerre, me précisa-t-il, où je retrouvai, sous une forme plus technique, le même tissu de banalités. Pour le remercier de m’avoir reçu dans sa maison de Heidelberg, je lui fis parvenir, par les soins d’un expéditeur de fleurs, un gros bouquet de chrysanthèmes, dont les nuances de vieux velours anciens me semblaient d’un raffinement extrême. S’en serait-il offusqué ? Franck me soutient qu’en occident cette fleur aurait une connotation par trop funéraire. Je ne pense pas que ce soit la raison pour laquelle nous ne nous sommes pas revus. En tout cas, j’ai gardé de ma visite le souvenir du gros Saint-bernard, couché aux pieds de son maître et de son œil aux aguets sur notre conversation. Les deux regards - de Speer et de son chien - restant indissociables dans ma mémoire. Pour la petite histoire : J’avais réalisé, sur un vieux Blaupunkt, un enregistrement de cette rencontre. Je l’aurais encore, n’étaient les faits qu’il était en allemand (langue que j’ai apprise au lycée et que j’ai améliorée durant deux ans de séjour dans le pays), que la voix bougonne de Speer était à peine audible (tandis que la mienne claironnait désagréablement en premier plan), que je l’avais péniblement retranscrite et qu’il n’y avait rien de bien remarquable dans tout ce qui s’y disait. J’ai donc décidé un jour d’oublier cette bande au milieu d’un fatras de livres, dans la cave de l’un des appartements parisiens que j’ai occupés. Je me répète : il ne m’y déclarait rien que je ne devais ultérieurement entendre, dans les bouches d’Arno Breker et de Leni Riefenstahl. Bien sûr, je me dis parfois que, tant qu’à faire, lorsqu’on rencontre personnellement une sommité de l’Histoire (avec un grand H, s’il vous plaît !), on aimerait que ce soit pour lui faire dire des choses intéressantes, à défaut d’être nouvelles… de préférence (comme me le disait récemment un ami) « des choses croustillantes ». Ne fallait-il pas imputer cette faute à ma jeunesse et à mon manque d’expérience ? Le hasard m’offrait une nouvelle chance, à quelques mois de là.

LéopoldDiégoSanchez.

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